La confrontation avec la Grande-Bretagne et les États-Unis a toujours été la base du discours politique de la Russie, mais pour l’élite politique post-soviétique, ce que Poutine a déclaré le deuxième jour du Forum Économique International de Saint-Pétersbourg de 2019 était une insolence inimaginable. Ce fut l’effondrement de tous les canons et des orientations précédentes.
Ce que Poutine a dit depuis la tribune principale du forum, le vendredi 7 juin, restera dans l’histoire comme le deuxième discours de Munich. On peut chercher des analogies dans le discours de Churchill à Fulton, à la différence près que le discours de Poutine n’était pas aussi passionné et péremptoire. Poutine a depuis longtemps acquis la réputation d’un homme politique dont la main de fer porte toujours un gant de velours.
Mais cela ne change pas son essence : Poutine a annoncé pour la première fois au monde que la Russie ne reconnaît plus le système établi de domination mondiale des États-Unis. Qui plus est, la Russie lance un défi total à ce système et s’unit à la Chine et au reste du monde dans cette confrontation, ou plus précisément à ses parties qui n’ont pas perdu la volonté d’échapper au joug américain et qui cherchent une force à laquelle ils peuvent se joindre.
Il y a là une différence : ne pas reconnaître de facto, reconnaître de jure, et arrêter de reconnaître de jure, puis annoncer ouvertement qu’il y a désormais officiellement deux blocs dans le monde : ceux avec les États-Unis et ceux contre eux. Et la Russie est avec ceux qui sont contre les États-Unis. Ce choix est littéralement subi par l’élite politique actuelle de la Russie. Plus précisément, son avant-garde en a souffert, ses groupes dirigeants, ceux qui font partie du cercle restreint de Poutine et qui construisent leur pouvoir sur l’État, son pouvoir et sa souveraineté.
Ces groupes comprennent qu’ils sont contrés en Russie par des forces puissantes ayant une conception complètement différente de la domination, par ceux qui construisent leur position sur la base des cercles financiers et politiques de la Grande-Bretagne et des États-Unis, dont les enfants y vivent et étudient, et par ceux qui maintiennent leurs affaires dans la juridiction anglo-saxonne.
Ces forces exigent la subordination des intérêts nationaux de la Russie et de sa classe politique dirigeante aux intérêts des cercles dirigeants de l’Angleterre et des États-Unis. Car c’est cette condition dont ces cercles dirigeants ont besoin, et c’est dans leur domination qu’ils voient leurs chances de prospérité. Mais de plus en plus dans l’élite de la Russie la scission apparaît, et Vladimir Poutine réduit soigneusement la virulence de la confrontation des groupes de l’élite divisée.
Il est très difficile d’être un arbitre dans une telle situation, où l’économie, la propagande, l’armée, les services secrets, les élites régionales et fédérales, les entreprises, les syndicats, la bureaucratie, le peuple… Chaque département défend ses propres intérêts. Comment exprimer dans une telle situation le sens caché de la politique, de chacune de ses décisions ?
Poutine a attendu pendant 12 ans. Douze ans se sont écoulés depuis le premier avertissement, le discours de Munich, dans lequel Poutine avertissait que l’Occident était au bord d’une confrontation dangereuse, et que dans cette confrontation il surestime ses forces. Pendant 12 ans, l’Occident n’a pas cru à ces avertissements. Et maintenant, comme on dit, « ça devait arriver ».
Ayant rejeté tous les ambages, sans la moindre insinuation et sans tourner autour du pot, Poutine a annoncé pour la première fois de sa carrière politique l’intention de la Russie de séparer l’Europe des États-Unis. C’est exactement ce à quoi sert la construction de l’opposition américano-européenne dans son discours, indiquant un conflit d’intérêts aigu et inconciliable entre l’Europe et l’hégémon anglo-saxon.
Non seulement Poutine a une fois de plus fait de la publicité pour Nord Stream 2, mais il a montré qu’il répondait aux intérêts les plus profonds de l’Europe. Sinon, l’Europe n’aurait jamais adhéré à ce projet. Et il a également montré toute l’incohérence entre ces intérêts européens et les intérêts américains, qui se tournent de plus en plus vers le langage des ultimatums et de la torsion de bras dans les conversations avec l’Europe. Dans un monde où la domination américaine illimitée règne en Europe, les élites européennes actuelles n’ont pas leur place, même physiquement.
