Monsieur Pratte,
Permettez-moi de réagir sur votre éditorial [Un vent de réalisme->4408].
Je suis d'accord pour dire que l'énergie éolienne n'est pas une panacée. Mais elle peut être une filière utile dans notre portefeuille énergétique si l'on s'y prend correctement pour la gérer en conjonction de l'hydroélectricité et d'autres filières renouvelables.
Soyons clairs : il n'y a aucune filière qui pourra satisfaire la demande de sociétés qui ne sachent juguler ses besoins. Et le problème du Québec, c'est que nous n'avons pas plus de culture d'épargne de nos ressources naturelles que nous en avons pour les épargnes monétaires. C'est la malédiction de la richesse. Nous bradons nos bénédictions pour des plats de lentilles.
L'Europe du Nord a été longtemps caractérisée comme des territoires manquant de ressources, hormis le bois et ses populations, d'où une culture économique très développée qui a formé le capitalisme naissant et l'éthique protestante du travail. Votre étude s'est faite dans le contexte européen du pourtour de la Mer du Nord qui possède une géo-économie très différente de la nôtre, et qui est caractérisée par l'exiguité des territoires et du manque de ressources hydroélectriques. Le pouvoir du vent varie sur plusieurs échelles de temps allant de la microturbulence à la variabilité synoptique de mi-échelle. La microturbulence se résout par l'inertie des mécanismes. Le reste de la variabilité temporelle peut être amorti par moyennage de la production répartie spatialement. Plus on déploie spatialement la production sur l'ensemble d'un territoire, moins sensible devient la production globale aux aléas du vent. Cela milite contre le développement concentré en une zone par un petit producteur ou une commune.
Historiquement, l'exploitation éolienne (non-électrique) s'est faite dans les Pays-Bas pour l'assèchement des Polders. Au Moyen-âge, les pourtours de la Mer du Nord et de la Mer Baltique étaient essaimés de villes franches réseautées par le commerce (Ligue Hanséatique). Les villes franches du delta du Rhin furent particulièrement favorisées grâce au trafic fluvial qui l'unissait aux ports méditerranéens de Marseille, de Gênes et de Venise. La croissance économique développera une société de plus en plus distincte de l'intérieur germanique. Vers la fin du Moyen-Âge, alors que l'Europe du Nord bascule dans le luthéranisme, les terres basses du Rhin adopteront le calvinisme et deviendront les Pays-Bas à la suite de la dislocation de l'empire des Habsbourgs.
Ce pays n'avait que deux avenues face à sa croissance démographique : la colonisation outre-mer et la conquête de terres. La première solution était facilité par sa culture de la Ligue hanséatique et des structures de corporations commerciales furent mises sur pied pour l'expansion outre-mer en Amérique du Nord (New York), aux Antilles, en Guyane, en Afrique Australe, aux Indes et Malaisie (Indonésie) et même dans le Pacifique (Australie, Nouvelle-Zélande et Japon). La seconde possibilité ne pouvait se faire aux dépens de ses voisins beaucoup plus puissants, alors le paysan néerlandais amoureux de son sol, décide de le conquérir sur la mer par l'établissement de digues et l'assèchement des marais et lagunes. Les moulins à vent feront de travail de pompage et pouvaient tolérer une grande variabilité météorologique.
Le Danemark est le berceau historique de l'électricité éolienne grâce au météorologiste et enseignant Poul Lacour. Ce descendant de Hughenots français avait une grande ambition : développer l'instruction publique en répandant l'éclairage intérieur à travers le pays qui permettrait l'étude pendant les soirées d'hiver, et ce, en commençant par le village où il enseigna. Thomas Edison avait inventé l'ampoule, mais seulement Copenhague avait une centrale électrique thermique alimentée au charbon. Les bourgades du pays étaient trop isolées et trop pauvres pour développer un réseau électrique alimenté par des centrales fonctionnant au charbon importé.
