L'existence-même de l'Union européenne, ne contredit-elle pas les principes démocratiques de base ? L'économiste Jacques Sapir analyse les pratiques de l'Union et des gouvernements qui la composent.
Les principaux responsables de l’Union européenne se déchaînent contre la pratique des référenda, considérée comme non démocratique. Ceci peut se comprendre à la suite du référendum britannique, mais ne constitue en réalité qu’une argutie qui vise à renforcer la déclaration de Jean-Claude Juncker de janvier 2015 où il déclarait «qu’il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens». En fait, si l’on regarde l’histoire des référenda depuis le traité de Maastricht, elle est effectivement édifiante :
On constate que sur huit référenda, seuls deux ont été respectés. La pratique de l’Union européenne, et des gouvernements dans le cadre de cette Union européenne, se révèle donc largement anti-démocratique puisque remettant en cause dans 75% des cas un vote démocratiquement exprimé.
Si un plébiscite est bien un instrument non-démocratique, tout référendum n’est pas à l’évidence un plébiscite
De la pratique à la théorie…
Cette position n’est pas seulement une pratique. Elle a été théorisée dans une critique qui s’avère parfaitement convergente avec le discours tenu par l’Union Européenne. Il convient de s’y arrêter un instant pour chercher à comprendre de quoi il retourne en la matière. Jakab, après une analyse comparée des diverses interprétations de la souveraineté, avance pour le cas français que : «La souveraineté populaire pure fut compromise par un abus extensif de referenda sous le règne de Napoléon Ier et de Napoléon III, la souveraineté nationale pure ayant été perçue comme insuffisante du point de vue de sa légitimation».
C’est soutenir qu’un abus pervertirait le principe ainsi abusé. Mais il ne peut en être ainsi que si l’abus démontre une incomplétude du principe et non de sa mise en œuvre. Viendrait-il à l’esprit des contemporains de détruire les chemins de fer au nom de leur utilisation par le Nazis dans la destruction génocidaire des Juifs et des Tziganes ? Or, ceci est bien le fond du raisonnement tenu par Jakab. Pourtant, il est loin d’être évident dans l’usage politique fait du plébiscite que cet usage soit le seul possible. Si un plébiscite est bien un instrument non-démocratique, tout référendum n’est pas à l’évidence un plébiscite.
La confusion établie par l’auteur entre les deux notions est très dangereuse et pour tout dire malhonnête. La pratique qui consiste à assimiler référendum et plébiscite, car c’est de cela dont il est question dans le texte, est une erreur logique. La discussion se poursuit sur la portée qu’il faut attribuer à la décision du Conseil Constitutionnel concernant la Nouvelle Calédonie où il est dit que «la loi votée… n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution». Ici encore, on pratique de manière volontaire la stratégie de la confusion. Ce que reconnaît le Conseil Constitutionnel, en l’occurrence, c’est la supériorité logique de la Constitution sur la Loi. Ce n’est nullement, comme le prétend à tort Jakab l’enchaînement de la souveraineté. En fait, dire que le processus législatif doit être encadré par une Constitution ne fait que répéter le Contrat Social de Rousseau. Ce qui est en cause est bien le parti pris de cet auteur est de refuser ou de chercher à limiter le concept de Souveraineté.
L’obsession pour la rule by law (i.e. la légalité formelle) et la fidélité au texte tournent bien souvent à l’avantage des politiques gouvernementales quelles qu’elles soient.
Le positivisme juridique
Pour pouvoir ainsi limiter le principe de souveraineté, il est fait appel aux travaux de Hans Kelsen. On sait que, pour ce dernier, le droit d’un État est subordonné au droit international, ce dernier existant de manière implicite à travers un système de «lois naturelles» qui seraient propre à la condition humaine, servant alors de normes pour le droit des États. C’est le principe de la norme hypothétique fondamentale, dite aussi la Grundnorm (Grund désignant le fondement). On est ici en présence d’une norme de nature logico-transcendantale. Kelsen est fortement influencé par la logique du néo-Kantisme et la Grundnorm apparaît au sommet de la pyramide des différents niveaux de lois. Mais, les thèses de Kelsen sont loin de faire l’unanimité. Il lui est reproché, et non sans raison, un positivisme juridique qui aboutit à un aplatissement des principes du droit.
