Roxham inc.

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La noyade migratoire illégale devrait être un enjeu électoral

Le transport de migrants vers le chemin Roxham s’est transformé en industrie très lucrative. Enquête s’est infiltrée dans ces réseaux qui prennent de l’ampleur. Bienvenue dans les coulisses de ce commerce du désespoir.


CHAMPLAIN, État de New York – Chaque fin de semaine, la même scène se répète. Une dizaine de migrants débarquent d’une camionnette blanche, immatriculée en Floride, avant de traverser ce petit bout de terre qui sépare les États-Unis du Canada, sous les yeux des policiers canadiens.


Au chemin Roxham, ces véhicules font désormais partie du paysage. Une nouveauté surprenante sur cette célèbre route, mondialement connue, qui accueille des milliers de demandeurs d’asile.


Qui conduit ces camionnettes? D’où viennent-elles? Comment arrivent-elles jusqu’à Roxham?


Ces questions, nous ne sommes pas les seuls à nous les poser. Sur place, des agents canadiens prennent des photos et des vidéos lorsqu’arrivent ces larges voitures, alors que seuls les taxis, en principe, seraient autorisés à transporter des migrants à cet endroit, où il est normalement interdit de traverser la frontière.


On en voit de plus en plus. On n’avait jamais vu ça. Ça nous intrigue vraiment, lance un policier, sous le couvert de l’anonymat.



Assise sur son fauteuil, Janet McFetridge, la mairesse de Champlain, ce petit village rural de l’État de New York qui abrite le chemin Roxham, ne cache pas son désarroi.


Ces camionnettes, c’est nouveau, clame cette ancienne professeure de français, qui vient quasiment tous les jours sur cette route pour distribuer des vêtements ou des mots rassurants aux migrants.



« C’est un grand commerce. Un réseau de beaucoup de personnes différentes et tout le monde en profite financièrement. »


— Une citation de  Janet McFetridge, mairesse de Champlain


Janet est devenue, au fil des années, un personnage central de Roxham. Une sorte d'ange gardien pour les demandeurs d’asile. Discrète, elle tient à rassurer tous ceux en quête d’une vie meilleure, au cheminement de leur long périple.


Malheureusement, souffle-t-elle, quand on parle d’argent, certains auraient moins de scrupules.


« Je t’amène au Canada »


Enquête a suivi la trace de ces camionnettes blanches et de leurs conducteurs, que l’on pourrait décrire comme des passeurs.


Je te cherche et je t’amène au Canada.


C’est ce que nous a lâché, sans détour, l’un de ces chauffeurs. Grâce à une source, nous avons obtenu son numéro de téléphone et nous nous sommes fait passer pour un migrant kurde, venant d’arriver en Floride.



« C’est très facile [à Roxham]! Je te dépose à l’immigration, tu marches, ils prennent ton bagage. Ils s'occupent des papiers, t’amènent à l’hôtel et tu es au Canada. »


— Une citation de  Un passeur


L’homme au bout du fil, très avenant, n’a qu’une seule condition : lui verser cash la somme de 600 $ US, dès notre rencontre. On part vendredi et on arrive samedi soir, détaille-t-il, avant de raccrocher.


Le montant réclamé est dans la fourchette de ce que nous ont déclaré plusieurs migrants ayant eu recours à des services similaires. Il n’y a cependant pas de tarifs fixes, la somme semble varier selon les chauffeurs et l’origine des clients.



Le reportage complet de Romain Schué et de Martin Movilla sera diffusé à Enquête jeudi à 21 h sur ICI Télé.


Nous avons à nouveau pris contact avec ce passeur. Mais cette fois, nous nous sommes présentés comme des journalistes canadiens à la recherche d’informations sur l’arrivée massive de migrants au Canada.


Il a accepté de nous rencontrer, dans son bureau situé à une heure de Miami, à condition de ne pas être identifié.


Face à nous, ses deux téléphones ne cessent de sonner. Il reçoit beaucoup d’appels, nous dit-il en riant. La demande serait forte.



« Il y a beaucoup d’Haïtiens qui vivent ici et qui veulent aller au Canada. »


— Une citation de  Un passeur de Floride


Nous ne lui parlons pas de notre appel précédent. Cette fois-ci, il assure demander 500 $ US à ses clients pour faire ce trajet de plus de 2500 kilomètres.


Normalement, affirme-t-il, je pars vendredi matin et j’arrive à Roxham samedi soir. En chemin, poursuit-il, il lui arrive de prendre des gens à Orlando, à New York ou dans le New Jersey.


Il nous avoue s’être lancé dans ce type d’affaires durant la pandémie et avoir saisi l’opportunité de la réouverture du chemin Roxham l’automne passé. En discutant, il nous indique avoir suivi avec attention les décisions prises par le gouvernement de Justin Trudeau.


