Pierre Karl Péladeau ne peut pas établir un mandat sans droit de regard tout en ordonnant à ses mandataires de ne pas vendre ses actions de Québecor, selon plusieurs experts en droit consultés par La Presse.
«Je pense qu'un mandat sans droit de regard ne pourrait pas comporter l'ordre de ne pas vendre les actions», dit Charlaine Bouchard, professeure en droit des sociétés à l'Université Laval.
«En théorie, ça ne devrait pas être possible, mais on ne définit pas le droit de regard», dit Luc Grenon, professeur en droit des fiducies et en droit des affaires à l'Université de Sherbrooke, qui précise qu'une telle directive de ne pas vendre les actions «ne respecte pas l'esprit d'un mandat sans droit de regard».
Après que le chef du Parti québécois eut annoncé qu'il mettait en place un mandat sans droit de regard pour ses actions de Québecor tout en donnant l'ordre de ne pas vendre ses actions, La Presse a communiqué avec toutes les facultés de droit des universités québécoises afin d'obtenir l'avis de professeurs en droit des sociétés ou en droit des fiducies sur la question suivante: un mandat sans droit de regard édicté en vertu du Code d'éthique et de déontologie des membres de l'Assemblée nationale peut-il permettre au mandant (le ministre) d'ordonner au mandataire de ne pas vendre les actifs faisant l'objet du mandat? Trois professeurs de droit ont répondu à la question. Deux d'entre eux, Charlaine Bouchard de l'Université Laval et Luc Grenon de l'Université de Sherbrooke, concluent que le concept de mandat sans droit de regard ne permet pas de donner une directive de ne pas vendre certains actifs.
Le troisième professeur de droit, Vincent Karim de l'UQAM, estime qu'il est impossible de juger sans voir les détails du mandat de M. Péladeau, qui n'a pas été rendu public. «Tout dépend comment le mandat a été rédigé, dit Vincent Karim, professeur en droit des contrats. [...] J'ai de la difficulté à comprendre ce mandat sans droit de regard. Souvent, les parties peuvent donner un titre, mais ce titre ne reflète pas toujours la réalité [juridique].»
L'article 45 du Code d'éthique et de déontologie des membres de l'Assemblée nationale force le premier ministre et les ministres à placer leurs actifs dans une fiducie ou un «mandat sans droit de regard» auprès d'un «mandataire indépendant», mais ce code ne définit pas la notion de «droit de regard». «On n'a pas de définition d'un mandat sans droit de regard, ce qui explique une grande partie de la problématique», dit le professeur Luc Grenon. Les professeurs Luc Grenon et Charlaine Bouchard se basent principalement sur trois arguments pour en arriver à leurs conclusions.
Le droit de disposer du bien
Dans une note d'information publiée en février 2014, le commissaire à l'éthique et à la déontologie de l'Assemblée nationale du Québec précise que le mandataire «doit disposer de tous les pouvoirs sur les biens, comme s'il en était propriétaire». Ce qui fait conclure aux professeurs Luc Grenon et Charlaine Bouchard qu'on ne peut faire un véritable mandat sans droit de regard sans donner au mandataire le droit de disposer du bien. En vertu de l'article 947 du Code civil du Québec, le droit de disposition d'un bien est l'un des éléments essentiels à sa propriété. «Mon interprétation, c'est que ça implique le droit de disposition, dit la professeure Charlaine Bouchard. Quand tu es propriétaire, tu as l'usus [utiliser le bien], le fructus [tirer les fruits et les revenus du bien] et l'abusus [droit de disposition du bien].»
L'esprit de la loi
S'il ne comporte pas de définition du «droit de regard», le Code d'éthique et de déontologie doit aussi être interprété en fonction de ses objectifs, dont celui de prévenir les conflits d'intérêts. «Donner une directive de ne pas vendre, c'est donner une directive qui ne respecte pas l'esprit du mandat sans droit de regard», dit le professeur Luc Grenon.
Une directive interdite au fédéral
À Ottawa, la Loi sur les conflits d'intérêts oblige les ministres fédéraux à déposer leurs actifs dans une fiducie sans droit de regard. Parmi les conditions énumérées à l'article 27(4)c de la loi fédérale pour qu'une fiducie soit sans droit de regard, le fiduciaire «ne peut ni demander ni recevoir des instructions ou des conseils du [ministre] au sujet de la gestion ou de l'administration des biens».
Dans une note d'information datée d'août 2013, la commissaire fédérale aux conflits d'intérêts et à l'éthique indique clairement que les pouvoirs sur les biens en fiducie doivent être transférés au fiduciaire, dont «le pouvoir de vendre et d'acquérir des biens contrôlés». Sans commenter le cas de M. Péladeau, la commissaire fédérale Me Mary Dawson a confirmé par courriel à La Presse qu'au fédéral, «le fiduciaire exerce les droits et un plein contrôle de ces biens et a aussi le pouvoir de vendre et d'acquérir des biens contrôlés comme il l'entend».
Les règles fédérales ne sont pas applicables en tant que telles au Québec, mais «il est raisonnable de croire que les règles contenues dans la loi fédérale et les règles contenues dans la loi québécoise ont les mêmes objectifs dans ce cas-ci», selon le professeur Luc Grenon. «Si on s'inspire des règles de la loi fédérale [pour interpréter la finalité d'un mandat sans droit de regard], il ne devrait pas être permis de donner une directive de ne pas vendre», dit-il.
Le commissaire à l'éthique et à la déontologie de l'Assemblée nationale, Me Jacques Saint-Laurent, a préféré ne pas dire si un mandat sans droit de regard pouvait permettre une restriction sur la vente des biens. «Il est possible que j'aie à me prononcer, je ne sais pas la conclusion, c'est important de ne pas donner de réponse prématurée», a-t-il répondu à La Presse.
Invité à donner sa définition d'un «mandat sans droit de regard», notamment si un tel mandat permet de donner l'ordre de ne pas vendre les actifs faisant l'objet du mandat, Pierre Karl Péladeau a préféré ne pas faire de commentaire.
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