Entendez-vous ce bruit ?

Je vois et j’entends tout cela. J’entends le bruit des casseroles. J’entends crier la souffrance des gens. J’entends crier la solitude des gens, leur détresse, leur désarroi. Je les entends crier leur rage, leur colère. Je les entends même en être fiers.

Conflit étudiant - Désobéissance civile - 22 mai - un tonnerre d’espoir

Reynald Robinson - Ce soir, j’ai pris ma casserole et je suis sorti timidement dans la rue. Des gens déambulent. Je me demande qui a sa casserole. Je suis gêné. Je n’ai pas envie d’être seul sur le trottoir à faire du bruit. À déranger.
Puis, je vois un jeune garçon, un ado, avec sa mère et sa grand-mère. Son grand-père est là aussi. Il marche derrière eux d’un pas lent. Il boite. Mais dans sa main, lui aussi, comme les autres, il a sa casserole. Je les rejoins, nous croisons une fille. Comme elle porte un carré rouge, nous lui demandons si elle sait où est la manif. « Sur Hochelaga, dit-elle, place Charles-Valois. » Nous nous y rendons, casseroles en main. En route, je regarde sur mon portable. Il est 20 heures. Et nous ne sommes encore que notre petit groupe.
Le jeune homme et moi nous nous regardons. Oserons-nous ? Oui. Lui d’abord. Puis nous tous. Nous tapons avec nos cuillères de bois sur nos vieilles casseroles. Une autre retentit au loin. Une autre. Une autre encore. De jeunes étudiants sortent dans la rue. Ils marchent vers la place Valois. Ils tapent en rythme, eux. Nous apprenons. Ils marchent d’un pas ferme, eux. Ils ont de l’expérience. Puis au loin, la place Charles-Valois.
La grand-mère et le grand-père trouvent un banc pour s’asseoir. Ils tapent en tremblant sur leur casserole. Il y a cent, puis deux cents, puis trois cents, puis mille personnes. Nous nous mettons en marche. Les voitures de police se dissimulent au coin des rues, prennent des ruelles, nous croisent quelques fois. Les jeunes regardent les policiers, droit dans les yeux. Sans peur et sans arrogance. Mais avec conviction. Je vois même des policiers baisser les yeux. J’en vois un en particulier. Il a l’âge des étudiants. J’ai le sentiment qu’il réalise qu’il a choisi un travail qui le dépasse. […] Je crois que ce soir, il ne fait pas le métier qu’il rêvait de faire.
Enfants, hommes, femmes, aînés, gens en fauteuil roulant, gens de toutes origines, la foule prend l’itinéraire qu’elle veut, et ce, malgré la police, malgré la loi. […] Et tout le long du parcours, sur les balcons, sur le trottoir, aux fenêtres, des gens ont sorti leurs casseroles, des gens tapent fort eux aussi, en écorchant la loi spéciale à coups de sacres. Des gens protestent et crient et rient. Des gens applaudissent. Des gens tapent fort. Fort. Fort.
Certains se joignent à la marche. D’autres, trop timides sans doute, tapent en restant presque cachés derrière une porte ou un arbre. On ne voit et n’entend que leur casserole.
Je marche et, tout à coup, au détour d’une rue, à la fenêtre d’un immeuble, je vois une femme, en tenue légère, les seins presque découverts, les traits tirés bien qu’elle soit trop maquillée. Elle regarde la foule et sourit. Bien qu’elle soit encore jeune, il lui manque des dents. Je vois qu’elle tient dans une main une bouteille de bière, dans son autre main, une cuillère. Je vois qu’elle frappe sa cuillère sur sa bouteille de bière. Elle frappe, frappe et je vois des larmes qui coulent sur sa joue.
Je vois et j’entends tout cela. J’entends le bruit des casseroles. J’entends crier la souffrance des gens. J’entends crier la solitude des gens, leur détresse, leur désarroi. Je les entends crier leur rage, leur colère. Je les entends même en être fiers.
Je vois tous ces jeunes qui marchent, qui voient, qui entendent la même chose que moi. Ils marchent toujours d’un pas aussi assuré. Et ce sont eux que l’on appelle des enfants rois ? Ce sont eux que l’on juge bébés gâtés ? Non ! Les vrais enfants rois dirigent nos gouvernements, nous vendent, nous mentent, nous escroquent, nous donnent leur avis, commentent nos gestes, font du sensationnalisme.
Les vrais enfants rois fondent un nouveau parti politique aux moindres petits désaccords. Ils se croient au-dessus de tout. Ordonnent aux policiers de nous mater et se réfugient dans leur grosse cabane insonorisée. Ils croient que l’on peut nous manipuler avec des sondages. Ils tentent de nous diviser, les jeunes contre les vieux, de diviser les régions les unes contre les autres, Québec contre Montréal.
Les vrais enfants rois croient que la seule façon de penser passe par l’économie, leur économie, leur talent pour la magouille et le mensonge. Les vrais enfants rois croient que, dans la vie, certains gagnent et certains perdent. Non ! Qu’ils sachent que la vie est plus que ça. Plus surprenante qu’ils ne le croient.
Qu’ils se taisent, ces enfants rois, et qu’ils entendent le bruit des casseroles. Une seule fois. Qu’ils sachent que les vrais grands de ce monde, ceux et celles dont l’histoire retient le nom, ont eux aussi défié la loi. Le fils de Dieu lui-même, Gandhi, le dalaï-lama, Jean-Paul II, Victor Hugo, Émile Zola, etc. Le progrès social est une succession de lois transgressées. Laissez-nous tranquilles avec votre petite morale à cinq cennes, messieurs et mesdames, ceux et celles qui prônent la loi et l’ordre en tout temps. Le peuple sait quelle loi il faut respecter et quelle loi n’a pour seul mérite que d’être bafouée. Le peuple pense et réfléchit, et malgré votre complaisance.
Je suis rentré chez moi le soir, fatigué. J’ai dû marcher trois heures. Je suis rentré chez moi et les jeunes, eux, marchaient encore, encore, encore en tapant inlassablement sur leur casserole.
Et ce sont eux que l’on dit paresseux et gâtés. Attention ! Entendez les cris de leurs casseroles.


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