Les études de cas proposées dans l’ouvrage de David Dyzenhaus, The Constitution of Law, aboutissent à mettre en évidence une critique de ce positivisme. Elle permet de comprendre comment l’obsession pour la rule by law (i.e. la légalité formelle) et la fidélité au texte tournent bien souvent à l’avantage des politiques gouvernementales quelles qu’elles soient. À quelques reprises, l’auteur évoque ses propres analyses des perversions du système légal de l’Apartheid en rappelant que cette jurisprudence avilissante tenait moins aux convictions racistes des juges sud-africains qu’à leur «positivisme». Dans son principe, ce positivisme représente une tentative pour dépasser le dualisme de la norme et de l’exception. Mais on voit bien que c’est une tentative insuffisante et superficielle. En tant que via del mezzo, le positivisme échoue car il ne prend pas l’exception assez au sérieux.
Quelle norme ?
Néanmoins, on peut aussi soutenir que la Grundnorm est une norme hypothétique, un choix épistémologique qui permet de comprendre la juridicité de la Constitution et donc de l’ensemble de l’ordre juridique. En tant que norme supposée, elle ne disposerait d’aucun contenu. La démarche kelsénienne se situerait donc, en réalité, aux antipodes de la recherche jusnaturaliste des fondements d’un droit basé sur des normes morales. Mais, sur ce point, il est difficile de distinguer les différentes étapes de l’évolution de Kelsen, mais surtout de distinguer entre Kelsen et ses épigones et ses héritiers. La critique en jusnaturalisme semble ici bien pertinente à propos de l’héritage de Kelsen.
Malheureusement, du point de vue de la définition de la notion, la souveraineté comme telle n’est définie dans aucun traité international
À l’inverse, on peut considérer que le Droit International découle au contraire du Droit de chaque État, qu’il est un Droit de coordination. C’est la logique développée par Simone Goyard-Fabre. De plus, la notion de «loi naturelle» pose un vrai problème en ceci qu’elle prétend établir une spécificité radicale de l’action humaine, un schéma dans lequel il n’est que trop facile de voir une représentation chrétienne (la «créature» à l’image de son «créateur»). Accepter ceci sans discussion reviendrait à établir le Christianisme comme norme supérieure pour la totalité des hommes, et par là même à nier l’hétérogénéité religieuse avec toutes les conséquences dramatiques que cela impliquerait.
Centralité de la souveraineté
Andras Jakab se voit alors obligé de reconnaître que : «malheureusement, du point de vue de la définition de la notion, la souveraineté comme telle n’est définie dans aucun traité international (peut-être parce qu’un accord sur cette question serait impossible)». Il ajoute quelques lignes plus loin : «Mais l’acceptation totale du premier droit du souverain, c’est-à-dire l’exclusivité, n’est pas satisfaisante vu les défis nouveaux, notamment la mondialisation». Ce faisant il glisse, dans le même mouvement, d’une position de principe à une position déterminée par l’interprétation qu’il fait – et que l’on peut réfuter – d’un contexte.
La Souveraineté pourrait être mise à mal par l’existence de liens contractuels entre les États
Cette démarche a été critiquée en son temps par Simone Goyard-Fabre : «Que l’exercice de la souveraineté ne puisse se faire qu’au moyen d’organes différenciés, aux compétences spécifiques et travaillant indépendamment les uns des autres, n’implique rien quant à la nature de la puissance souveraine de l’État. Le pluralisme organique (…) ne divise pas l’essence ou la forme de l’État; la souveraineté est une et indivisible». L’argument prétendant fonder sur la limitation pratique de la souveraineté une limitation du principe de celle-ci est, quant au fond, d’une grande faiblesse. Les États n’ont pas prétendu pouvoir tout contrôler matériellement, même et y compris sur le territoire qui est le leur. Le despote le plus puissant et le plus absolu était sans effet devant l’orage ou la sécheresse. Il ne faut pas confondre les limites liées au domaine de la nature et la question des limites de la compétence du Souverain.
La démarche de Jakab a pour objet, consciemment ou inconsciemment, de nous présenter le contexte comme déterminant par rapport aux principes. La confusion entre les niveaux d’analyse atteint alors son comble. Cette confusion a naturellement pour objet de faire passer pour logique ce qui ne l’est pas : la subordination de la Souveraineté. Or, cette subordination est contraire aux principes du droit. Il n’est guère étonnant, dans ces conditions, que l’article de Jakab ait reçu tant de distinctions des institutions de l’Union Européennes. On comprend mieux aussi pourquoi il va, dans une autre partie de son article parler de «l’ignorance [des Etats membres] par rapport au défi constitutionnel de l’appartenance à l’UE». Cela revient à dire que la Souveraineté pourrait être mise à mal par l’existence de liens contractuels entre les États. On retrouve ici l’idée que les traités doivent s’imposer sur les choix démocratiques, autrement dit que le suffrage universel n’est plus l’expression de la souveraineté. Nous en sommes là dans la dérive que connaît aujourd’hui l’Union européenne et ses thuriféraires.
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