L'empire colonial du Danemark s'était réduit au Groenland, à l'Islande et aux îles Féroés qui ne pouvaient suppléer énergétiquement. Poul Lacour chercha l'autarcie énergétique en prenant l'unique richesse qu'il savait exploiter : le vent. Il couplera un moulin à vent à une génératrice pour produire de l'électricité. Pour parer à la variabilité du pouvoir, il chercha à emmagasiner l'énergie dans des piles. Aucune pile de l'époque ne pouvait répondre à ses besoins. Poul Lacour décidera de convertir l'électricité en hydrogène par hydrolyse et d'obtenir une source continue par oxydation. C'est à ma connaissance, le premier cas d'usage de l'hydrogène comme vecteur d'énergie, quoique Jules Verne eût mentionné dans un de ses romans, qu'une fois tout le charbon sera brûlé, il ne restera à l'humanité qu'à brûler de l'eau. Il n'obtint cependant pas assez de pouvoir pour une pile efficace. Il tenta d'exploiter directement l'hydrolyse éolienne dans un éclairage au gaz d'hydrogène. Malheureusement, un incident provoqua une explosion de lampe, brisant quelques vitres de l'école et tuant la filière hydrogène.
Le Danemark est revenu près d'un siècle plus tard à la filière du vent pour couper sa dépendance aux hydrocarbures. La variabilité temporelle du vent ne pouvait être compensée par l'échelle spatial restreinte. Le royaume devait soit importer du courant d'Allemagne, soit le produire sur place. Dans les deux cas, ni le charbon, ni le mazout et ni le nucléaire ne peuvent fournir sur une demande variant d'heure en heure. La seule avenue disponible complémentaire à l'éolien étant le gaz naturel provenant de la Mer du Nord ou de Russie. Les gisements de la Mer du Nord sont plus coûteux et ont déjà atteint leur pic de production. Les importations de Russie ont subi les aléas politiques entre Poutine et les anciens états soviétiques. Pour continuer la filière éolienne, le Danemark doit s'associer énergétiquement à son voisin suédois pour bénéficier de son potentiel hydroélectrique en temps que réservoir énergétique pour amortir les chutes de vent, et de lui renvoyer ses surplus de pouvoir lors des pointes de vent. La Suède y trouve son intérêt avec ses objectifs ambitieux visant l'élimination de sa consommation pétrolière.
Vous l'avez écrit vous-même. La filière éolienne permet de recharger les réservoirs hydroélectriques. Nous avons frôlé la catastrophe au tournant du millénaire avec des réservoirs presque secs pour fournir les exportations et faire rentrer des devises. Le tout hydroélectrique imposerait un harnachement continu de nos rivières, et donc des immobilisations de plus en plus coûteuses dues à leur éloignement et leur potentiel de rendement décroissant. Nous frappons déjà un mur avec les négociations territoriales des Premières Nations, cette filière impose un ordonnancement serré des projets de développements des bassins versants.
L'avantage de l'éolien reste sa rapidité de déploiement et les moindres immobilisations. Quant à l'annulation des émissions de carbone parce que l'éolien remplace l'hydroélectricité, c'est un faux argument. La houille blanche est emmagasinable comme de l'argent dans un compte de banque et donc ne se perd pas autrement que par évaporation. La variabilité du potentiel hydroélectrique est saisonnière et l'échelle de variabilité du potentiel est plus reliée aux variations climatiques qu'aux variations météorologiques.
Côté négociation territoriale avec les propriétaires fonciers, il y a eu des dérapages. C'est toutefois le prix de l'apprentissage. Il sera plus facile dans l'avenir de déployer les équipements d'éoliennes. Loin de nécessiter de nouveaux équipements hydroélectriques, la filière éolienne permet de valoriser le patrimoine hydroélectrique actuel, et de retarder la nécessité de nouvelles immobilisations pour l'harnachement de la houille blanche. Ce qui donnerait un meilleur rapport de force pour l'État dans ses négociations territoriales, avec les syndicats financiers et avec ses gros clients potentiels (états voisins et industries énergivores).
Vous écriviez sur les problèmes de stabilité, de fiabilité et de prévisibilité. Le défi technologique peut être la complexité du déploiement des équipements et de l'arbitrage des productions pour fournir un pouvoir électrique ajusté à la demande. Ce défi est d'autant plus compliqué par la kyrielle de producteurs indépendants fournissant Hydro-Québec. La filière éolienne n'aurait jamais dû être confiée au privé. Une reprise de ce secteur peut s'avérer nécessaire, soit par nationalisation, soit en reprenant les fournisseurs en faillite. Je comprends votre haut-le-coeur dû au traumatisme de votre propriétaire Power Corporation, forcé de céder la Shawinigan Power à Hydro-Québec sous le gouvernement Lesage.
