Une leçon reste à tirer des élections régionales qui se sont tenues au début du mois de décembre en France. Mais c’est, de toutes les leçons, la plus terrible.
Un des faits marquants de la campagne électorale lors de l’entre-deux tours des élections régionales (du 6 au 13 décembre), tout comme du discours politique qui s’est tenu depuis, a été l’extrême violence des termes employés. On se souvient que Claude Bartolone, le candidat du P « S » pour la région Île de France, et ci-devant Président de l’Assemblée Nationale, n’avait pas hésité à qualifier son opposante, Mme Valérie Pecresse de « candidate de la race blanche ». Il est juste et bon qu’il l’ait payé d’une nette défaite face à son adversaire. Mais cela ne solde pas la question des termes qui furent alors employé.
Ce n’est qu’un exemple, et on pourrait facilement multiplier les références. Ceci indique qu’une partie des élites au pouvoir, ces élites que l’on a qualifiées de compradores, sont décidées à jouer la carte de la guerre civile.
On a indiqué à plusieurs reprises dans ce carnet le risque latent de guerre civile qui existe désormais en France[1]. Le choc produit par les attentats du 13 novembre nous confronte directement à cette perspective. Mais, en même temps, ce choc ouvre la voie à une possible instrumentalisation de cette menace de guerre civile.
Chaos et stratégie du chaos
Le risque de la guerre civile est clair quand des responsables politiques font sciemment et délibérément le choix de la division symbolique du peuple, dressant alors une partie de celui-ci contre l’autre. Il faut cependant ici préciser ce que l’on entend par le « peuple ». En fait, quand nous parlons d’un « peuple », nous ne parlons pas d’une communauté ethnique ou religieuse, mais de cette communauté politique d’individus rassemblés qui prend son avenir en mains[2]. Il importe donc de dépasser l’idée d’un peuple constitué sur des bases ethniques ou par une communauté de croyants. Or, c’est très précisément le mouvement inverse auquel M. Claude Bartolone s’est prêté. Il a même aggravé son cas en usant du mot « race », un terme qui certes à un sens juridique et politique, mais qui n’en a aucun d’un point de vue scientifique.
Mais, M. Bartolone n’est pas n’importe qui. En tant que Président de l’Assemblée Nationale, il est supposé connaître parfaitement la Constitution de la France, un pays qu’il prétend servir. Or, dans le premier article du Préambule de cette Constitution, ne lit-on pas : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République »[3]. La lecture de cet article devrait interdire à tout homme politique républicain de se référer, dans un discours politique, à une « race ». Faut-il donc en conclure que M. Claude Bartolone n’est pas républicains ? Faut-il donc en conclure que Mme Emmanuel Cosse (du parti EELV) et M. Pierre Laurent (du PCF), qui ont assisté à cette sortie de Claude Bartolone, qui n’ont manifesté aucune émotion, et qui sont restés à la tribune de cette réunion, ne sont pas républicains ?
La question posée est ici des plus graves. On a condamné, à juste titre, les propos tenus par Mme Nadine Morano, qui appartient à l’ex-UMP, rebaptisé pompeusement « Les républicains ». On condamne, et là encore à juste titre des débordements et des outrances des uns et des autres. Mais, ces débordements et ces outrances, il faut en convenir, sont moins graves que ces mots prononcés par le Président de l’Assemblée Nationale. Que ceci ait été si peu remarqué, si peu relevé, montre qu’il y a non pas une accoutumance mais bien un projet politique de diviser les français. Ce projet politique consiste à communautariser la vie politique française pour pouvoir s’appuyer sur des divisions irréconciliables que l’on aura ainsi créées en son sein. Il faut alors se poser la question d’à qui profite le crime, car crime il y a bien. Et l’on voit alors qu’il ne peut profiter qu’aux élites oligarchiques.
De la division et de l’unité du peuple
Il faut rapprocher cet incident extrêmement grave du discours médiatique qui a été tenu sur le Front National et sur la République à partir du 6 décembre. Ce discours a présenté l’électeur du Front National comme une sorte de sous-homme. Ce discours est tenu alors que le Président de la République appelle à la « concorde nationale ». Ce sont des appels qu’il est bon d’entendre, mais que l’on ne pourra entende en fait que d’une part quand on aura condamné fermement les discours qui visent à séparer les français, à les diviser les uns les autres sur des critères de « race », de religion, et en considérant qu’une large fraction d’entre eux n’est pas apte à exercer des responsabilités, et d’autre part que quand on aura proposé des stratégies claires autour desquelles les français pourraient se retrouver unis. Mais, rien de tout cela n’est fait.
