L’actualité de John Maynard Keynes

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« Le capitalisme international décadent et individualiste, dans les mains duquel nous nous sommes retrouvés après la guerre, n’est pas un succès. »

Aujourd’hui, dernière journée du G7. Pour clore ma série de billets consacrés aux enjeux qui y sont discutés, j’opte pour un petit retour en arrière. Enfin, un grand retour, car l’article dont je souhaite parler a été publié il y a très exactement 85 ans, ce mois-ci, dans la Yale Review. John Maynard Keynes, le plus grand économiste du XXe siècle, y avait publié son article National Self-Sufficiency dans le numéro de juin 1933.


Keynes était un grand penseur de la société, comme en témoigne la manière dont il percevait l’économiste idéal: «L’expert en économie doit posséder une combinaison peu courante de dons. Il doit atteindre un niveau élevé dans plusieurs domaines et combiner des talents qu’on trouve peu souvent chez un même homme. Il doit être mathématicien, historien, homme d’État, philosophe – dans une certaine mesure. Il doit comprendre les symboles et s’exprimer avec des mots. Il doit penser le particulier en termes du général, et doit aborder l’abstrait et le concret dans le même élan de pensée. Il doit étudier le présent à la lumière du passé en vue du futur. Rien de la nature de l’homme ou de ses institutions ne doit échapper à son attention. Il doit être simultanément résolu et désintéressé; aussi distant et incorruptible qu’un artiste, quoique parfois aussi terre à terre qu’un politicien.»


Si seulement les économistes étaient, aujourd’hui, fidèles à cet idéal...


Mais revenons-en à l’article en question, qui est d’une très grande actualité. Il représente aussi un important tournant dans la pensée de Keynes. Comme il l’affirme d’emblée au début du texte, Keynes a grandi avec l’idée que le libre-échange n’était pas seulement une doctrine économique, mais une loi morale. Pourtant, sa réflexion sur le sujet a évolué, un peu par la force des choses, alors que le monde encaissait les soubresauts de la grande crise de 1929. Il écrivait d’ailleurs textuellement qu’il fallait abandonner les schémas mentaux obsolètes. Dans l’article, où il ne nie aucunement les effets bénéfiques d’un certain libre-échange, Keynes discute de la nécessité d’une autosuffisance nationale, et estime que les mouvements illimités de capitaux ont des effets pervers réels, dont la suraccumulation de la richesse par une petite minorité. Il percevait, déjà à l’époque, le fossé se creusant entre les vrais gestionnaires, enracinés dans leur réalité, et les propriétaires lointains. Il voyait aussi de grands dangers quant à la capacité, par les pays, de prendre des décisions, si le capital circule sans limites. Keynes anticipait aussi les dangers d’une marchandisation extrême de la vie.


«Il y a un vrai divorce entre les propriétaires et les gestionnaires lorsque, par suite de la forme juridique des entreprises, le capital est réparti entre de nombreux individus achetant des actions aujourd’hui, les revendant demain et n’ayant pas les connaissances ni ou les responsabilités de ce qu’ils possèdent pour peu de temps. Mais quand le même principe est appliqué internationalement, il est intolérable en période de tension – je suis irresponsable de ce que je possède, et ceux qui s’occupent de ce que je possède sont irresponsables à mon égard. Il peut y avoir des calculs financiers qui montrent qu’il est avantageux que mes économies soient investies dans le quart du globe habitable qui présente la plus grande efficacité marginale du capital ou le taux d’intérêt le plus élevé. Mais l’expérience accentue cet éloignement entre la propriété et l’opération [...]. Prenons comme exemple les relations entre l’Angleterre et l’Irlande. Le fait que les intérêts économiques des deux pays soient étroitement liés depuis des générations n’a été ni une occasion ni une garantie de paix. Il est peut-être vrai, je crois, qu’une grande partie de ces relations économiques présentent pour les deux pays un si grand avantage économique qu’il serait imprudent de les perturber. Mais si vous ne nous deviez pas d’argent, si nous n’avions jamais possédé votre terre, si l’échange des marchandises était d’une ampleur telle qu’elle rendrait la question d’une importance mineure pour les producteurs des deux pays, il serait beaucoup plus facile d’être amis. Je suis donc de ceux qui minimiseraient, plutôt que de ceux qui maximiseraient, l’enchevêtrement économique entre les nations. Idées, connaissances, science, hospitalité, voyages, voilà des choses qui devraient être de nature internationale. Mais les biens doivent être fabriqués à la maison chaque fois que cela est raisonnablement et commodément possible et, surtout, que la finance soit avant tout nationale.»



«Le capitalisme international décadent et individualiste, dans les mains duquel nous nous sommes retrouvés après la guerre, n’est pas un succès. Il n’est pas intelligent, il n’est pas beau, il n’est pas juste, il n’est pas vertueux, et il ne livre pas les biens. Bref, nous ne l’aimons pas et nous commençons à le mépriser.»


«Pour plusieurs raisons, que je ne peux pas expliquer ici, l’internationalisme économique englobant la libre circulation des capitaux peut condamner mon propre pays pour une génération à venir à un degré beaucoup plus faible de prospérité que ce qui pourrait être atteint sous un système différent.»


«Le XIXe siècle a porté à des niveaux extravagants le critère des “résultats financiers” comme test d’une action commanditée par une action privée ou collective. Toute la conduite de la vie a été transformée en parodie de cauchemar comptable.»


«La même règle du calcul financier autodestructeur gouverne chaque marche de la vie. Nous détruisons la beauté de la campagne parce que les splendeurs inappropriées de la nature n’ont aucune valeur économique. Nous sommes capables de fermer le soleil et les étoiles parce qu’ils ne paient pas de dividende.»


Comment ne pas lui donner raison sur l’ensemble de ces points? Il faudrait faire parvenir cet article aux dirigeants du G7. Oh, et Keynes mettait aussi en garde contre trois risques potentiels si on en venait à penser une alternative nationaliste économique: la bêtise doctrinaire, la trop grande précipitation, et l’intolérance et l’étouffement de la critique. Espérons ici que M. Trump prenne des notes.



Ce texte est le dernier d’une série de textes quotidiens consacrés au G7, depuis le 5 juin.


Le 5 juin: Relire Parizeau avant le G7.


Le 6 juin: Cinq idées pour les dirigeants du G7.


Le 7 juin: Guerre commerciale ou libre-échange? La fausse polarisation.


Hier: Libre-échange et environnement: l’impossible réconciliation?


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Simon-Pierre Savard-Tremblay179 articles

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Simon-Pierre Savard-Tremblay est sociologue de formation et enseigne dans cette discipline à l'Université Laval. Blogueur au Journal de Montréal et chroniqueur au journal La Vie agricole, à Radio VM et à CIBL, il est aussi président de Génération nationale, un organisme de réflexion sur l'État-nation. Il est l'auteur de Le souverainisme de province (Boréal, 2014) et de L'État succursale. La démission politique du Québec (VLB Éditeur, 2016).