LE DEVOIR DE PHILO

Pour en finir avec le gouvernement des hommes

Claude-Henri de Saint-Simon défendrait l’ordre supranational et technocratique

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L'utopie de la gouvernance supranationale ne date pas d'hier



Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.





La pensée de Claude-Henri de Saint-Simon (1760-1825) est en phase avec plusieurs caractéristiques de la gouvernance supranationale actuelle. Il opte pour une technocratie défiant la démocratie et imagine un fédéralisme centralisateur méfiant des États nationaux.


 

Ses héritiers d’aujourd’hui admettent que des institutions, dirigées par des experts non élus, décident d’enjeux hier mis en examen par le débat démocratique. Des organisations telles l’Union européenne et l’Organisation mondiale du commerce, entre autres, sont les terreaux fertiles d’une technocratie devenue l’âme du système mondial.


 

Il serait toutefois abusif de voir en Saint-Simon le père de la gouvernance néolibérale. Son projet d’une société industrielle dirigée par les plus riches industriels correspond à une méritocratie qui repose sur une solidarité patronale ouvrière et une certaine justice sociale.




Photo: Jade Bélanger
L’auteur de ce texte, Hermel Cyr, est professeur à la retraite du cégep de l’Outaouais.

 

Claude-Henri de Saint-Simon est un singulier personnage, dont la vie et les idées peuvent paraître insolites. D’origine noble, il participe à la guerre d’Indépendance des États-Unis aux côtés de La Fayette. Dans l’ivresse de son expérience américaine, il propose au vice-roi du Mexique le projet de percement d’un canal devant relier l’Atlantique au Pacifique. De retour en Europe, acteur enthousiaste de la Révolution française, il renonce à son titre de comte et fait fortune en spéculant sur les biens de l’Église. Bientôt ruiné par sa prodigalité de mécène des savants, il consacre le reste de sa vie à penser la société industrielle alors en gestation. Il eut pour secrétaire Auguste Comte et mourut entouré de jeunes disciples, les saint-simoniens, diffuseurs du productivisme.


 

Gestion ordonnée de la société


 

Remplacer le « gouvernement des hommes par l’administration des choses » est l’idée qui féconde la pensée politique saint-simonienne. Les sociétés anciennes furent dominées par la noblesse et le clergé. La Révolution française (1789-1799) les renversa au profit des légistes qui, certes, jouèrent un rôle utile, mais somme toute négatif. En résultèrent les violences de la Terreur, les ruineuses guerres révolutionnaires et la tyrannie de Bonaparte. Les légistes ont détruit sans construire ; les industriels, les savants et les artistes construiront en assurant la prospérité et le bonheur à la société, croit Saint-Simon.


 

Le pouvoir des révolutionnaires fera donc place à la gestion ordonnée des producteurs. Ceux-ci sont les chefs naturels des travailleurs. Leurs capacités, leur moralité et leurs intérêts correspondent aux valeurs d’une société industrielle, ce qui les qualifie pour la diriger. « La France est devenue une grande manufacture et la Nation française un grand atelier. Cette manufacture générale doit être dirigée de la même manière que les fabriques particulières. »


 

Sur le plan européen, Saint-Simon promeut l’idée d’une fédération — qui préfigure l’Union européenne — dont la France et l’Angleterre seraient les leaders. L’industrie, ne connaissant pas de frontière, unira les pays derrière les principes productivistes qui seuls peuvent assurer la paix aux peuples. Les guerres entre les nations, comme les conflits sociaux, compromettent la prospérité. « Les bras qui détruisent chez l’étranger ne produisent pas au-dedans. L’argent qu’on jette à l’ennemi avec chaque boulet de canon ne vient pas donner de la vie à l’industrie nationale. »


 

Un régime industriel


 

Tenant d’un pouvoir supranational, Saint-Simon n’a rien d’un démocrate. Le régime industriel s’accommodera pour un temps d’un Parlement européen dont l’exécutif sera confié aux chefs industriels et qui dominera les parlements nationaux. L’ordre politique sera assuré, car les industriels ne ranimeront pas « le dogme de la souveraineté du peuple ». Laisser le pouvoir au peuple serait le céder à la tyrannie de l’ignorance et aux violences. Le seul rôle politique que consent Saint-Simon aux travailleurs est celui d’appeler leurs patrons à les diriger : « Vous êtes riches et nous sommes pauvres ; vous travaillez de la tête, et nous des bras ; il résulte de ces deux différences […] que nous devons être vos subordonnés », fait-il dire aux ouvriers.


