Patrimoine : la Citadelle de Québec rénovée avec des pierres américaines

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Un patriote au cœur de la Citadelle de Québec

La Défense nationale restaurera une section de la Citadelle de Québec avec une pierre venant des États-Unis, alors que la pierre d'origine patrimoniale se trouve de l'autre côté du fleuve, à Lévis.


L’ingénieur géologue Martin Anctil extrait dans sa carrière de Lévis une pierre qui a été utilisée pendant des siècles pour construire la Citadelle de Québec et des fortifications du Vieux-Québec; une pierre patrimoniale nommée Grès vert de Sillery.


Au début 2018, la Défense nationale a publié un appel d’offres pour la restauration du Bastion du roi, une section à l’est de la Citadelle de Québec. Le contrat est estimé à 16,5 millions de dollars.


Plusieurs soumissionnaires ont contacté Martin Anctil pour qu’il leur fournisse son Grès vert de Sillery. Le devis technique était pour M. Anctil sans équivoque : la pierre utilisée pour la restauration devait être celle d'origine, soutient-il.


Contre toute attente, le plus bas soumissionnaire a obtenu le contrat de restauration du Bastion du roi en proposant une pierre provenant des États-Unis, la Pennsylvania Bluestone ou pierre bleue de Pennsylvanie.


Un échantillon de Bluestone à gauche et un échantillon de Grès vert de Sillery à droite. Les deux échantillons ont été remis à Radio-Canada par Martin Anctil. Un échantillon de Bluestone, à gauche, et un échantillon de Grès de Sillery. Les deux échantillons ont été présentés à Radio-Canada par Martin Anctil. Photo : Radio-Canada/Maxime Corneau


M. Anctil martèle que cette pierre ne respecte pas les critères de l’appel d’offres de la Défense nationale, tant sur son origine que sur les normes techniques à atteindre.


L’appel d’offres exigeait un « grès […] de couleur et de texture correspondantes à celles des pierres à remplacer, de type "Grès vert de Sillery" et extrait sans dynamitage ».


Le géologue cite les Normes pour la conservation des lieux patrimoniaux du Canada. Elles suggèrent « de remplacer les matériaux à l’identique chaque fois que possible ». Les matériaux de remplacement « ne sont normalement utilisés que lorsqu’il est impossible de trouver les matériaux historiques », toujours selon les mêmes normes.



Le gouvernement de Justin Trudeau décide d’encourager des multinationales américaines. C’est honteux, il n’y a pas d’autres termes. L’esprit du devis a toujours été très clair, c’est de restaurer avec la pierre d’origine de construction lorsqu’elle est disponible.


Martin Anctil, ingénieur géologue, président de l'entreprise Ansa


Les trois entreprises de maçonnerie dont les services n’ont pas été retenus dans l’appel d’offres ont confirmé à Radio-Canada qu’elles n’auraient jamais pensé proposer une autre pierre que le Grès vert de Sillery pour ce projet de restauration. Malgré l’utilisation du Grès vert de Sillery, elles ont toutes trois soumissionné un prix inférieur à l’estimation budgétaire de la Défense.


Martin Anctil, ingénieur géologue et président de l'entreprise Ansa. Martin Anctil, ingénieur géologue et président de l'entreprise Ansa. Photo : Radio-Canada/Maxime Corneau


Questionnée sur les prétentions de M. Anctil, la Défense nationale persiste et signe en affirmant que sa pierre choisie « rencontre toutes les exigences du contrat, y compris toutes les exigences techniques recherchées ».


Blaney parle de « camelote américaine »


Le député conservateur de Bellechasse–Les Etchemins–Lévis et porte-parole en matière de patrimoine, Steven Blaney, s’est senti interpellé par le dossier. Le fait que la carrière de M. Anctil n’ait pas obtenu le contrat pour fournir les pierres signifie des pertes d’emplois dans sa circonscription.


Ingénieur de formation, M. Blaney estime que le devis a été bafoué par la Défense.



Présentement, au devis, on paye pour une Mercedes, et là, on se fait livrer un citron américain, une Lada, et on n’en a pas pour notre argent. En plus, on menace l’intégrité patrimoniale de nos bâtiments les plus importants sur le plan national. Que le ministre Duclos intervienne, il en va de préserver le statut de Québec.


