La courte lettre parue dans Le Devoir le 18 juillet a incité un groupe anarchiste peu connu, l’Union communiste libertaire (UCL), à sortir de l’ombre et à m’adresser dans ce journal une longue épître qui fleure bon la révolution à venir. Le texte fait l’apologie de la vieille utopie anarchiste qui vise à renverser le système, bien sûr, mais il prétend aussi donner des leçons de syndicalisme à tout le mouvement syndical québécois.
Le porte-parole de l’UCL, Jacques Phosphore, confirme ce que j’avais écrit ici : les militants anarchistes sont très actifs au sein de la CLASSE, un regroupement radical qu’il décrit comme « la seule organisation étudiante actuellement à même de mettre le gouvernement libéral en échec ». Avis à la FEUQ et à la FECQ : vous ne faites pas le poids !
Comme on l’avait déjà perçu dans le mode de gouvernance de la CLASSE, sa similitude de pensée et d’action avec les groupes anarchistes n’est pas une coïncidence. Certes, les partisans du drapeau noir, comme ceux du drapeau rouge, ont tout à fait le droit de militer au sein du mouvement étudiant, ainsi que partout ailleurs, et il n’est pas du tout question de se lancer dans une chasse aux sorcières à leur égard.
Cela dit, on a le droit de mettre au jour cette similitude frappante et de contester l’utopie anarchiste et les illusions qu’elle charrie auprès des jeunes. Les partisans de la social-démocratie et de la gauche réformiste, dont je suis, répondent ainsi à l’appel lancé par la CLASSE en vue de débattre de son manifeste.
Un manifeste anarchisant
On trouve donc dans ce document, présenté comme un « projet de société », les mêmes concepts et bien souvent le même vocabulaire employés par l’UCL et d’autres sectes anarchistes et d’extrême gauche.
Il y a d’abord cet appel incantatoire à la « grève sociale », nouvelle mouture de la grève générale chère aux « anars » partout dans le monde. Cette grève rêvée n’aura pas lieu parce que les syndicats n’en veulent pas, et à plus forte raison dans la conjoncture préélectorale.
Il y a ensuite ce rejet, voire ce mépris de la démocratie représentative (« leur » démocratie, écrit-on), d’où l’importance à peu près nulle accordée à la participation aux prochaines élections. Celles-ci sont de toute façon un « piège à cons », clamaient les anarchistes lors des événements de Mai68, en France, auxquels j’ai participé quand j’étais étudiant à l’Université de Strasbourg.
Il s’ensuit logiquement un rejet des institutions parlementaires comme l’Assemblée nationale. Pour les anarchistes, l’État représente l’ennemi principal et, dans la foulée, les tribunaux, la police et tout ce qui incarne l’Autorité sous ses diverses formes. « Ni Dieu ni maître » est une devise libertaire, et aussi une belle chanson de Léo Ferré…
Ajoutez à cela le recours répétitif à la « rue », à la désobéissance civile et à certaines formes de violence qu’on ne veut pas condamner et qu’on justifie même par des pirouettes sémantiques.
Enfin, dans le contexte québécois, on ne peut passer sous silence le fait que les anarchistes sont hostiles au nationalisme et, singulièrement, au projet d’indépendance de notre nation, le Québec. « Ni patrie ni État », proclament-ils. Sous leur influence, la CLASSE occulte donc totalement la question nationale, pourtant centrale dans tout projet de société qu’on propose pour le Québec.
Vilain syndicalisme « d’affaires »
Le porte-parole de l’Union communiste libertaire se permet de me traiter d’« antisyndical » alors que j’ai milité dans le mouvement syndical pendant presque toute ma vie professionnelle, d’abord à la CSN, puis à la FTQ. Quand on prend connaissance de sa vision manichéenne, dogmatique et au fond négative de notre mouvement syndical démocratique, on se dit que l’antisyndicalisme loge plutôt de son bord.
Notre détracteur affirme en effet carrément, dans la langue de bois coutumière, que « le syndicalisme dit d’affaires est pleinement représenté par les grandes centrales syndicales d’aujourd’hui ». Cette désignation péjorative et méprisante de nos syndicats vaudrait donc non seulement pour la FTQ - la plus grande centrale avec ses 600 000 membres - mais aussi pour la CSN, la CSQ, la CSD, la FIIQ, le SFPQ, le SPGQ et d’autres organisations syndicales d’importance.