 

Saint-Simon abhorre les « niveleurs » (Babeuf) et les Jacobins (Robespierre). N’entrevoyant pas que les disparités économiques puissent générer des effets sociaux délétères, ignorant des effets du capitalisme industriel, il croit candidement que les travailleurs profiteront de l’accroissement des richesses. La lutte des classes saint-simonienne n’est pas celle des pauvres contre les riches, mais celle des producteurs contre les privilégiés oisifs. En cela, Saint-Simon est bien un socialiste prémarxiste.


 

Dans ses derniers écrits, le penseur prend une tangente morale aux accents religieux. Nous y retrouvons une ferveur analogue à celle des adeptes de la mondialisation et de l’Union européenne. Les valeurs nationales sont déclassées par celles d’un productivisme supranational. Celles-ci doivent prévaloir sur celles-là, leur étant moralement supérieures. Le nationalisme a suscité des guerres nuisibles à l’Europe alors que le productivisme « relève du code de moral chrétien qui enseigne l’amour mutuel ».


 

Des frelons et des abeilles


 

Cependant, la pensée saint-simonienne présente une autre facette. L’accroissement des richesses — que le penseur appelle de tous ses voeux — ne sera pas détourné au profit d’une aristocratie de parvenus ; il servira au plus grand nombre.


 

Saint-Simon s’opposerait donc à certaines caractéristiques de la mondialisation néolibérale actuelle. Pour lui, le travail prime le capital et le mérite, la richesse. Il n’a de cesse d’opposer les frelons de la ruche aux abeilles. Les frelons (noblesse, clergé et légistes), ne produisant pas, ne peuvent prétendre au pouvoir ; les chefs des abeilles (chefs d’industrie) doivent occuper les principales fonctions politiques. Ce principe dénie à la propriété une valeur intrinsèque. Il est requis qu’elle soit liée au mérite, sans quoi, aucun rôle ne lui est dévolu dans le système industriel : « […] le droit individuel de propriété ne peut être fondé que sur l’utilité commune et générale de l’exercice de ce droit. »


 

Saint-Simon s’étonnerait de l’effet du néolibéralisme sur les inégalités sociales et s’inquiéterait d’une possible scission entre les directeurs industriels et les ouvriers. Il réprouverait le rôle abusif des institutions financières et leur effet indu sur l’économie et la société. Dans la foulée, il combattrait la spéculation boursière et le recours aux paradis fiscaux. De même, il condamnerait les primes versées aux gestionnaires et aux patrons ne produisant pas en proportion des émoluments perçus. Il y verrait assurément la résurgence des privilèges de l’Ancien Régime, le retour des frelons de la ruche profitant des abeilles.


 

La droite populiste en profite


 

Depuis maintenant près de quatre décennies, la mondialisation néolibérale sévit, qui laisse de larges pans des classes populaires exposés au déclassement social, conséquence de la désindustrialisation, du délitement des politiques sociales et des conditions de travail. Ces régressions sont corrélées à un déficit démocratique sous l’aspect d’une gouvernance technocratique qui soustrait au débat citoyen les grands enjeux de la mondialisation actuellement opérante. Ainsi, le projet de constitution européenne, rejeté par référendum en France et aux Pays-Bas en 2005, devint-il le traité de Lisbonne de 2008, comme si de rien n’était. Les traités libre-échangistes d’inspiration néolibérale sont négociés dans le secret ; ce fut le cas de l’ALENA et de l’Accord commercial Union européenne-Canada (AECG).


 

Les peuples, lorsqu’ils osent réagir à ces abus de pouvoir, sont accusés par les élites de prêter l’oreille au discours populiste. Ainsi le populisme sert-il d’utile prétexte pour déprécier les critiques portées au système. Et si le populisme était ce doigt qu’on regarde et qui montre la lune ? Car en amont, il y a bien une réalité. Une réalité réprouvée tant à gauche par le mouvement altermondialiste qu’à droite par les électeurs de Trump et du Brexit, qui accusent les élites d’avoir adhéré à l’idéologie programmatique de technocrates mandataires des intérêts capitalistes qui la sous-tendent.


 

Pour l’instant — peut-on déplorer —, il semble que la droite populiste a particulièrement su profiter du désenchantement face à la mondialisation et exploiter les craintes populaires en tenant un discours qui interpelle l’électorat. Quant aux pouvoirs traditionnels, qui appuient le système mondialisé, ils tiennent un contre-discours souvent simpliste voulant faire croire, contre les évidences, que la mondialisation est la panacée aux problèmes de la « classe moyenne » et la voie royale de l’entente entre les peuples.


 

Il faudra aux sociétés civiles une bonne dose de discernement pour décanter ces discours réducteurs.


 
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