Le discours de la concorde restera inaudible tant que l’on continuera d’humilier environ 30% des français. Maurice Thorez, le dirigeant du PCF, avait choqué une partie de la gauche en 1936 dans son discours où il « tendait la main au militant des Croix-de-Feu ». On connaît les mots qu’il utilisa à la fin de son discours : « Nous te tendons la main, volontaire national, ancien combattant devenu croix de feu parce que tu es un fils de notre peuple que tu souffres comme nous du désordre et de la corruption, parce que tu veux comme nous éviter que le pays ne glisse à la ruine et à la catastrophe. »[4].
Je ne suis pas un partisan inconditionnel de Maurice Thorez, et ceux qui me lisent le savent bien. Mais, on ne peut qu’être frappé par la tonalité de l’appel, et aussi par son actualité dans la situation présente de la France. Ces mots, ce sont ceux que François Hollande aurait du prononcer s’il avait vraiment voulu la concorde nationale ; mais ces mots, il ne peut les prononcer, non en vérité il ne le peut pas.
Il ne le peut pas car il l’homme qui s’est renié quand il disait que son ennemi était la finance, qui a abandonné les ouvriers de Fleurange, qui a trahi, de petites en grandes trahisons, à peu près tout ce qui faisait l’identité politique d’une certaine gauche. Il ne le peut pas car il n’est, en réalité, que le fondé de pouvoir d’une classe oligarchique qui ne cherche qu’à s’enrichir, encore et toujours plus, et qui, pour ce faire, est prête à plonger la France dans la guerre civile si c’est à ce prix qu’est la conservation de son pouvoir.
Valeurs et Principes
Nous voyons bien où conduit cette logique de classe, voire de caste, et où conduisent les différents abandons de la souveraineté qui ont été consentis par les différents pouvoirs depuis plus de vingt ans. Car, une politique répondant aux intérêts de l’immense majorité du peuple implique que l’on revienne sur ces abandons, que la politique retrouve ses droits et que l’on cesse de la dissoudre dans la technique que l’on prétend saupoudrer de « valeurs ».
Non que ces dernières ne soient importantes pour les individus. Nous avons tous des valeurs auxquelles nous faisons, implicitement ou explicitement, références. Mais, ces « valeurs » sont l’expression de croyances personnelles, et ce quel qu’elles soient, mais aussi de notre histoire individuelle. Si elles jouent un rôle important dans la structuration de notre personne elles ne peuvent sortir de cet espace personnelle qu’en prenant le risque de diviser radicalement l’espace politique.
Cet espace politique, il doit être l‘espace des principes qui constituent les fondements d’une action collective. C’est bien pourquoi penser la souveraineté, y être fidèle, implique de penser la question de la laïcité. Car la question de l’appartenance religieuse, quand elle se transforme en intégrisme, est contradictoire avec la notion de souveraineté et avec l’existence de cette communauté politique que l’on appelle le peuple Ces principes sont ceux de notre République. C’est donc autour d’eux que nous pourrons construire la concorde nationale et non dans l’évocation des « valeurs » qui sont appelées à rester individuelles. Cela implique donc de revenir à la politique et de cesser de vouloir élever en politique ce qui relève en réalité du choix individuel. Mais, revenir à la politique est une démarche contraire, et même contradictoire, avec la démarche spontanée du néo-libéralisme qui prétend dissoudre des questions politiques dans des questions dites « techniques »[5], et qui entend remplacer le débat sur les principes par une discussion sur les valeurs. De ce point de vue, le retour au politique est la base nécessaire pour que l’on puisse un jour retrouver cette concorde qui n’exclut pas des différences et des divergences.
Mais, ces principes doivent se matérialiser si on veut les faire vivre. Or, cette matérialisation implique le débat et la polémique, la lutte et le conflit. C’est de ces phénomènes que sortiront les institutions du futur comme c’est des débats anciens que sont issus les institutions du passé. C’est dans des débats politiques donc que ces principes pourront s’illustrer et certainement pas dans l’illusion d’une démocratie soit disant apaisée que nous promettent tant la droite que la « gauche ». Il faut ici le rappeler : une démocratie apaisée n’est qu’une démocratie morte.
De la concorde civile
La concorde civile doit être l’objectif principal des responsables politiques. Nous sommes cependant obligés de constater que tel n’est pas le cas. Aussi faut-il rappeler les principes sur lesquels peut se construire cette concorde. De ces principes, il y en a trois qui sont fondamentaux.
Il y a tout d’abord un principe de responsabilité, qui veut que nul ne puisse prendre une décision ou exercer un contrôle sur une décision sans endosser par la même la responsabilité des effets de cette décision. La garantie accordée par tous à la possibilité de chacun de décider est au cœur d’une société d’acteurs décentralisés. Cette garantie est donc bien différente de la liberté individuelle telle qu’elle est conçue par les libéraux. Ce premier principe a un fondement collectif. C’est ce que reconnaissait la Constitution du 24 juin 1793, dans l’article 23 de sa Déclaration des Droits de l’Homme : “La garantie sociale consiste dans l’action de tous, pour assurer a chacun la jouissance et la conservation de ses droits; cette garantie repose sur la souveraineté nationale“[6]. On le constate, la souveraineté est bien au cœur des principes fondamentaux qui assurent cette concorde civile.