Le syndicalisme « d’affaires », pour l’essentiel, évoque des syndicats qui s’occuperaient uniquement de la défense des intérêts corporatistes de leurs membres, en pratiquant la sale « collaboration de classe » avec les patrons et l’État capitalistes, sans se donner un projet de transformation de la société.
Mais soyons sérieux. Comme disait dans son langage imagé l’ancien président de la FTQ Louis Laberge, fondateur du « capitaliste » Fonds de solidarité, « les syndicalistes peuvent s’asseoir à la même table que les patrons sans coucher dans le même lit ». M.Laberge et ses successeurs ont toujours mis de l’avant le projet de société qui est celui de la FTQ et de la grande majorité du mouvement syndical québécois, la social-démocratie, à commencer par le combat pour le plein-emploi et la justice sociale. Et pour mieux y arriver, les syndicats se battent également pour que le Québec soit un pays indépendant.
Pour l’UCL, la panacée s’appelle le « syndicalisme de combat ». Elle n’en donne qu’un seul exemple : la CLASSE, bien sûr ! Comme si nos syndicats ne pouvaient pas être combatifs eux aussi… Le groupe anarchiste rappelle que « des syndicats révolutionnaires ont déjà existé » dans le passé. S’il n’en existe pratiquement plus aujourd’hui, serait-ce que les travailleuses et les travailleurs n’en veulent pas ? Les membres de la base ont pourtant le choix de changer démocratiquement de syndicat et de direction syndicale, à tous les niveaux.
Le Québec est la nation la plus largement syndiquée en Amérique du Nord. Grâce en particulier aux luttes menées par les syndicats, nous avons bâti ici un modèle social-démocrate dont nous pouvons être fiers et qui reste évidemment perfectible. Le mouvement ouvrier n’a jamais rien gagné que par ses luttes et rien ne lui est acquis qui ne puisse lui être enlevé.
L’appui des syndicats aux étudiants
« On n’a peut-être plus les syndicalistes qu’on avait », conclut le porte-parole de l’UCL. Je lui rappelle un fait majeur qu’il a étrangement oublié : le mouvement syndical québécois a été, jusqu’à présent, le principal - et parfois le seul - soutien financier et logistique du mouvement étudiant et de ses luttes. Se pourrait-il que notre syndicalisme « d’affaires » ait parfois du bon ? […]
Je doute que le mouvement syndical veuille appuyer la CLASSE et ses amis anarchistes s’ils décident de s’engager à nouveau, en pleine campagne électorale, dans des grèves étudiantes tumultueuses et des perturbations sociales. Cette erreur stratégique pourrait préparer la voie à la réélection, sur le thème droitiste de la loi et l’ordre, d’un gouvernement néolibéral et antisyndical en place depuis neuf longues années et qu’il est grand temps de mettre à la porte.
Le meilleur moyen de s’en débarrasser et de se tourner vers le centre gauche, c’est de voter utilement pour le seul parti social-démocrate et souverainiste qui soit en mesure de battre les libéraux et de former le prochain gouvernement. Pas besoin de vous faire un dessin.
Journaliste et syndicaliste à la retraite, l’auteur a écrit plusieurs ouvrages sur l’histoire du mouvement ouvrier au Québec
***Le déclencheur - À propos de «l'anarchisme» de la CLASSE
« Deux tendances principales [dans le syndicalisme] ont marqué l’histoire de la province. D’une part, le syndicalisme dit “ d’affaires ”, pleinement représenté par les grandes centrales syndicales d’aujourd’hui, où l’on croit notamment que la négociation se fait sur un pied d’égalité, que la crédibilité des chefs prévaut sur la mobilisation des membres et qu’il convient que chacun ait sa “ juste part ” du gâteau.
On retrouve, d’autre part, le syndicalisme de combat, prôné par exemple par la CLASSE, qui repose au contraire sur la reconnaissance que l’adversaire - État ou patronat - n’est pas neutre et a lui aussi des intérêts, que notre meilleure arme est l’information et la mobilisation du plus grand nombre et que ce n’est généralement qu’en mettant suffisamment de pression qu’on réussit à faire plier une partie adverse intransigeante. »
— Jacques Phosphore, membre de l’Union communiste libertaire, Le Devoir, 20 juillet 2012.
La réplique > Manifeste de la CLASSE
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