Parfois, il peut amener 80 personnes par semaine. C’est simple, si j’ai 10 personnes, je prends une camionnette. Si j’ai 40 personnes, quatre camionnettes. Celles-ci étaient d’ailleurs stationnées devant son bureau.


La concurrence serait forte dans la région. Il y a deux gars qui m’aidaient avant et qui maintenant se sont lancés à leur compte dans une ville voisine. Il y a d’autres chauffeurs aussi, pour ramener des personnes venant de l’Ohio, de la Louisiane ou encore d’Indianapolis, ajoute ce Haïtien d’origine.


Mais est-ce légal? Nous avons détaillé cet épisode à la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Leur réponse est sans équivoque.


Des particuliers qui facilitent et conseillent le passage illégal à la frontière peuvent en effet faire l’objet d'accusations au Canada, notamment si l’individu va plus loin que d’offrir un service de taxi ponctuel, écrit par courriel un porte-parole de la GRC.


Ce passeur est bien au courant des risques qu’il prend. Il confie une astuce qu’il a développée pour éviter d’être personnellement identifié par les agents canadiens, à Roxham.


Mes chauffeurs et moi, on ne veut pas aller jusqu’à Roxham. Je laisse la camionnette dans une station-service de Plattsburgh [à 30 minutes de Roxham], à un homme de la région. Je le paie 200 $. Il prend la camionnette, et moi, je l’attends.


La fin du rêve américain?


La Floride semble être devenue l’un des points centraux de la migration irrégulière au Canada au cours des derniers mois, où un nombre record de demandeurs d’asile a franchi la frontière cette année.


Plus de 20 000 personnes sont déjà passées par Roxham entre janvier et juillet. Soit plus du total annuel de 2017, lorsque le stade olympique de Montréal avait été ouvert en urgence, durant l’été, pour héberger temporairement des migrants.


En réalité, contrairement à cette vague de demandeurs d’asile vers le Québec, le profil de ceux arrivant au Canada a considérablement changé. Dans un premier temps, ce sont des migrants installés depuis longtemps aux États-Unis qui ont fui les politiques de Donald Trump.


Désormais, de nombreuses personnes traversent directement ce pays, à partir du Mexique, pour se rendre à Roxham. Ici, les migrants sont souvent traités de criminels et d’illégaux, entre guillemets, déplore Paul-Christian Namphy, l’un des responsables de l’organisme floridien Family Action Network Movement.



« Cette idéologie d'extrême droite prend pied ici de plus en plus et on ne sait pas comment ça va se passer avec les prochaines élections. »


— Une citation de  Paul-Christian Namphy


Ne soyez pas surpris si les gens, les immigrants, y compris des Haïtiens, vont de plus en plus au Canada. Ça joue politiquement d’une façon très différente, estime-t-il, en faisant référence aux discours de l’ancien président américain ou à d’autres figures républicaines, comme le gouverneur actuel de Floride, Ron DeSantis.


Le gouvernement américain ne traite pas vraiment les Haïtiens d’une façon juste et bien.


Le père Réginald la main au ciel.


Le père Réginald officie en Floride.PHOTO : RADIO-CANADA


Le père Réginald Jean-Mary, de l’archidiocèse de Miami, est encore plus direct. Il affirme recevoir tous les jours des migrants en détresse, qui ont traversé toute l’Amérique du Sud pour arriver jusqu’aux États-Unis. Un simple arrêt avant le Canada.


Le prêtre, durant la messe à laquelle nous avons assisté, demande de prier pour les réfugiés, notamment ceux qui ont connu le drame de Del Rio. En septembre 2021, des milliers d’Haïtiens ont dormi sous un pont, à l’entrée du Texas, après avoir traversé le Rio Grande, le fleuve séparant le Mexique des États-Unis.


Des agents américains ont alors repoussé des migrants, à cheval et avec des lassos, provoquant la colère du président Joe Biden, tout en promettant d’expulser ces personnes dans leur pays d’origine.


Présent sur place, le père Réginald comprend le désir de ces migrants d’immigrer le plus au nord possible. Si on ne les accueille pas ici, ils doivent trouver un lieu qui les accueille.


Ce sont des vrais réfugiés, je les rencontre, ils continuent à souffrir, jure-t-il.


Son église organise tous les mois plusieurs séances d’aide à l’immigration. Lors de notre passage, sur la trentaine de personnes présentes, un tiers nous a dit vouloir venir au Canada le plus vite possible.


Quelques semaines plus tard, Enquête a d’ailleurs retrouvé l’une d’entre elles à Montréal. J’ai payé cash un homme qui m’a amené en camionnette. On était 13 dans le véhicule.


Un homme de dos.


Francisco a réussi à se rendre au Canada par un chemin autre que celui de Roxham.PHOTO : RADIO-CANADA


Des milliers de dollars pour des passeurs


La Floride n’est cependant qu’un bout d’une grande carte mondiale où tous les chemins mènent à Roxham. Plusieurs personnes nous ont dit avoir payé des milliers de dollars, dans différents pays, pour les conduire jusqu’à l’État de New York, afin de franchir la frontière canadienne.