Poutine, après avoir souligné la contradiction entre les intérêts des États-Unis et de l’Europe, non seulement les a abordés, mais s’est concentré sur ce nœud névralgique avec toute sa force de pression. Derrière le conflit d’intérêts autour du gazoduc, il y a un conflit de tous les intérêts vitaux. L’Europe a même cessé d’être un vassal pour les États-Unis, c’est maintenant une ressource pour les États-Unis, une ressource sans laquelle les États-Unis cessent d’exister en tant qu’hégémon, ou peut-être même en tant qu’État.
Pour l’Europe, le différend avec les États-Unis n’est pas un malentendu sur la question d’une divergence d’interprétation des principes démocratiques ; c’est un différend existentiel entre prédateur et victime. La trêve des eaux est terminée, pour le lion anglo-saxon, le daim européen n’est plus un moyen de conquérir par sa quiétude, mais une proie, que le chasseur doit tuer et dévorer, s’il ne veut pas mourir de faim.
Et cela signifie que la mort menace, avant tout, l’Europe, et de là, d’où elle a toujours eu l’habitude d’obtenir sa subsistance, tout en obéissant à la volonté du gardien. Maintenant, toutes les vitamines distribuées doivent être remboursées. L’Europe se trouvait dans la situation d’une vache qui ne croyait toujours pas qu’on ne la nourrissait que pour la traire tout le temps, puis pour la manger. Maintenant elle commence à le comprendre, et Vladimir Poutine le dit haut et fort au monde entier.
La justification de Poutine pour la campagne globale contre les États-Unis est qu’il a accusé ces derniers de détruire le cadre juridique commun existant. Les États-Unis sont passés à des méthodes de mainmise directe et musclée, ce qui crée une réalité totalement nouvelle. À travers le monde, des potentiels d’économies nationales en pleine croissance se créent déjà, et ces peuples sont prêts à se défendre par tous les moyens contre l’agression américaine.
Il est intéressant de noter que ce n’est pas Xi Jinping, mais Poutine qui a donné l’exemple de l’agression américaine contre la société chinoise Huawei, montrant ainsi que les positions de la Chine et de la Russie dans cette confrontation sont communes. La crise économique mondiale est liée à l’épuisement des marchés existants et à l’inévitabilité de la redistribution des forces. Et le discours de Poutine est un avertissement direct adressé aux États-Unis sur les limites de ce qu’ils peuvent faire.
Si vous êtes un hégémon, et que soudain quelqu’un vient vous tracer une ligne à la craie sur le sol et vous dit : « Si tu la franchis, tu auras une raclée, crois-moi sur parole » et que des observateurs silencieux vous écoutent, une expression très malveillante sur le visage, et se grattant le dos de la tête avec une massue, vous avez des problèmes. Vous avez de sérieux problèmes.
On ne vous a pas seulement désigné les limites de vos possibilités, mais aussi celui qui vous a fixé ces limites. C’est-à-dire, le prétendant à votre hégémonie. En fait, celui qui n’a pas reconnu votre autorité publiquement. Il s’est levé et a dit devant tout le monde : « Je pense que ta place est près du seau à déjections [expression venant du milieu carcéral – note de la traductrice] », comme l’a dit le héros d’une de nos comédies populaires. Que faites-vous dans une telle situation ? Déchirer votre T-shirt sur votre poitrine et faire le signe des cornes [pour conjurer le mauvais œil] ? Et s’ils n’ont pas peur et qu’ils ne s’écrasent pas, alors quoi ? Surtout quand on sent instinctivement qu’on ne peut pas tirer contre tout le monde. Que faire ?
Poutine a dit : l’époque où le système américain s’impose à tous est révolue. Les pays en développement ont gagné beaucoup de poids dans l’économie mondiale et les conditions sont en train de changer. Et pour la première fois, ce ne sont pas les États-Unis qui l’ont annoncé, mais d’autres qui l’ont annoncé aux États-Unis. Ce n’est pas juste une gifle, c’est un coup de pied au cul. Avec une énorme marque blanche sur le siège.
