Comment Singapour, Astana et Saint-Pétersbourg donnent un avant goût du nouvel ordre mondial

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« L'ère de la domination occidentale touche à sa fin. »

En prévision du sommet crucial de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) qui se tiendra à Qingdao le week-end prochain, trois autres événements récents ont fourni des indices sur la façon dont le nouvel ordre mondial est en train de se mettre en place.



Le Forum économique d’Astana au Kazakhstan s’est concentré sur la façon dont des méga-partenariats sont en train de modifier le commerce mondial. Parmi les participants figuraient le président de l’Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB), Jin Liqun ; Andrew Belyaninov de la Banque eurasienne de développement ; l’ancien Premier ministre italien et président de la Commission européenne Romano Prodi ; le directeur général adjoint de l’OMC Alan Wolff ; et Glenn Diesen de l’Université de Western Sydney.



Diesen, un Norvégien qui a étudié en Hollande et enseigne en Australie, est l’auteur d’un livre incontournable intitulé Russia’s Geoeconomic Strategy for a Greater Eurasia [La stratégie géo-économique russe pour une Grande Eurasie], dans lequel il analyse dans les moindres détails comment Moscou envisage de «  gérer le continent depuis son centre en renforçant l’autonomie et l’influence collective et expulser l’hégémonie américaine, dirigée depuis la périphérie ».



Parallèlement, comme le soutient Diesen, Moscou vise à « assurer la durabilité d’une Eurasie intégrée en établissant un équilibre des pouvoirs ou ‘équilibres des dépendances’ pour éviter que le continent ne soit dominé par une seule puissance, la Chine, comme c’est fort possible ».



En bref, ce nouvel épisode du Grand Jeu tourne autour de «  la stratégie de la Russie pour renforcer son pouvoir de négociation avec l’Occident en pivotant vers l’Orient ».



En ce qui concerne Astana, Diesen m’a dit que l’AIIB sous Liqun « a pris la position la plus dure pour la défense de la diversification des instruments financiers, alors que Belyaninov était très critique à l’égard des sanctions anti-russes ».



Diesen soutient : « L’émergence de méga-blocs économiques améliore de fait les relations économiques en créant plus de symétrie. Par exemple, le CIPS (Cross-Border Interbank Payment System) de la Chine a sapé la capacité de SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) d’être utilisé pour la coercition économique, tandis que CIPS et SWIFT coopèrent toujours. De même, l’EAEU [l’Union économique eurasienne] tire sa force de sa capacité à s’intégrer à d’autres régions au lieu de s’isoler. »



Et voici l’argument décisif : « La coopération de la Chine avec l’EAEU atténue les préoccupations russes au sujet des asymétries et permet une plus grande intégration EAEU-NRS [Nouvelle route de la soie] sous la direction de l’OCS. De plus, contrairement à l’UE, l’EAEU offre de grands avantages aux non-membres en créant un corridor de transport efficace avec des tarifs et des normes harmonisés, etc. »



Diesen a fait remarquer comment Liqun, un personnage clé dans ce repositionnement, «  est très positif au sujet de l’Union économique eurasienne et insiste sur le jeu à somme positive de l’intégration des régions ». Liqun est « direct, honnête et énergique » et ne s’abstient pas de critiquer l’administration Trump, arguant qu’«  il n’y a pas de guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, c’est une guerre commerciale des États-Unis contre le monde entier ».



Ajoutez au débat le point principal d’Astana, ignoré par les médias occidentaux : l’Iran a signé un accord provisoire de zone de libre-échange avec l’EAEU, abaissant ou abolissant les droits de douane et ouvrant la voie à un accord final en 2021. Pour l’Iran, ce sera un ticket en or pour faire des affaires bien au-delà de l’Asie du Sud-Ouest, en s’intégrant davantage avec la Russie et le Kazakhstan, ce dernier étant un membre clé de l’infrastructure de la Nouvelle route de la soie (NRS).



Tout est question d’intégration eurasienne


Le Forum économique international de Saint-Pétersbourg (SPIEF) est l’équivalent russe du forum de Davos. Comme on pouvait s’y attendre, la couverture médiatique dans les médias occidentaux a été épouvantable – au mieux, ils ont présenté des extraits de la conférence de presse conjointe des présidents Vladimir Poutine et Emmanuel Macron.