Avec sa famille, Francisco a quitté la Colombie il y a quelques mois. Il affirme avoir été menacé par des groupes armés.



« Ça nous a coûté 6000 $ par personne pour arriver ici. C’était toutes mes économies. »


— Une citation de  Francisco


Un passeur mexicain s’est occupé de tout. Outre l’avion vers le Mexique et le passage aux États-Unis, il nous a filé le numéro de téléphone d’un Uber de la ville de Plattsburgh qu’on devait contacter avant d’arriver pour nous amener [à Roxham].


Les moyens d’entrée au Canada, sans passer par un poste officiel, sont nombreux. Quasi infinis.


Assis dans un café montréalais, Alex – un nom fictif – nous raconte son arrivée au Canada. Il fait partie de ces rares migrants qui n’ont pas utilisé le chemin Roxham. Et pour cause. Celui-ci était fermé durant la pandémie.


Originaire du Moyen-Orient, ce jeune homme a eu de multiples propositions, depuis son pays d’origine. Il lui suffisait de payer, là encore, quelques milliers de dollars.


On m’a proposé d’aller à Roxham contre 3, 4 ou 5000 $. Je connais des gens qui ont payé.



« Roxham, ça ne ressemble pas à un business. C’est un business. »


— Une citation de  Alex


Mais il a opté pour une route différente. Provenant d’une famille fortunée et diplômé d’une université, Alex a eu facilement un visa pour étudier aux États-Unis. Uniquement, glisse-t-il, grâce à ma situation financière.


Alex n’a jamais eu l’intention de rester aux États-Unis. Sur Google, il a repéré des passages permettant de traverser la frontière. Des chemins Roxham bis, tout simplement. Il s’y est rendu en taxi, avant de marcher jusqu’à Montréal.


Des amis à lui ont procédé autrement. Ils ont loué une maison, au bord d’un lac, proche de la frontière. Quelques jours plus tard, ils ont marché sur les galets, avec une allure de touristes, et sont rentrés au Canada.


Le propriétaire, qui était Canadien, leur a loué la maison sachant très bien qu’ils allaient traverser la frontière. Il a juste demandé de tout payer à l’avance, en argent liquide.


Ni Alex ni ses amis n’ont croisé de policiers américains ou canadiens, avant de se rendre à Montréal.


Les Américains « aveugles » volontairement


Comment ces passeurs et chauffeurs peuvent-ils aussi librement traverser les États-Unis pour aller jusqu’au chemin Roxham sans être inquiétés par des policiers américains?


La Gendarmerie royale du Canada nous a dit être dans l’impasse. Ces questions ne relèvent pas de nous, puisque la question des enquêtes aux États-Unis relève des Américains, nous a-t-on souligné.


Mais plusieurs sources nous ont confié que le gouvernement américain ferme les yeux sur cette situation. Un sentiment partagé par l’avocat en immigration, Richard Kurland.


Les Américains font nada, zéro, et j'admire la logique. Pourquoi allouer les ressources nécessaires pour empêcher le flot vers le Canada? Parce que l'objectif de leur système, c'est d'expulser ces gens, croit cet expert.



« Les Américains sont aveugles de façon volontaire. »


— Une citation de  Richard Kurland, avocat en immigration


Portrait de Richard Kurland.


Richard Kurland, avocat en immigrationPHOTO : RADIO-CANADA / ROMAIN SCHUÉ


Pourtant, le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis jure travailler en collaboration avec la police canadienne sur ce sujet.


Nous travaillons avec la GRC pour empêcher autant que possible les passages frontaliers illégaux, souligne un porte-parole.



« Nous continuerons de déjouer les plans de ceux qui tentent d'entrer illégalement dans l'un ou l'autre pays. »


— Une citation de  Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis


Le sujet est cependant plus complexe. Ancien agent affecté à la frontière canadienne, désormais à la retraite, Norman Lague connaît parfaitement cette situation.


Quand je travaillais à la frontière, on a demandé au procureur américain la possibilité d'appliquer une sorte d’accusation fédérale à ces personnes [qui conduisent des migrants vers le Canada], se souvient celui qui dirige depuis peu un café, à quelques kilomètres du chemin Roxham.


Portrait de Norman Lague.


Norman Lague, ancien agent affecté à la frontière canadiennePHOTO : RADIO-CANADA / ROMAIN SCHUÉ


Alors que les migrations irrégulières ont repris de l’ampleur et que ce commerce du transport s’est professionnalisé, Norman Lague reconnaît que la loi américaine manque de mordant. Ils transportent quelqu’un d’un point A à un point B, dans le territoire américain, et il n’y a rien dans la loi qui réponde exactement à ça, estime-t-il.


En attendant, ce ne sont ni les passeurs ni tous ceux qui en tirent un revenu conséquent qui s’en plaindront.


Avec la collaboration de Martin Movilla