André Jetté, maire de Saint-André-d’Argenteuil, dans les Laurentides, n’a que de bons mots pour Enbridge. À sa demande, la société albertaine, spécialisée en transport de pétrole par oléoduc, a versé 30 000 dollars à la petite municipalité pour financer l’achat d’une camionnette, d’un véhicule tout-terrain amphibie et d’équipement d’intervention en forêt pour ses pompiers. « Le rôle d’un maire, c’est de s’organiser pour fournir des services de qualité tout en maintenant le taux d’imposition le plus bas possible, dit-il. Je n’ai aucun malaise à recevoir cet argent. »
Saint-André-d’Argenteuil n’est pas la seule ville à avoir bénéficié de l’aide d’Enbridge. À Saint-Placide, 15 000 dollars ont permis d’acheter des ordinateurs ainsi qu’une caméra thermique à infrarouge. À Mirabel, 10 000 dollars ont été consacrés à l’achat d’une génératrice pour la centrale de coordination des mesures d’urgence de Saint-Janvier et 20 000 dollars ont été affectés à l’acquisition d’un logiciel qui permet de suivre les déplacements des pompiers sur les lieux d’un incendie.
Qu’ont en commun ces municipalités ? Elles sont traversées par le pipeline 9B, qui transporte du pétrole raffiné de Montréal à Sarnia, en Ontario, et dont Enbridge renversera le flux pour acheminer le pétrole extrait des sables bitumineux de l’Ouest vers les raffineries de l’est de Montréal. Ce projet, qui a reçu l’aval de l’Office national de l’énergie en mars 2014 sans opposition majeure des municipalités, prévoit aussi augmenter la capacité du pipeline pour la faire passer de 240 000 à 300 000 barils par jour.
Depuis 2009, Enbridge invite toutes les municipalités canadiennes qui se trouvent à proximité de ses pipelines à se prévaloir d’un programme d’aide financière dans le but d’améliorer leurs services d’urgence. Aux États-Unis, le même programme avait été mis sur pied en 2002, année où il y avait eu un déversement.
L’automne dernier, Enbridge a aussi lancé le projet-pilote Corridor vert du Québec. L’objectif est de reboiser des espaces en milieu urbain en remplacement de chaque arbre que l’entreprise doit couper sur les bandes de terre où est enfoui son pipeline 9B lors de l’entretien de celui-ci. Ainsi, 7 900 arbres ont été plantés à Rigaud, Mirabel et Sainte-Anne-des-Plaines, et des ententes avec d’autres municipalités pour la plantation de 7 000 arbres de plus sont en voie d’être conclues.
Au total, Enbridge verse annuellement quelque 15 millions de dollars aux collectivités touchées par ses activités, ce qui représente environ 2 % de ses profits et une fraction de son chiffre d’affaires, qui s’élève à 30 milliards. « C’est une façon de montrer sur le terrain les valeurs de notre entreprise », dit Éric Prud’Homme, chef principal des affaires publiques d’Enbridge pour l’est du Canada.
Toutes les municipalités ne choisissent cependant pas de faire appel à cette aide. Invitée par Enbridge à se prévaloir de son financement pour aménager un parc aux abords d’une station de pompage, Terrebonne a préféré s’abstenir. « Ça n’était pas dans nos projets et nous ne voulions pas que les gens croient qu’on essayait d’obtenir nos faveurs », dit Isabelle Lewis, directrice des communications de la ville, laquelle s’est prononcée en faveur de l’inversion du pipeline en raison des retombées économiques régionales. « Les représentants d’Enbridge sont très courtois, ajoute-t-elle. Chaque année, ils rendent visite aux propriétaires des 200 résidences où passe le pipeline et les tiennent au courant des mesures d’urgence, qui sont révisées annuellement. Mais à la ville, nous faisons notre travail de lobby auprès des gouvernements afin de faire valoir les inquiétudes des citoyens concernant les risques environnementaux. »
En 2011, à Terrebonne, un déversement de 4 000 litres de pétrole était survenu à la station de pompage d’Enbridge — qui se trouve à proximité du cégep, de commerces et d’une garderie —, et la municipalité avait reproché à l’entreprise de ne pas l’en avoir informée. Dans une lettre du 12 décembre 2013 adressée à Denis Lévesque, alors directeur général de la ville de Terrebonne, Enbridge précisait qu’elle avait respecté le protocole en vigueur à l’époque en prévenant le Bureau de la sécurité des transports du Canada et Urgence-Environnement Québec, mais qu’elle n’avait pas cru bon d’avertir la ville, puisqu’il n’y avait pas eu d’incendie ni d’écoulement à l’extérieur de son site.