Steven Blaney, député conservateur de Bellechasse–Les Etchemins–Lévis


Des caractéristiques techniques ignorées?


Dans son devis d’appel d’offres de plus de 400 pages, la Défense nationale énumère les « caractéristiques » du Grès vert de Sillery. On y mentionne des normes techniques d’absorption d’humidité, de densité et de résistance à la compression. La pierre Bluestone, finalement choisie pour rénover le Bastion du roi, ne respecte aucun de ces critères physiques.


Questionné sur la présence de cette énumération de critères dans son devis, la Défense répond qu’ils ont été insérés « à titre d’information seulement afin que la couleur et texture de la pierre sélectionnée ressemblent aux pierres à remplacer. »


L’absorption, la densité et la résistance à la compression n’ont toutefois rien à voir avec la couleur et la texture d’une pierre, selon des géologues consultés par Radio-Canada. Il s’agit de critères qui déterminent la capacité structurale.


Des experts médusés


Radio-Canada a contacté plusieurs experts de l’industrie de la pierre qui étaient tous au fait du dossier et surpris de l’issue de l’appel d’offres. Un seul a accepté de témoigner en protégeant son anonymat. L’industrie de la pierre est un petit monde dans lequel il n’est pas souhaitable de s’embrouiller avec la Défense, soutient-il.


Le spécialiste, qui consulte et analyse des devis régulièrement, affirme que l’argumentaire de la Défense ne tient pas la route.


« Ça manque de sérieux. Dans chaque plan et devis qu’on a à lire, chaque information est pertinente. Tu ne peux pas mettre des informations qui ne sont pas pertinentes. Surtout au niveau des caractéristiques géologiques de la pierre. C’est extrêmement important. Tu ne peux pas mettre ça pour le fun », explique-t-il.


Un échantillon de Bluestone (à droite) près d'une dalle de Grès vert de Sillery installée près du Bastion du roi. L'échantillon est tenu par Martin Anctil, ingénieur géologue. Un échantillon de Bluestone (à gauche) près d'une dalle de Grès vert de Sillery installée près du Bastion du roi. L'échantillon est tenu par Martin Anctil, ingénieur géologue. Photo : Radio-Canada/Maxime Corneau


Signaux d’alarme ignorés


Au terme du processus d’appel d’offres pour le Bastion du roi, l’architecte engagé pour superviser le projet a refusé d’autoriser l’emploi de la pierre Bluestone. Il jugeait que le matériau ne répond pas aux critères de son devis. La Défense nationale a finalement décidé de l’autoriser, allant à l’encontre de l’avis même de l’architecte mandataire.


La pierre Bluestone a par la suite été proscrite dans le cadre d’un autre contrat de restauration qui sera effectué sur la Citadelle dans quelques mois. Il s’agit de travaux qui seront réalisés sur la même infrastructure patrimoniale, construite avec la même pierre, le Grès vert de Sillery.


Un avis envoyé aux soumissionnaires de cet autre projet, obtenu par Radio-Canada, précise « que la pierre de grès de type Pennsylvania Bluestone n’est pas un produit acceptable de remplacement en raison de sa couleur ».


La confiance règne


Radio-Canada a demandé à plusieurs reprises une entrevue à la Défense nationale pour confronter l'avis de nos experts. Toutes les demandes ont été refusées.


Dans sa dernière missive, la Défense nationale précise qu’« une révision diligente des documents contractuels a mené à l’interprétation retenue par le ministère et Construction Défense Canada. Nous sommes confiants que l’interprétation est la bonne ».


Radio-Canada a reçu de la part d'un fournisseur de pierre le prix à la tonne des pierres Grès vert de Sillery et Pennsylvania Bluestone. La Bluestone serait près de 50 % moins chère que le grès. Malgré ces tarifs aux antipodes, le soumissionnaire ayant remporté l'appel d'offres du Bastion du roi n'avait qu'un prix 3 % inférieur à son plus proche compétiteur.


Les travaux de démolition de la fortification du Bastion du roi sont déjà en cours. La pose de la pierre Bluestone est prévue pour les prochaines semaines.