Regardez la rhétorique de Poutine – il a ouvertement appelé les États-Unis des pilleurs [quand il parle des raids économiques – note de la traductrice]. C’est-à-dire, des voleurs de grand chemin, des pirates, des racketteurs. C’est un événement sans précédent. Et ce n’est pas une allégorie émotionnelle. C’est une tentative directe de délégitimer l’hégémonie américaine. Un voleur n’est pas un concurrent ordinaire, un voleur est un criminel. Et avec un criminel on parle le langage de la force, pas celui des intérêts communs.
En fait, Poutine ne s’est pas contenté de dire au monde entier : « La domination américaine est illégale, et les États-Unis eux-mêmes sont prêts à outrepasser les lois de la communauté civilisée ! » Il ne s’est pas contenté de le dire : « Si cela continue, la guerre contre les États-Unis n’est pas seulement légale, mais aussi juste, parce que c’est une guerre de libération ! » Il n’a pas seulement dit : « Et la Russie et la Chine sont prêtes à répondre à cette guerre ! »
Si c’était le cas, les États-Unis n’auraient pas trop à s’inquiéter. Poutine a fait pire. Il est sorti et a annoncé publiquement : « Et le roi est nu ! » C’est pour les Européens. Pour les Russes, il s’agit d’un cri familier : « L’empereur est un imposteur ! » L’histoire sait ce qui se passe après cela.
Poutine a insulté les États-Unis en exigeant des règles du jeu équitables. Si les règles du jeu sont équitables, les États-Unis perdent leur leadership et deviennent une deuxième Grande-Bretagne, un ancien hégémon à la retraite. Et l’Europe, la Chine et la Russie commenceront à gouverner le monde. Le résultat final est que non seulement les États-Unis perdront l’Amérique latine, mais aussi l’État du Texas qui sera restitué au Mexique. Et les Américains paieront et se repentiront pour toujours. Envers tout le monde, des Indiens aux derniers Japonais, car Hiroshima et Nagasaki c’est eux aussi.
Poutine l’a annoncé : la Russie a de quoi battre l’hégémonie américaine. Il s’agit de l’intelligence artificielle, des technologies génomiques pour la médecine, des sources d’énergie portables et des nouveaux matériaux.
Poutine a particulièrement insisté sur le fait que nous évaluons objectivement notre capacité à devenir le leader mondial dans le domaine de l’intelligence artificielle, et nous allons le devenir. Ce n’est pas en Russie qu’est la plus grande école de programmation américaine, c’est aux États-Unis qu’est la plus grande école de programmation russe. Ce ne sont pas les États-Unis qui génèrent les meilleures forces dans ce domaine, mais la Russie. Et désormais, la Russie s’engage dans cette voie par tous les moyens.
Et ce qui se passe lorsque la Russie entreprend quelque chose de toutes ses forces, on le voit avec le drapeau au-dessus du Reichstag, le premier satellite artificiel de la Terre et le premier vol humain dans l’espace. Ou par l’apparition soudaine de missiles hypersoniques, que les États-Unis mettront encore de nombreuses années à concevoir. Et quand ils le feront, la Russie aura déjà de nouvelles armes. Sous-estimer les capacités de la Russie, c’est commettre l’erreur la plus terrible. Napoléon, Hitler et Clinton confirmeront.
Les élites russes peuvent encore errer et se méprendre, se faire des illusions et commettre des erreurs, mais la partie d’entre elles qui est capable de maintenir fermement le pouvoir et de conduire le pays vers l’avenir a fait un choix. Et ce choix a été annoncé à la fin de la journée. Poutine a mesuré 12 ans avant de couper une fois. Le temps de l’hésitation et de l’attente est maintenant révolu. Poutine a coupé. Tout le monde a compris qu’il ne sera pas possible de parvenir à un accord avec les États-Unis et qu’il est déjà possible et nécessaire d’arrêter de céder.
