L'éditorial d'Alexis Brézet, directeur des rédactions du Figaro- Le FN s'impose, lors d'un scrutin national, comme le premier parti de France. Le parti de Marine Le Pen campait aux portes du système - dont il n'avait forcé les défenses que par effraction le 21 avril 2002. Dimanche, pour la première fois, il l'a dominé.
Ce n'était, paraît-il, qu'un mauvais moment à passer. Une formalité pénible qu'on allait prestement «enjamber» avant de revenir aux affaires courantes. Tout avait été prévu, annoncé, anticipé: l'abstention forte ; la percée, chez nous, du Front national et, partout, celle des partis europhobes ou eurosceptiques; la déculottée des socialistes français et l'humiliation de l'UMP. Mais voici que les résultats tombent, et c'est le choc! L'orage est là; le ruisseau qu'on croyait pouvoir sauter à pieds joints se révèle un torrent furieux, qui charrie, pêle-mêle, l'indifférence, l'inquiétude et la colère. Tout à coup, on prend conscience qu'en France comme en Europe, l'onde de choc de ce «21 avril européen» n'a pas fini de produire ses effets.
Bien sûr, pour se rassurer, on invoquera la faiblesse de la participation qui relativise la portée de l'élection. On parlera de «vote défouloir». On maudira la crise économique. On dressera la liste de tous ces partis qui, triomphateurs aux européennes, se sont brutalement dégonflés au scrutin suivant. Tout cela n'est pas faux: en politique, rien n'est écrit, et surtout pas qu'une victoire en entraîne automatiquement une autre. Mais le contraire n'est pas écrit non plus...
Car le fait est là, qui il y a deux ans aurait paru à peine croyable. Trente années après ses premiers succès électoraux sous François Mitterrand, le FN s'impose, lors d'un scrutin national, comme le premier parti de France. Dans une élection boudée par les jeunes et les catégories populaires, qui objectivement le dessert et où il n'a jamais fait des étincelles, le parti de Marine Le Pen l'emporte - et largement! Bruyant mais marginal, il campait aux portes du système - dont il n'avait forcé les défenses que par effraction le 21 avril 2002. Hier, pour la première fois, il l'a dominé.
Pour Marine Le Pen, c'est une victoire personnelle. Elle avait réussi, en incarnant un nouveau style, à faire tomber le premier obstacle à la progression du Front national - redoutablement efficace, quoi qu'on en dise aujourd'hui - sa diabolisation.
Les électeurs viennent de faire tomber le second: l'incapacité qu'on lui prêtait de remporter une élection nationale, et donc d'accéder un jour au pouvoir. Certes, la mécanique proportionnelle du scrutin européen n'a rien à voir avec le principe majoritaire des législatives ou d'une présidentielle, mais symboliquement le cap est franchi. À ceux qui voudront à l'avenir l'enfermer dans son rôle de leader protestataire, Marine Le Pen pourra rétorquer que le FN, «premier parti de France», a conquis dans les urnes le statut de parti de gouvernement. Ébranlée aux municipales, la bipolarisation, pour un temps au moins, a vécu. C'est tout notre système politique, façonné par la logique du scrutin présidentiel à deux tours, qui va s'en trouver durablement déstabilisé.
Pour François Hollande, dont l'Histoire retiendra que c'est sous son principat que le Front national (après ses succès sous Mitterrand et Jospin, cela devient une habitude...) a accompli ce progrès décisif, c'est un désastre de plus. Depuis hier soir, le roi est nu. Plombé par le discrédit présidentiel, son parti a coulé à pic. Il fait, aux européennes, le plus mauvais score de son histoire. Bis repetita: ni la nomination de Manuel Valls, ni le changement de gouvernement, ni les cadeaux fiscaux généreusement distribués à son électorat n'ont permis d'inverser la tendance des municipales. Quant à l'absurde campagne du PS en faveur de Martin Schulz, cet illustre inconnu dont le parti gouverne en Allemagne avec Angela Merkel, elle n'a rien arrangé. Et maintenant? Impopulaire, deux ans à peine après son élection, comme aucun président avant lui, François Hollande est l'objet d'un rejet personnel, général, brutal et absolu, auprès de quoi la détestation qui visa en leur temps François Mitterrand ou Nicolas Sarkozy fait figure d'aimable bouderie. Confronté à l'hostilité de la droite et du centre, et à l'exaspération des mutins de la gauche, dont cette nouvelle humiliation ne peut que grossir les rangs, le président est seul. Ayant abattu la carte du changement de premier ministre, il se retrouve sans arme politique au moment d'entrer dans le dur des économies trop longtemps repoussées. Concurrencé dans son propre camp par le premier ministre qu'il a été contraint de nommer, il risque fort (une première sous la Ve République) d'être pris au mot par ses amis à qui il a fait entendre qu'en 2017 il pourrait ne pas se représenter. D'ici là, les institutions lui permettent bien sûr de tenir, mais la question est: peut-il encore gouverner?