Ce principe de responsabilité s’accompagne, naturellement, de la responsabilité de chacun devant tous, et de la proscription de l’usurpation du pouvoir issu de la souveraineté, telle qu’elle est énoncée dans l’article 27 de la même Déclaration: “Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les hommes libres“[7].
Il y a, ensuite, un principe de liberté d’organisation. Parce que nul ne peut savoir a priori quelle est la solution organisationnelle qui sera la meilleure, et parce que nos critères sur ce qui est le meilleur peuvent par ailleurs diverger et se modifier dans le temps, nul ne peut fixer seul et pour toujours un mode de coordination. Exclure certaines formes de coordination du champ des possibles qui sont ouverts à la communauté des acteurs, ou exclure de ce mode de coordination certains participants, est donc une violation de ce principe. Ceci condamne non seulement toutes les pratiques discriminatoires fondées sur l’être de l’individu (par exemple les discriminations fondées sur le sexe ou la couleur de peau), l’institutionnalisation de pratiques fondées sur des différences religieuses et la reconnaissance de communautés séparées au sein du corps souverain, mais aussi l’institutionnalisation d’une forme unique d’organisation et de coordination. En ce sens, ce principe condamne à la fois les droits particuliers qui sont à la base des pratiques communautaristes et la prétention à construire une forme de coordination, la concurrence en l’occurrence, en mode de référence.
Il y a, enfin, un principe d’égalité d’accès à la décision. Il est la contrepartie du principe précédant. Nous avons tous, au sein d’une même communauté qui, en fonction du second principe ne peut être définie que de manière territoriale, le même droit à participer aux décisions et à la constitution, intentionnelle ou non, des modes de coordination. Mais, la concentration de moyens économiques et financiers a des implications en matière de décision politique. Or, cette concentration des moyens peut traduire une réalité économique. On peut montrer que, dans nombre de situations, la concurrence pouvait être inefficace[8] et le monopole au contraire justifié, comme c’est le cas dans les « échecs de marchés »[9]. En ce cas, le contrôle de la collectivité doit s’exercer sur ces moyens pour prévenir toute tentation qu’ils soient utilisés de manière contraire au principe d’égalité d’accès à la décision. Le détenteur de tels moyens, qui agirait de la sorte et les utiliserait pour imposer ses vues à la collectivité, en s’affranchissant du principe de responsabilité, se constituerait en usurpateur de la souveraineté et donc en Tyran.
La menace de la guerre civile plane désormais au-dessus de la France. Ses premiers responsables sont ceux qui ont violé les principes fondamentaux de la République, principes qui sont seuls capables d’établir la concorde civile. Il importe de défendre la concorde, mais de le faire dans la clarté des principes et de le faire en sachant que pour s’accorder il faut être deux. Si la caste oligarchique a décidé de la guerre civile, il est peut probable que celle-ci puisse être évités. Mais, au moins, prendra-t-elle la dimension d’une immense insurrection contre ces oligarques, qui devraient peut-être méditer avant qu’il ne soit trop tard ce vieil adage politique français : « on ne touche aux Prince qu’à la tête ».
Notes
[1] Voir Sapir J. « Vers la Guerre Civile ? », note publiée le 4 octobre 2015 sur le carnet Russeurope, http://russeurope.hypotheses.org/4352 et « La guerre civile froide ? », note publiée sur Russeurope le 12 janvier 2014, http://russeurope.hypotheses.org/1907
[2] Et l’on avoue ici plus qu’une influence de Lukacs G., Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste. Paris, Les Éditions de Minuit, 1960, 383 pages. Collection « Arguments »
[3] http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/la-constitution-du-4-octobre-1958/preambule-de-la-constitution-du-27-octobre-1946.5077.html
[4] Discours de Maurice Thorez du 17 avril 1936, http://www.gauchemip.org/spip.php?article19319
[5] Bellamy R., (1994). ‘Dethroning Politics’: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F. A. Hayek. British Journal of Political Science, 24, pp 419-441
[6] M. Duverger, Constitutions et Documents Politiques, PUF, coll. Themis, Paris, 6ème édition, 1971, p. 72.
[7] Idem.
[8] Stiglitz J.E., “The Private Uses of Public Interests: Incentives and Institutions,” Journal of Economic Perspectives, 12(2), 1998, p. 3-22.
[9] Bator F.M., “The Anatomy of Market Failure,” Quarterly Journal of Economics, 72(3), 1958, pp. 351–379. Stiglitz, J.E., “Markets, Market Failures, and Development,” American Economic Review, 79(2), 1989, pp. 197-203.
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