Il n’a pas été fait mention, comme Asia Times l’a déjà signalé, de la façon dont Moscou a contribué à aplanir les différends entre la Corée du Nord et la Corée du Sud lors du sommet de Vladivostok de septembre dernier, soulignant la nécessité d’un plan d’affaires régional gagnant-gagnant, par exemple l’intégration du Transsibérien avec le futur chemin de fer trans-coréen, un élément clé de l’intégration eurasiatique.



Lorsqu’il s’agit de suivre cette intégration, le SPIEF est inestimable. La réunion de Saint-Pétersbourg a également été, comme d’habitude, un forum pour d’importantes discussions concernant l’Organisation de coopération de Shanghai. Un groupe d’experts a illustré comment l’OCS progresse rapidement sur le front commercial et économique ; nouveaux membres, l’Inde et le Pakistan sont maintenant très actifs au sein duBusiness Council de l’OCS. La discussion concernant le programme commercial, industriel et technologique pour les États observateurs était également importante ; c’est là que l’Iran, futur membre à part entière de l’OCS, prend sa place.



L’intégration de l’Eurasie a également fait l’objet d’un autre panel de discussion sur les nouvelles routes logistiques ouvertes par les corridors de transport internationaux – recouvrant en grande partie le programme de la NRS et de l’EAEU.



La relance des BRICS faisait également partie du tableau, comme l’atteste ce panel de discussion sur les BRICS en Afrique, intitulé « Tirer parti de la quatrième révolution industrielle » pour le développement économique, avec le président de la New Development Bank (NDB) des BRICS, Kundapur Kamath, et Jiakang Sun, vice-président exécutif du géant chinois COSCO Shipping Corp [compagnie de transport maritime chinoise, NdT].



C’est le ministre des Finances et premier vice-premier ministre, Anton Siluanov, qui a donné le coup d’envoi des relations entre la Russie et l’Europe : «  Comme nous le voyons, les restrictions imposées par les partenaires américains sont de nature extraterritoriale. La possibilité de passer du dollar américain à l’euro dans les règlements dépendra de la position de l’Europe à l’égard de Washington ».



Une fois de plus, l’UE était dans le viseur – sur deux fronts cruciaux, l’Iran et la Russie. Siluanov a laissé la porte grande ouverte : « Si nos partenaires européens déclarent sans équivoque leur position, nous pourrons certainement trouver un moyen d’utiliser la monnaie commune européenne pour les règlements financiers, tels que les paiements de biens et de services, qui sont aujourd’hui souvent soumis à des restrictions. »



Siluanov n’a pas manqué de mentionner que la Russie, autant que la Chine et l’Iran, est déjà en train de contourner le dollar américain. Cela représente trois pays cruciaux dans l’intégration eurasienne, et c’est la voie à suivre pour la NRS, l’EAEU, l’OCS et les BRICS.



L’énigme indo-pacifique


Pendant ce temps, le dialogue Shangri-La, le principal lieu de débat sur la diplomatie de défense dans la région Asie-Pacifique depuis 2001, s’est tenu à Singapour.



Avec le concept «  indo-pacifique » poussé à son extrême, c’était au Premier ministre indien, Narendra Modi, l’orateur principal, de trouver un juste équilibre.



Même si Modi a dit que l’Indo-Pacifique ne devrait pas se développer en tant que club exclusif, il a pris la peine de souligner que « l’Asie et le monde auront un avenir meilleur quand l’Inde et la Chine travailleront ensemble dans la sincérité et la confiance. L’Inde n’a aucune autre relation ayant autant de niveaux que celle avec la Chine. »



Le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a considéré l’initiative «  Indo-Pacifique » comme une « idée qui attire l’attention » mais qui « se dissipera comme de la mousse sur l’océan », et il espère que le Quarteron – États-Unis, Inde, Japon, Australie – ne se concentre pas uniquement sur la Chine, comme l’administration Obama précédente avec son « pivot vers l’Asie ».



Le problème est que l’accent mis sur l’Indo-Pacifique, dans la pratique, équivaut à un contrepoint militaire à la NRS, sans sa dimension de coopération économique de grande envergure, sauf quelques ébauches pour une « nouvelle infrastructure mondiale ». Comparez cela, par exemple, avec le financement par la Chine de plus de 130 projets dans le cadre de la coopération Lancang-Mekong, intégrant le Cambodge, le Laos, le Myanmar, la Thaïlande et le Vietnam dans l’économie chinoise.



