Des cadres ratoureux à Revenu Québec
8 octobre 2016
Lettre parue dans «Le Devoir», Libre opinion, le jeudi 15 août 2002, p. A 6.
L'abolition de la prime au bilinguisme: Québec inspire Ottawa
J'ai lu que Dyane Adam, Commissaire aux langues officielles, recommande à la présidente du Conseil du trésor, Lucienne Robillard, de faire désormais du bilinguisme une exigence de base dans la fonction publique fédérale et d'abolir en conséquence la prime de 800 $ instaurée en 1966. Je pense que Mme Adam s'est inspirée du modèle québécois pour faire cette recommandation, ayant vu qu'ici le bilinguisme est déjà une exigence de base pour les postes «désignés bilingues», que notre bilinguisme institutionnel – bien que tabou – est un modèle du genre et qu'en prime il ne coûte rien.
Mme Adam suggère concrètement que quiconque convoitant un poste bilingue ait une connaissance des deux langues officielles dès l'embauche. Une connaissance à moi, bien que ne sachant pas l'anglais, s'est fait embaucher il y a quelque temps par Revenu Canada, à Montréal. Pour pallier sa «déficience» – pour reprendre le mot de Lysiane Gagnon, de La Presse –, le ministère compte lui offrir des cours d'anglais. Mais pour le même type d'emploi (qui nécessite des contacts téléphoniques avec le public) et dans la même ville, cette personne n'aurait pu être embauchée par Revenu Québec car il lui aurait fallu pour cela savoir l'anglais avant même d'être embauchée. C'est le monde à l'envers.
Pour un poste «désigné bilingue» (une traduction de l'euphémique «connaissance de l'anglais : un atout» lu dans l'offre de service) dans la fonction publique québécoise, on pose la question suivante à l'embauche : «Savez-vous l'anglais ?» Si vous dites non, vous êtes cuit (on ne vous dira jamais le fin mot de l'histoire, bien entendu). Si vous dites oui et que votre anglais est acceptable, tout va bien. Si vous dites oui mais que votre anglais est pitoyable, vous allez tout faire pour cacher votre méconnaissance de la langue, vous allez vous sentir gêné et coupable d'être «déficient» et allez tout mettre en oeuvre pour vous faire ami avec un collègue bilingue qui sera assez bon pour répondre à votre place aux interlocuteurs anglophones. Je connais des gens placés dans cette situation pénible. Comment revenir en arrière après avoir déclaré à l'employeur savoir l'anglais pour dégoter un emploi que l'on cherche depuis un bout ? La culpabilisation résultant de la non-connaissance d'une langue qui n'est même pas officielle au Québec, voilà ce que donne le bilinguisme institutionnel qui se fait sous la couverture. Et cela est le fait d'un gouvernement qui dit haut et fort le Québec français et qui veut en faire un pays en propre.
Aux Pensions alimentaires (Revenu Québec) où je travaille, si on mettait ensemble les dossiers dans lesquels au moins un interlocuteur est anglophone (qui peut être un créancier, un débiteur ou l'intervenant d'un tiers), ils représenteraient environ 20 % de l'ensemble des dossiers. Ce qui signifie que la direction aurait besoin d'un nombre restreint d'employés bilingues pour les traiter. Mais la situation qui prévaut actuellement veut que les dossiers «anglais», comme on les appelle, soient donnés à l'aveuglette aux quelque 275 agents actuellement en fonction, ce qui oblige tout un chacun à savoir l'anglais pour travailler. Voilà où mène l'aveuglement du gouvernement. D'après ce que je sais, la situation est la même à la CSST, à la SAAQ, au ministère de l'Emploi et de la Solidarité sociale, au ministère de la Famille et de l'Enfance et au ministère des Relations avec les citoyens et de l'Immigration.
À Montréal, selon le Syndicat de la fonction publique du Québec (SFPQ), environ un tiers des fonctionnaires du gouvernement du Québec occupe des postes «désignés bilingues». En Outaouais, en Gaspésie, en Estrie et même dans la ville de Québec (à Revenu Québec, Pensions alimentaires, Réciprocité), des fonctionnaires occupent aussi des postes «désignés bilingues». Ne tentez pas d'obtenir du gouvernement les chiffres exacts; il vous répondrait qu'il «ne compile aucune statistique sur le nombre de postes bilingues dans la fonction publique québécoise». Le bilinguisme est ici une maladie honteuse.
Je ne serais pas surpris de voir la ministre responsable de la Charte de la langue française, Diane Lemieux, soutenir elle aussi, à l'instar de sa prédécesseure Louise Beaudoin, que «le bilinguisme est une notion inconnue au sein de l'administration publique», et encourager du bout des lèvres les fonctionnaires qui, à la demande de leur supérieur, fournissent des services en anglais à des citoyens qui devraient pourtant être servis en français, à faire valoir leurs droits garantis par les articles 45, 46 et 47 de la Charte (qui interdisent à tout employeur de congédier ou de rétrograder un employé qui ne connaît pas une autre langue que le français ou qui ne maîtrise pas suffisamment cette autre langue). La main comminatoire du Dr Folamour n'est pas loin.
Si on cessait de jouer à l'autruche à Québec et qu'on nommait le bilinguisme là où il se trouve, il s'en trouverait dès lors délimité, circonscrit, montrant en cela que le bilinguisme n'est pas généralisé, qu'il est une exception. En outre, si on versait une prime aux seuls fonctionnaires tenus de parler l'anglais, ce serait clairement dire à l'ensemble de la population que la connaissance de cette langue n'en est pas une de base au Québec. Dire les vraies choses aurait aussi comme avantage qu'on se ferait moins haïr dans le ROC (rest of Canada), où l'on croit largement que nous mangeons de l'Anglais, alors que nulle minorité au Canada n'est mieux traitée que la nôtre. (Cela pourrait être utile au lendemain d'un référendum victorieux.)
Remarquez que pour espérer obtenir une prime, il faut la demander. Dans l'ébauche du Cahier des revendications préparée par le Comité des négociations du SFPQ et soumise ce printemps aux délégués et dirigeants syndicaux en vue des négociations de 2003, il n'est plus question de prime linguistique de 1000 $. Aux grandes négociations de 1999, on l'avait incluse dans le Cahier des revendications pour satisfaire les chialeurs de Montréal et de l'Outaouais, mais le Conseil du Trésor s'est montré intraitable, tassant le SFPQ dans le coin – malgré ses 45 000 membres – pour ne traiter qu'avec les trois grosses centrales, et traitant les dirigeants du SFPQ pour ce qu'ils sont en réalité: une bande de pâtes molles.
Pour finir, je donne les conseils suivants aux personnes intéressées à devenir fonctionnaire au provincial: si on vous demande si vous savez l'anglais, répondez oui même si vous ne le savez pas, et si on vous oblige à le parler une fois embauché, refusez et faites valoir vos droits garantis par la Charte. Si vous voulez apprendre l'anglais une fois embauché, demandez des cours. Si vous parlez l'anglais au travail, demandez une prime. On nous en passe une p'tite vite et il faudrait en retour se montrer aussi catholique que le pape. No, sir! Québec n'est ni Ottawa ni Fredericton. Le Québec est français.
Sylvio Le Blanc, fonctionnaire et membre du SFPQ, le 9 août 2002