L'Amérique qui en ignorait jusqu'ici l'existence n'a pas fini d'entendre parler de la Déclaration de Manhattan. Expulsé récemment de l'App Store d'Apple, ce mouvement de reconversion morale des États-Unis est devenu un martyr de la liberté de religion. Son «appel de la conscience chrétienne», signé en 2009 par quelque 150 leaders et universitaires catholiques, protestants et orthodoxes, serait désormais appuyé par des centaines de milliers de gens.
Se revendiquant du «seul vrai Dieu trinitaire» des Saintes Écritures, mais aussi de la «raison humaine», les rédacteurs interpellent d'abord leurs coreligionnaires, mais également les autres croyants et les non-croyants, sans toutefois mentionner les juifs et les musulmans. Ils se disent particulièrement troublés par trois courants qui, d'après eux, mettent actuellement en danger la nation américaine.
- La menace qui pèse sur la vie des foetus, des invalides et des personnes âgées avec l'acceptation grandissante de l'avortement, de l'eugénisme et de l'euthanasie;
- Les idéologies qui redéfinissent le mariage, une institution déjà minée par la promiscuité sexuelle, l'infidélité et de divorce, pour lui substituer le concubinage, l'union de même sexe, voire la polygamie;
- Le danger que fait courir à la liberté de conscience et de religion le recours aux tribunaux pour imposer aux croyants et à leurs organisations des pratiques opposées à leurs convictions.
L'idée d'une telle déclaration est venue du doyen d'une Faculté de théologie baptiste, Timothy George, lors d'une rencontre avec Chuck Colson, un complice du président Nixon dans le Watergate, devenu un ardent auteur baptiste. Le duo s'est adjoint Robert P. George, un brillant professeur de droit de Princeton, que la question de l'avortement a éloigné du Parti démocrate, lui valant du coup la faveur du président George W. Bush.
Tout en reconnaissant les faiblesses historiques des chrétiens et de leurs institutions, ces auteurs revendiquent l'héritage des chrétiens qui, sous l'Empire romain, rescapaient les «bébés jetés aux ordures» et dénonçaient l'acceptation de l'infanticide par les autorités d'alors. Ils révèrent aussi ces chrétiens qui n'ont pas abandonné les victimes des épidémies, et ont préféré mourir dans les colisées plutôt que de renier leur Dieu.
Ils rappellent que des papes ont dénoncé l'esclavage aux XVIe et XVIIe siècles, et que les John Wesley et William Wilberforce en ont aboli le trafic en Angleterre.
L'Europe devrait même à des chrétiens le rule of law, l'équilibre des pouvoirs d'État et l'accès à la démocratie, tandis qu'aux États-Unis, des chrétiennes é-taient à l'avant-garde de la lutte pour le vote des femmes. Les croisades civiles des années 1950-1960, illustrées par Martin Luther King, ont aussi un fondement chrétien: tout être humain reflète l'image de Dieu, quels que soient sa race, sa religion, son âge ou sa classe sociale.
Contre une «culture de la mort»
Malheureusement, déplorent les rédacteurs, ces valeurs qui sont à la base de l'histoire des États-Unis affrontent désormais une «culture de la mort», qui gagne du terrain dans les médias et jusqu'au Congrès. Même la Cour suprême y succomberait, voire le président, qui favorise le «clonage thérapeutique». Ce déclin serait, soutiennent-ils, la cause des maux qui affligent le pays (délinquance, drogue, délits, incarcération, détresse, désespoir).
Aussi les auteurs de la Déclaration de Manhattan et les autres signataires prennent-ils l'engagement de parler et de résister «en toute circonstance», comme l'écrit sa version française. Aucune puissance sur terre ne va les intimider, proclament-ils, en faisant l'éloge de la «désobéissance civile». Citant Tocqueville, ils écrivent: «La désintégration de la société civile est le premier pas vers la tyrannie.»
Cette désintégration serait déjà à l'oeuvre. Le professeur Robert George, s'appuyant sur des contestations de la liberté religieuse, y compris des lois déjà en vigueur, parle de travailleurs de la santé tenus de prêter assistance à des interruptions de grossesse, ou de pharmaciens que l'on obligerait à fournir des produits abortifs ou des pilules anticonceptionnelles. Toutefois, précise le doyen Timothy George, plusieurs signataires ne sont pas pour autant opposés à la réforme du système de santé du président Barack Obama.
Tout ce programme était pourtant suffisant, à en croire Apple, pour que l'on retire de l'App Store l'application du nouveau mouvement de Manhattan. Bien que l'entreprise de communication l'ait d'a-bord acceptée, la direction, sans plus s'en expliquer, a procédé à son éviction — à la requête, dit-on, d'une association de défense des droits des homosexuels. Des signataires chrétiens protestent contre cette censure. Mais d'autres, au contraire, s'inquiètent de cet «appel de la conscience chrétienne».
Des organisations religieuses socialement libérales, notamment celles qui appuient le mariage gai, trouvent la déclaration «exclusiviste» et contraire à l'enseignement de Jésus. D'autres jugent que les chrétiens des États-Unis font face à des problèmes bien plus importants que la «menace» qui guetterait la liberté religieuse. D'autres encore, notamment en milieu oecuménique, y voient un discours politique plutôt qu'une parole d'Évangile.
Un pasteur méthodiste, Harry Knox, a eu un commentaire plus sévère. «Il faut un profond cynisme de la part des responsables de ce document pour y poser en victimes parce qu'ils ne peuvent avoir la liberté de pratiquer, y compris avec des fonds publics, la discrimination contre les autres.» Plus d'un s'étonnera, en effet, de voir un mouvement évoquer la liberté de conscience pour sauver une nation en imposant une conception chrétienne de la morale.
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
La Déclaration de Manhattan
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