Un peuple n’existe pleinement que s’il est en mesure de conjuguer ses choix et ses priorités avec son point de vue sur le monde. Et pour être dans le monde, il faut savoir s’y tenir, c’est-à-dire le saisir dans un espace de pensée propre et s’y projeter dans une conduite accordée à la meilleure réalisation de ses intérêts. Dans un État normal, cela s’appelle une politique étrangère marquée au sceau de l’intérêt national. Dans un État normal, cela veut dire que les choix politiques peuvent varier mais que leur variation n’est ni arbitraire ni exclusivement soumise à la logique des partis : l’intérêt national définit en quelque sorte des seuils et des paramètres qui fixent le cadre de référence (géopolitique, écologique, économique, etc.) à l’intérieur duquel peuvent se déployer des positions divergentes. Transposé dans le débat public, cet état de fait, cette évidence implicite se traduit par une espèce d’intuition partagée, ce qu’on appellerait avoir une certaine idée de son pays et de la place qu’il tient dans le monde. Cette intuition, c’est celle qui exprime et crée la loyauté, par-delà les divergences partisanes et les débats idéologiques.
Peut-on dire du Québec qu’il a une certaine idée de lui-même dans le monde? Peut-on dire que son point de vue sur le monde structure de manière cohérente ses débats et ses choix?
Poser la question, c’est y répondre. La province de Québec n’a pas compétence en matière de politique étrangère, c’est le Canada qui parle à sa place, qui le représente et qui conditionne la poursuite de ses intérêts à ceux que le Canada lui-même définit comme ses intérêts nationaux. Au fil des ans, la volonté d’émancipation de l’État du Québec a nourri une intense activité diplomatique et plusieurs « fronts » ont été ouverts dans le domaine des relations internationales. Il est utile de faire les premiers bilans, et les comptes rendus que nous publions dans le présent numéro cernent bien les gains comme les limitations qu’impose le statut provincial.
Ces bilans, pour la plupart tournés sur les logiques institutionnelles et les relations internationales, n’épuisent pas le sujet, loin s’en faut. Ils laissent en particulier dans l’ombre l’un des aspects les plus déterminants de l’activité internationale : la capacité de se projeter en congruence avec la représentation de soi. Il est intéressant de lire ces bilans en les croisant avec la cuvée de biographies politiques qui viennent tenter, la plupart du temps, de conforter l’histoire officielle. Le Québec n’y apparaît — sauf chez Bourgault, évidemment — que sous un jour bien pâle, celui d’une province dont la différence ornemente le Canadian nation building. Et cela ne date pas d’hier s’il faut en croire ce qui ressort d’une lecture critique des aventures trudeauesques en Chine. Le Great Canadian Trudeau aura traîné son mépris du Québec jusque chez Mao, au point de comparer avantageusement la Chine totalitaire au Québec d’après-guerre.
C’est ce qui fait l’intérêt de la soi-disant « affaire Philpot ». Cet ensemble d’opérations médiatiques et de réflexes de censure a visé l’auteur lui-même et, au travers lui, par amalgame et autres procédés douteux, à la fois l’interprétation de la tragédie rwandaise et la prétention à faire valoir un point de vue en rupture avec la version canadian officielle.
En 2003, paraissait, aux Intouchables, le fruit de l’enquête rwandaise de Philpot sous le titre Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali. Confrontation d’informations, interviews, documents, ce livre déconstruisait le « récit officiel » de la tragédie rwandaise colporté partout en Occident par les grandes agences de presse.
S’est-on arraché ce précieux journaliste ? A-t-on couru après l’oiseau rare capable d’éclairer un tant soit peu les dessous des images d’horreur ayant défilé sur nos écrans en provenance du Rwanda, tas de corps mutilés à la machette ou à la massue, cadavres jonchant les rues ou à la dérive sur le Nyabarongo ? Nenni. Nos émissions d’affaires publiques, nos salles de rédaction, nos talk shows boudèrent le journaliste, qui dût même parfois se battre pour bénéficier d’un simple droit de réplique aux insanités proférées à son sujet et contre son travail.