Éric Prud’Homme affirme que la sécurité est une priorité pour Enbridge et insiste sur le fait que l’aide financière de l’entreprise aux municipalités relève de sa responsabilité et non d’une quelconque stratégie pour endormir ou acheter la population. « Nos investissements dans les collectivités sont faits en toute transparence et nous en sommes fiers, dit-il. Les services d’incendie sont les premiers répondants dans les municipalités en cas d’incident. Quand on fait don aux pompiers de masques respiratoires, comme ç’a été le cas à Rigaud, c’est pour assurer la sécurité des gens ! »
La générosité d’Enbridge ne se limite pas à la sécurité et au reboisement. La liste des organismes qui bénéficient de ses dons et commandites est longue, depuis l’hôpital le plus moderne jusqu’au plus petit centre communautaire. À Mirabel, elle a versé près de 40 000 dollars en trois ans pour financer la Fête de la pêche, qui se tient en juin dans le bois de Belle-Rivière. Les sommes ont aussi servi à installer des panneaux d’interprétation de la nature et à rénover des refuges pour randonneurs. La compagnie commandite également le Cyclo-défi Enbridge contre le cancer, au profit de l’Hôpital général juif de Montréal, et elle finance paniers de Noël et visites des musées pour les familles défavorisées de l’est de la métropole.
« Enbridge est toujours active auprès des collectivités où passe son pipeline, alors elle a leur appui quand une polémique survient, dit Bernard Motulsky, professeur au Département de communication sociale et publique de l’UQAM. On peut contester ce qu’elle fait, mais l’entreprise est considérée comme un modèle dans ses relations avec les collectivités. »
La stratégie est bien huilée et… efficace. Peu de citoyens et d’élus municipaux se sont levés pour aller manifester contre le renversement du pipeline, dût-il passer sous une garderie ! Bien des promoteurs au Québec rêveraient d’une telle bénédiction de la population.
Les groupes environnementaux, pour leur part, n’en démordent pas : ils continuent de dénoncer le projet d’inversion, parce qu’il encourage l’exploitation des sables bitumineux. Et parce que, selon eux, l’augmentation du nombre de barils transportés accroît les risques de déversements, puisque le pétrole de l’Ouest est plus corrosif et peut endommager le pipeline.
Mais ils reconnaissent que leurs levées de boucliers ont peu d’échos parmi la population. « Les gens ne sont pas insensibles à tous les dons que fait Enbridge dans les municipalités. C’est une société qui a de grands moyens, ce qui lui permet d’être présente partout. Nous ne nous battons pas à armes égales », se défend Patrick Bonin, responsable de la campagne Climat-Énergie à Greenpeace Canada.
« Les dirigeants d’Enbridge sont très habiles, car ils ne soulèvent pas de vagues dans la population en général. Ils savent rester sous les radars en ne s’adressant qu’aux résidants concernés », explique Olivier Huard, de la Coalition Vigilance Oléoducs.
Malgré ses efforts, l’entreprise a du mal à se débarrasser de sa mauvaise réputation en matière d’environnement. Selon l’Institut Polaris, groupe de réflexion indépendant qui s’oppose à l’exploitation des sables bitumineux, Enbridge est à l’origine de 804 déversements en Amérique du Nord de 1999 à 2010. Le plus connu est l’important déversement de 3,2 millions de litres de pétrole dans la rivière Kalamazoo survenu en 2010 à Marshall, petite ville du Michigan que traverse un de ses pipelines.
C’est pour cette raison qu’en 2012 Enbridge a été retirée du palmarès des 50 entreprises canadiennes les plus responsables présenté chaque année par la société Sustainalytics. « La controverse qui entoure Enbridge est encore trop forte », dit Luke Raftis, analyste du secteur de l’énergie chez Sustainalytics. Depuis, elle a toutefois resserré ses normes de sécurité et amélioré ses pratiques, précise-t-il, ce qui pourrait lui donner une chance de réintégrer le classement.
En 2014, le magazine canadien Corporate Knights l’a placée au 75e rang de son palmarès annuel des 100 entreprises les plus durables au monde, The Global 100. Comme quoi Enbridge ne fait jamais l’unanimité…
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