Le problème de l'étude de la firme britannique ABS Energy Research est celui du paradigme économique : le Royaume-Uni a subi la révolution thatcherienne avec la dénationalisation des services publics et la prolifération des partenariats public-privé.
Quant à la géo-économie, le potentiel hydroélectrique de l'Allemagne et de la Grande-Bretagne est moins intéressant qu'au Québec, et gêné par la densité démographique riveraine et par le patrimoine historique. Pour ces états, les filières du charbon et du nucléaire pourraient assurer l'autarcie énergétique, mais ne constituent de sources propres. La Grande-Bretagne pourrait développer la filière marémotrice par hydroliennes qui constitue un fort potentiel. Le hic est sa variabilité semidiurnal et mensuelle, mais qui reste prévisible. Des centrales thermiques au gaz naturel doivent être déployées pour compenser la filière éolienne. Ce qui met l'Allemagne à la merci de la Russie tandis que le Royaume-Uni se cramponne sur ses gisements de la Mer du Nord.
Le plus gros problème de l'expansion des infrastructures énergétiques est la stagnation mentale des producteurs. En Europe, on essaie de remplacer la houille et l'anthracite par le vent. Ici, nos castors d'Hydro-Québec se demandent comment harnacher le vent. Et pourtant, tous devraient se tourner vers Power Corporation qui a su migrer de l'énergie aux finances. Les filières énergétiques sont un patrimoine de richesses qu'il faut savoir bâtir tel un portefeuillle. D'abord, nous disposons de peu de capitaux. Il nous faut investir soigneusement. Les obligations les plus intéressantes demandent des immobilisations importantes du capital. On peut tout miser sur les actions d'une compagnie donnant de bons rendements si on est aggressif, mais c'est très risqué et la croissance peut plafonner ou la compagnie cesser d'opérer. On répartit nos investissements dans différentes actions et en équilibrant avec des obligations pour mitiger les risques, mais nous ne disposons pas assez de capital. Alors, nous syndiquons notre capital avec autrui dans des fonds d'investissement, tels des moulins à profits, pour obtenir du rendement soutenu. C'est cette façon de penser qu'il faut avoir pour bâtir un portefeuille énergétique. Certaines filières sont renouvelables et stockables, d'autres sont renouvelables mais ne peuvent être disposés selon la demande.
En plus des filières hydroélectrique, éoliennes et marémotrice, on peut penser à des avenues telles la géothermie, l'aménagement solaire passif, l'exploitation de la fermentation des bouses de vaches et du purin de porc. La houille blanche sera la filière ajustable pour rencontrer la demande. Les accords qui nous lient à Alcan et à Norsk Hydro comportent des clauses les obligeant à baisser leur production lorsque Hydro-Québec n'arrive plus à s'ajuster à la demande de son marché. Évidemment, cela nous coûte beaucoup lorsqu'on recourt à de telles clauses. La société d'état préfère plutôt l'importation de l'énergie ou de faire un appel au public pour limiter la demande. Une autre avenue à explorer pour la société d'état serait la production et le stockage d'hydrogène en tant qu'utilité publique. Je ne crois pas à la voiture propulsée par l'hydrogène. Mais dans trente ans, nous serons peut-être appelés à remplacer les infrastructures du gaz naturel pour les adapter à l'hydrogène. Et si l'hydrogène n'est pas contaminé par son transport ou sa combustion, l'utilité pourrait servir aussi à fournir de l'eau que nous n'aurions pas à filtrer, principalement intéressant dans les grands bâtiments disposant de chauffage central. Pour fabriquer et stocker de l'hydrogène, nous pouvons tolérer facilement la variabilité du vent, tel le paysan hollandais asséchant son polder.
En somme, la filière du vent peut promettre plus que du vent. Je déplore le ton défaitiste de votre éditorial, mais comme vous, je remarque qu'il faut faire un effort d'imagination et de conscientisation. Et surtout, assurons-nous du bon paradigme économique qui favorisera son essor dans notre contexte géo-économique.
Francis Déry
Montréal
Réplique à André Pratte
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