Carole Devault: l'espionne sacrifiée

« J’avais deux garde-robes. Celle de la terroriste, et l’autre », se rappelle-t-elle en riant.

Crise d'Octobre '70 - 40e anniversaire




Isabelle Hachey - En 1960, Carole Devault était une adolescente timide qui vivait dans ses rêves. Fille de famille bourgeoise, elle fréquentait le collège Regina Assumpta, dirigé à l'époque par des religieuses. C'est là qu'une nuit, après avoir retiré son uniforme et s'être glissée dans son lit, elle entra dans la peau de Mata Hari, l'espionne envoûtante de la Première Guerre mondiale.
Elle imagina la France et l'Allemagne en guerre. Elle imagina être cette femme qui trahissait ses innombrables soupirants. Être fusillée à l'aube, sous un chêne. Mourir «la tête haute, les yeux fixés sur (ses) anciens amants qui pleuraient (son) sort».*
Dix ans plus tard, Carole Devault allait devenir la Mata Hari du Québec. La belle espionne qui s'infiltrerait au coeur du FLQ en pleine crise d'Octobre. La séductrice, aussi, qui n'hésiterait pas à trahir la confiance de ses conquêtes.
Contrairement à Mata Hari, toutefois, elle n'a pas été fusillée. Ses anciens camarades felquistes -amis ou amants- n'ont jamais pleuré sur son sort. Au contraire, 40 ans après la crise, ils la détestent toujours. Férocement.
Et elle le leur rend bien.
Nom de code: Poupette
Carole Devault a été recrutée le 6 novembre 1970 par la Section antiterroriste de la police de Montréal. Matricule: SAT 945-171. Nom de code: Poupette.
Pendant trois ans, elle a posé des bombes, commis des vols, rédigé des communiqués du FLQ. Pendant trois ans, tous les mardis et jeudis soir, elle a tout raconté à son contrôleur, le lieutenant-détective Julien Giguère, dans un restaurant de l'est de Montréal.
«J'avais deux garde-robes. Celle de la terroriste, et l'autre», se rappelle-t-elle en riant.
Quand elle sortait au Chat noir, repaire felquiste de la rue Sherbrooke, elle enlevait tout maquillage. Elle s'accoutrait d'un chandail deux tailles trop grand et d'un jean à broderies. Quand elle rencontrait Giguère, elle mettait une robe, des talons hauts, du maquillage et des bijoux.
«Je changeais de peau. Je n'avais jamais pensé être capable de faire une chose pareille.»
Dans l'engrenage
Rien ne prédestinait la jeune femme à devenir indicatrice de police. C'est Jacques Parizeau qui, bien involontairement, a mis en branle la série d'événements qui allaient faire de Carole Devault l'agent 945-171.
En octobre 1970, la jeune femme étudiait l'histoire à l'UQAM. Souverainiste, elle militait aussi pour le Parti québécois. Tout l'été, elle avait vendu des macarons dans la circonscription d'Ahuntsic, dans l'espoir de faire élire le candidat Parizeau. Peine perdue: le président du comité de direction du PQ avait perdu ses élections. Mais il avait gagné une maîtresse.
«À 24 ans, je me suis retrouvée avec cet homme fascinant, brillant, qui m'apprenait un tas de choses», explique-t-elle. Leur liaison a duré un an. «Parizeau l'aimait beaucoup. Ils étaient heureux ensemble», se souvient Michel Frankland, qui a aussi milité dans la circonscription.
Dans une biographie rédigée par le journaliste Pierre Duchesne, M. Parizeau admet avoir entretenu une relation avec Carole Devault et lui avoir obtenu un emploi à la Caloil. Il décrit cette période comme «la plus périlleuse» de sa vie.
La crise d'Octobre faisait rage quand le chemin de la jeune femme a croisé celui du felquiste Robert Comeau, professeur d'histoire à l'UQAM. Ensemble, ils ont organisé un vol à la Caloil pour financer la cellule Libération, qui détenait l'otage James Richard Cross.
La veille de l'attaque, Carole Devault a paniqué. Elle a téléphoné à son amant pour lui demander conseil. Elle est plutôt tombée sur Alice Parizeau... et l'a mise au courant du complot. Sachant fort bien que la jeune femme travaillait à la Caloil grâce à son mari, Mme Parizeau a réalisé que l'affaire risquait de se transformer en bombe politique. Elle lui a conseillé de se confier à la police.
Le lendemain matin, Carole Devault a nerveusement franchi le seuil d'un poste de police montréalais. Entre et elle, le lieutenant-détective Giguère, ce fut le début d'une longue collaboration.