En face, la droite, qui ne sait trop s'il lui faut craindre ou espérer une dissolution, n'a, il est vrai, guère de raisons de pavoiser. Par les temps qui courent, elle devrait voler de victoire en victoire ; elle fait nettement moins bien dans l'opposition (même en tenant compte du cavalier seul de l'UDI) que lorsqu'elle était au pouvoir! Aux municipales, l'enracinement de son tissu d'élus locaux avait pu faire illusion. Privée de cet atout aux européennes, l'UMP est confrontée à l'évidence de son discrédit.
Il faut dire que l'électeur devait avoir la foi chevillée au corps pour porter son vote sur les listes du «grand parti de la droite»! Sans leader incontesté ni programme européen partagé par tous, l'UMP, dans cette campagne, n'aura réussi à faire parler d'elle qu'à l'occasion de ses dissonances ou, surtout, de ses «affaires» peu reluisantes qui renvoient l'électeur à tout ce qu'il déteste dans la politique. La droite sait maintenant que le seul effet du balancier démocratique ne suffira pas à la ramener mécaniquement au pouvoir. Si elle veut résister à la pression redoublée que le FN va désormais faire peser sur elle, l'UMP doit au plus vite se choisir un chef incontesté et se doter d'un vrai projet (à droite, les choses se passent dans cet ordre) - ce qui suppose que Nicolas Sarkozy ne laisse pas indéfiniment planer le mystère sur ses intentions. Elle doit surtout s'atteler à l'essentiel: la (re)conquête des catégories populaires, sans lesquelles rien n'est ni ne sera possible. Cela implique, pour commencer, que l'UMP daigne entendre le message des électeurs, qui ne vaut pas, loin s'en faut, pour la seule question européenne.
Certes, l'idée européenne, telle qu'elle se construit depuis Maastricht, est la grande blessée du scrutin de dimanche. Si l'on ajoute aux abstentionnistes les électeurs qui, dans toute l'Europe, ont voté pour un parti europhobe ou eurosceptique, on constate qu'environ un tiers seulement des citoyens de l'Union ont soutenu positivement par leur bulletin de vote le projet européen. À l'évidence, l'Europe actuelle, qui se fait sans les peuples et parfois contre eux (qu'on se souvienne, en France du référendum de 2005, tenu pour nul et non avenu), ne fait plus recette. Cette Europe qui crée l'euro sans se donner les moyens de le gérer, qui supprime les frontières intérieures sans se doter de la politique ni de l'instrument qui permettront de protéger les frontières extérieures, cette Europe-là non seulement ne fait pas rêver, mais elle est victime, partout ou presque, d'une hostilité grandissante. Si elle veut retrouver le cœur des Européens, un simple rapetassage ne suffira pas: c'est de fond en comble qu'elle doit se réformer.
Ne nous y trompons pas, cependant. Ce qui monte en France comme en Europe - mais en France davantage que dans le reste de l'Europe -, ce n'est pas principalement le rejet de la construction européenne. Ce n'est pas non plus, comme certains voudraient nous le faire croire, la tentation d'on ne sait quel fascisme. Ce n'est pas - en tout cas pas uniquement - un mécontentement matériel causé par les difficultés économiques et le chômage. C'est une angoisse sourde, profonde, collective et personnelle, causée par ce qui est perçu comme l'évidence du déclin historique du continent européen. C'est le sentiment de dépossession culturelle et morale des nations qui craignent d'être passées au laminoir de la mondialisation. C'est le pressentiment que l'avenir des enfants d'Europe sera moins prospère et moins heureux. C'est une colère froide contre toutes les «élites» institutionnelles - dont les eurocrates ne sont qu'un avatar particulièrement caricatural - accusées d'impuissance et, plus grave, d'indifférence aux malheurs des peuples.
Gare! Si elles n'entendent pas l'avertissement des électeurs et des abstentionnistes, si elles ne tirent pas les leçons politiques du séisme de dimanche, si elles reviennent à leurs petites affaires comme si de rien n'était, ces «élites», nationales et européennes, s'exposent à une «réplique» qui pourrait bien ne laisser derrière elle qu'un champ de ruines.
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