Pendant ce temps-là, le lieutenant-général canadien Roméo Dallaire, publiait J’ai serré la main du diable — La faillite de l’humanité au Rwanda : version de la même tragédie racontée par celui qui venait d’assurer le commandement militaire de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Libre Expression, 2003). Revenu traumatisé et déprimé de sa mission rwandaise, Dallaire se plaint sur près de 700 pages : la bureaucratie onusienne, la France et le diable en personne caché dans l’âme humaine l’auraient empêché d’alerter à temps la communauté internationale et de faire cesser le génocide. Heureusement que Paul Kagame et son Front patriotique rwandais surent envahir à propos le pays pour y rétablir l’ordre sous l’œil bienveillant des États-Unis…
Tous les ingrédients de l’« histoire officielle » se retrouvent dans le « témoignage » de ce casque bleu canadien. Peu importe que les faits et l’information dont on dispose démentent ce récit « hollywoodien », le sénateur conforte le point de vue officiel qui sert bien les intérêts du Canada et qui légitime le rôle de ce dernier dans le basculement du Rwanda et des pays limitrophes dans l’anglosphère et la réduction de l’influence française dans la zone.
L’ex-commandant de la MINUAR n’a jamais répondu aux questions topiques et troublantes du journaliste Philpot, notamment sur l’attentat aux missiles sol-air contre l’avion du président rwandais Habyarimana perpétré le 6 avril 1994 et qui déclencha les tueries massives. Pourquoi Roméo Dallaire daignerait-il en effet répondre à ce genre de questions quand, invité sur toutes les tribunes, personne ne les lui pose et quand, en plus, les médias le transforment en héros « national » (16e au classement des Great Canadians en 2004) et qu’en 2005 Ottawa l’élève sénateur ? Le militaire moraliste continue d’être un homme utile à dresser un écran de human interest, comme dirait Michel Chartrand, sur des enjeux qui s’accommodent fort bien du côté sombre de l’âme humaine et de la psycho-pop inquiète de la soi-disant « faillite de l’humanité » au Rwanda.
Robin Philpot a répliqué cet automne aux attaques que le groupe Gesca en particulier lui a servies à la une de La Presse. Il a fait paraître un second ouvrage sur la crise rwandaise, Rwanda : crimes, mensonges et étouffement de la vérité (Intouchables, 2007). Il était nécessaire de revenir sur ce livre et sur ce qui s’est joué et continue de se jouer dans le traitement qui lui est réservé. On trouvera dans la présente livraison le compte rendu de l’ouvrage et une entrevue avec l’auteur.
Le traitement du dossier rwandais illustre les dommages que peuvent infliger à la vie démocratique le mélange toxique de médiocrité journalistique et de concentration des médias. La tentative de lynchage médiatique aura été un épisode de plus dans l’enfermement du Québec dans une brume de propagande qui entrave l’expression de son point de vue national. Le consensus médiatique sur le Rwanda n’est pas seulement mal accordé aux faits observés et pris en compte ailleurs dans le monde, il repose entièrement sur une façon de voir qui ne sert que l’interprétation canadian. Et qui entrave l’élaboration et la formulation d’une doctrine de relations internationales propre au Québec.
Il faudrait que l’intérêt pour les relations internationales puisse s’exprimer dans un espace affranchi des parti-pris des inconditionnels du Canada qui contrôlent l’essentiel du monde médiatique. Ce cartel étouffe le débat public tout en faisant semblant de l’animer. Il en façonne les catégories conceptuelles de manière à tout enfermer dans des problématiques made in Canada et à brouiller les lectures québécoises qui tiendraient l’intérêt national du Québec comme cadre de référence. La cas du Rwanda est un cas-type. Cela ne veut évidemment pas dire que l’ouvrage de Philpot à lui seul définit et incarne notre point de vue sur le monde, mais il serait malsain de ne pas faire l’effort de le questionner dans un tel cadre. Le Québec ne peut espérer tenir une place dans le concert des nations en jouant les fausses notes que le Canada lui souffle à l’oreille.
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Avoir un point de vue sur le monde
Il faudrait que l’intérêt pour les relations internationales puisse s’exprimer dans un espace affranchi des parti-pris des inconditionnels du Canada qui contrôlent l’essentiel du monde médiatique.
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