Des p'tits gars
À 65 ans, Carole Devault a encore du charme malgré l'inévitable passage du temps. Ses cheveux tombent sur ses épaules. Petite et mince, elle porte un chemisier de soie sous un tailleur marine. Des bijoux dorés, un léger foulard, des lunettes de soleil à monture rouge vif.
Il a fallu du temps pour la retrouver. Plus encore pour la convaincre de raconter son histoire. Carole Devault a changé de nom. Ses amis ne savent rien de sa véritable identité. Pendant qu'elle se terre, d'anciens felquistes sont sur toutes les tribunes à l'occasion du 40e anniversaire de la crise d'Octobre. Leur passé terroriste ne semble leur inspirer aucun remords. Ça la dégoûte.
Elle, qui a tout déballé à la police dans le but de sauver la vie de James Cross, doit vivre sous un faux nom. Elle est la méchante, la traîtresse. Pendant ce temps, les meurtriers du ministre Pierre Laporte sont réhabilités. Les théories du complot abondent.
Aux yeux de Carole Devault, pourtant, les felquistes n'ont jamais été qu'une bande de «p'tits gars» sans envergure qui ont pris les armes parce que c'était dans l'air du temps. «C'était l'époque de l'IRA, de l'Algérie, des Black Panthers. Mais je ne les ai jamais entendus parler de politique. C'était une bande de copains qui se réunissaient au Chat noir pour boire de la bière et danser sur Me and Bobby McGee!»
En fin de compte, le FLQ, ce n'était que ça, soutient-elle. Une bande de romantiques qui rêvaient d'aventure.
Exactement comme elle.
Une héroïne romantique
«Les felquistes étaient des jeunes qui jouaient avec des allumettes. Mais Carole aussi! Je suis sûr qu'elle se voyait comme une héroïne romantique», dit le journaliste William Johnson, qui l'a fréquentée au début des années 80.
Au début, elle pensait ne faire l'informatrice que jusqu'à la libération de James Cross. Mais elle avoue s'être laissé prendre au jeu. «Je ne peux pas le nier, il y avait un certain trip là-dedans. Les petits rendez-vous secrets avec Giguère, mettre une perruque pour remplacer de vrais bâtons de dynamite par des faux... c'était excitant, c'est sûr.»
«Elle était très séductrice», dit M. Johnson, qui a lui-même vécu une «relation passionnelle» avec elle. «Je pense qu'elle a eu beaucoup de relations amoureuses. Elle aimait beaucoup flirter.» Carole Devault affirme ne s'être «jamais vue comme ça». Belle, oui. Ça, elle l'était. «C'est le compliment qu'on m'a fait le plus souvent dans ma vie. Parfois, j'avais envie de répondre: trouvez quelque chose de plus original!»
Des vies brisées
Quatre décennies plus tard, à peine prononce-t-on le nom de Carole Devault qu'un malaise s'installe. Le temps n'a rien arrangé: le sujet est encore brûlant.
Robert Comeau s'enflamme quand il parle d'elle. On sent bien qu'elle le hante encore. Mais si l'historien est intarissable, plusieurs refusent de parler d'elle.
«C'est une femme qui s'est amusée aux dépens de beaucoup de monde», résume, laconique, Michel Frankland, qui, a créé la cellule André-Ouimet aux côtés de Carole Devault et de Rose-Marie Parent, peu après la crise. «Ç'a été trop difficile pour moi. Je ne peux pas en parler», s'excuse cette dernière avant de raccrocher précipitamment.
Rose-Marie Parent était la meilleure amie de Carole Devault. Quand elles n'étaient pas occupées à comploter ou à poser des bombes, elles sortaient, riaient, partageaient tous leurs secrets. Sauf un.
Les deux femmes ont coupé les ponts quand la couverture de Carole Devault a volé en éclats, en 1979, lors des audiences de la commission Keable sur les opérations policières menées contre le FLQ. Elles ne se sont jamais reparlé.
Carole Devault soupire. «Que de réputations, que de vies ont été détruites.» À commencer par la sienne.
Elle ne regrette pas d'avoir collaboré avec la police. Mais elle regrette amèrement son témoignage public à la commission Keable. «C'est là que sa vie s'est écroulée», dit M. Johnson. Elle a perdu son anonymat, sa réputation, ses amitiés. Elle a fait une profonde dépression. «Elle était très vulnérable. Elle faisait des cauchemars terribles la nuit. Elle craignait pour sa vie et ne se voyait pas d'avenir possible.»
Lentement, très lentement, Carole Devault s'est refait une vie. Elle a écrit un livre, travaillé pour différents magazines. Elle aime les chats, l'opéra et la littérature. Mais ce n'est pas la vie qu'elle s'était imaginée. «Je me voyais professeure d'histoire à l'université.» Cette vie-là, le FLQ la lui a volée. Tout comme son nom, son identité.
Carole Devault a joué avec des allumettes. Et elle s'est brûlée.
*L'anecdote est tirée des mémoires de Carole Devault, Toute ma vérité, Éditions Stanké, 1981


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