Critique

La démocratie sous surveillance

Par Gérard Courtois

Québec - pluralité et intégration

Méthodique et tenace, Pierre Rosanvallon poursuit son exploration de la démocratie. Pendant des années, il a scruté l'histoire du suffrage universel, les mécanismes de la représentation et le problème crucial que constitue, au coeur du système démocratique, la "dissociation de la légitimité et de la confiance". Avec son nouvel ouvrage, il franchit une étape supplémentaire d'autant plus intéressante qu'elle débouche de plain-pied sur le malaise politique contemporain.


Son ambition, en effet, est de démêler cet "enchevêtrement de contre-pouvoirs sociaux" qui se sont constitués pour "compenser l'érosion de la confiance par une organisation de la défiance". Cette "contre-démocratie" résulte d'un ensemble de pratiques "de surveillance, d'empêchement et de jugement à travers lesquelles la société exerce des formes de pression sur les gouvernants, dessinant l'équivalent d'un magistère parallèle et informel". Elle n'est pas le contraire de la démocratie, mais son indispensable mécanisme correcteur.
Ce continent de la vigilance citoyenne, l'auteur en dresse une cartographie à la fois synthétique et minutieuse, érudite et charpentée. "Surveiller et empêcher" sont, à ses yeux, les deux principales "manières de contraindre les gouvernants, de manifester efficacement le poids de la société sur un autre mode que celui du recours aux urnes", trop intermittent. Si le contre-pouvoir de "surveillance" s'est esquissé dès 1789 et renforcé ensuite avec les développements de la presse, des partis et syndicats, il s'est démultiplié depuis un quart de siècle avec l'émergence, disparate et diffuse, "de nouvelles organisations citoyennes, d'autorités indépendantes de veille, d'instances d'évaluation ou de notation des politiques publiques". Désormais efficacement relayés par Internet, ces associations, forums, jurys, etc., ont pour trait commun "de ne pas chercher à prendre le pouvoir, mais à l'influencer", de ne pas chercher à "représenter des populations", mais à "soulever des problèmes et contraindre les pouvoirs", quitte à concurrencer, voire à contester, leur légitimité.
Quant au pouvoir d'empêchement, les révolutionnaires français avaient tenté, en vain, de l'instituer avec le Tribunat, avant que les républicains ne l'instaurent en structurant l'opposition politique et parlementaire. Pour Pierre Rosanvallon, "le fait dominant de la période actuelle réside dans la dégradation de cette souveraineté critique en une souveraineté purement négative", dont le symptôme le plus évident est d'ordre électoral. "Partout, une démocratie de rejet tend à se substituer à l'ancienne démocratie de projet." Au point, note-t-il, que l'on peut parler désormais de "désélections", plutôt que d'élections.
Mais le professeur au Collège de France est aussi animateur de La République des idées. "Savant et citoyen", il entend donc tracer les pistes d'un "progrès démocratique". "Le chantier essentiel est celui de l'organisation de l'univers contre-démocratique." L'objectif est double, écrit-il. "Il est d'abord vital de conjurer le risque d'une dégradation de la contre-démocratie en un populisme destructeur et réducteur" ; cela suppose la multiplication des modes de surveillance des gouvernants, au travers, par exemple, d'agences citoyennes de notation ou de commissions d'enquête constituées de citoyens tirés au sort. "Il s'agit ensuite, ajoute-t-il, de restaurer et de développer un sens authentique du politique qui fait aujourd'hui cruellement défaut et menace de se déliter encore." Il est inutile de souligner l'actualité du propos.
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LA CONTRE-DÉMOCRATIE. LA POLITIQUE À L'ÂGE DE LA DÉFIANCE de Pierre Rosanvallon. Seuil, 345 p., 21 €
Gérard Courtois


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