La volonté de pouvoir, c’est la capacité de contester. Poutine a relevé ce défi au nom de la classe dirigeante russe, qui a compris sa perspective historique. Toutes les difficultés économiques et les conflits politiques avec l’opposition et la cinquième colonne ne sont plus essentiels pour le bon fonctionnement du pays. Et Xi Jinping, qui a suivi Poutine, a non seulement confirmé les paroles de Poutine, mais a également montré qui est le leader et qui mène le jeu dans la confrontation avec les États-Unis. Celui qui mène le jeu est aussi celui qui va « abattre » la domination américaine car en russe, le mot « застрельщик » (meneur de jeu, promoteur, ou initiateur), vient du verbe « застрелить » – tirer.
En fait, Poutine a abattu les prétentions et les espoirs américains. Oui, les États-Unis demeurent toujours le pays le plus puissant au monde sur le plan économique et militaire. Oui, ils sont encore capables de causer beaucoup d’ennuis à n’importe qui dans ce monde. Mais ils ne sont plus capables de soumettre ceux qu’ils cherchent à faire plier. Chacune de leurs actions ne fait que renforcer l’opposition. Ils se sont heurté à la limite de leur propre force, comme un homme ivre qui se cogne contre un mur.
L’histoire de Huawei n’est que le début de la fin des États-Unis. Il y a un dicton qui dit : « L’ennemi fait les nantis ». C’est la vérité. Aujourd’hui, les États-Unis coupent les fondements de la société chinoise. Sa position forte est construite sur le système d’exploitation Android. Google a annoncé la cessation de la fourniture de services aux smartphones Huawei, vendus à l’étranger. Un certain nombre de grandes entreprises américaines de TI ont cessé d’approvisionner Huawei à la demande de Trump.
Mais il n’est plus capable de l’étrangler. Trump pourra créer des problèmes pour Huawei, mais pas l’arrêter. Google a déjà déclaré que le fait de rendre Huawei indépendant des fournisseurs américains constitue une menace pour la sécurité nationale américaine.
Imaginez maintenant à quoi ressemblera le monde si la Russie et la Chine mettent en œuvre leurs plans ? Les contours d’un tel monde sont décrits dans l’article d’Alexandre Zapolskis « Qu’est-ce qui attend la Russie dans la Pax China ? » Le système du dollar, principal instrument de la domination américaine, dans un monde multipolaire dominé par des centres de pouvoir disposant de leur propre monnaie, sera confronté à des obstacles naturels. Et faire de la région Asie-Pacifique un centre de production et de consommation en élevant le niveau de vie de la population chinoise et des pays où passera la Nouvelle Route de la Soie (Une Ceinture, Une Route) pourrait changer radicalement la position des États-Unis.
La compréhension de tous ces processus, qui s’accélèrent depuis longtemps, est à l’origine des propos tenus par Vladimir Poutine depuis le podium du Forum Économique International de Saint-Pétersbourg 2019. C’était l’événement central de tout le forum, qui peut ensuite être clôturé par les mots « Merci à tous, tout le monde est libre ».
En fait, Poutine a annoncé la nouvelle doctrine de confrontation globale avec les États-Unis, plaçant la Russie à l’avant-garde du processus de transformation mondiale. Plus précisément, à son épicentre, parce que sans la position actuelle de la Russie, les États-Unis auraient brisé la Chine sur les plans économique, militaire et politique depuis longtemps. La clé de la Chine se trouve en Russie.
Et c’est pourquoi, à la veille du transfert de 2024, nous nous attendons à des tentatives pour organiser de grands bouleversements chez nous. Néanmoins, les plans de la Russie seront réalisés, mais pas ceux des États-Unis. Il deviendra alors clair que le monde est vraiment devenu multipolaire. Il n’y a plus un seul seigneur avec une bande de vassaux et des « barbares » à la frontière, mais beaucoup de seigneurs qui ont besoin de pouvoir négocier et doivent apprendre à vivre dans cette réalité. C’est exactement ce dont parlait Poutine, et celui qui n’en a pas compris le sens, a déjà perdu. Même s’il ne le sait pas encore.
Alexandre Khaldeï ( Source)
Christelle Néant (Traduction)