La NRS est un projet dont le coût s’élève à plusieurs milliards de dollars, de niveau international, s’étendant sur plusieurs décennies et inclusif. Comme l’a dit Wang Yiwei, chercheur principal à l’Institut Chongyang pour les études financières de l’Université Renmin de Chine, «  Tous les membres de l’OSC participent à la NRS, et cette organisation [l’OCS] est la garantie au niveau sécuritaire de cette initiative ».



Parallèlement, lorsqu’il s’agit de la sphère indo-pacifique, les États-Unis, le Japon et l’Australie ne sont pas membres de l’OCS. Et l’Inde refuse toujours de reconnaître que l’OCS est liée à la NRS.



Cependant, tout ce qui concerne la NRS ne peut qu’entrer en conflit avec la profondeur et la portée des actions états-uniennes en Asie. Un stress au niveau sécuritaire est donc inévitable. Les 10 pays de l’ANASE, pris en sandwich, adoptent au mieux une stratégie d’attentisme. Seule l’Indonésie a fait un pas en avant en promouvant «  un concept de coopération indo-pacifique » non conflictuel.



L’essentiel tient dans la volonté de la Chine de multiplier des solutions structurées dans les relations internationales. Comme avec la diplomatie discrète mais énergique de Wang Yi, qui a organisé la première visite de Kim Jong-un en Chine ; le président Xi a renforcé son rôle de leader de la mondialisation 2.0 ; et les dirigeants chinois dans leur ensemble défendent le fait que l’avenir de la sécurité en Asie-Pacifique ne peut pas être l’otage d’une mentalité de guerre froide 2.0.



L’avertissement donné à la Chine par le secrétaire américain à la défense, James Mattis, à Singapour, la menaçant de « conséquences beaucoup plus importantes » si l’expansion de sa souveraineté sur la quasi-totalité de la mer de Chine méridionale n’est pas contenue, peut ne rester qu’une simple menace. Pékin n’a pas l’intention de restreindre sa liberté de navigation dans la mer de Chine méridionale ; pour un géant basé sur le commerce, ce serait contre-productif. Tout le jeu porte sur un contrôle géopolitique de haut niveau. Même le nouveau chef du Commandement indo-pacifique américain, l’amiral Philip Davidson, a dû admettre au Sénat américain qu’en cas de guerre entre la Chine et les États-Unis, Pékin l’emportera dans la mer de Chine méridionale.



Bienvenue dans le monde post-westphalien.


Dans son dernier petit traité, volontairement « provocateur », Has the West Lost It ? [l’Occident décline-t-il ?] l’ancien ambassadeur de Singapour auprès de l’ONU et actuel professeur de pratique des politiques publiques à l’Université nationale, Kishore Mahbubani, pose la question clé : «  Dans le contexte des 1800 dernières années, la période récente de relative sur-performance de l’Occident par rapport aux autres civilisations est une aberration historique majeure. Toutes ces aberrations ont une fin naturelle, et c’est en train de se produire maintenant. »



Il est éclairant de se rappeler qu’au cours du dialogue de Shangri-la d’il y a deux ans, le professeur Xiang Lanxin, directeur du Centre of One Belt and One Road Studies de la China National Institute for SCO International Exchange and Judicial Cooperation, a décrit la NRS comme le chemin vers un « monde post-westphalien ».



C’est là où nous en sommes maintenant. Les élites occidentales ne peuvent que s’inquiéter lorsque les banques centrales de Chine, de Russie, d’Inde et de Turquie augmentent activement leurs réserves physiques d’or ; lorsque Moscou et Pékin discutent du lancement d’un système monétaire adossé à l’or pour remplacer le dollar américain ; lorsque le FMI prévient que le fardeau de la dette de l’économie mondiale a atteint 237 000 milliards de dollars ; lorsque la Banque des règlements internationaux (BRI) prévient que, en plus de cela, il y a aussi une dette supplémentaire irrécupérable de 750 000 milliards de dollars en produits dérivés.



Mahbubani déclare l’évidence : « L’ère de la domination occidentale touche à sa fin ». « Les élites occidentales, ajoute-t-il, devraient se détourner de leurs guerres civiles intérieures et se concentrer sur les grands défis mondiaux. Au lieu de cela, elles accélèrent, de diverses manières, leur insignifiance et leur désintégration. »



Pendant ce temps, l’intégration eurasienne, telle qu’elle est décrite dans le livre de Diesen, met en place, lentement mais sûrement, l’avenir.