Pendant une vingtaine d'années, j'ai enseigné, au collégial, la sociologie de la société québécoise. L'une des difficultés résidait dans le fait que très nombreux étaient les étudiants qui ignoraient tout, ou presque, de l'histoire du Québec et du Canada. Une autre difficulté était liée au fait que, chez de nombreux étudiants, les dates s'entrecroisaient dans leur esprit peu habitué à l'exercice de la mémoire. Cela faisait par exemple que la Révolution tranquille datait de 1837-38 alors que la révolte des Patriotes datait de 1960, et ainsi de suite.
Certains étudiants, dotés d'une meilleure mémoire et d'une motivation plus déterminée, connaissaient certaines dates. Mais la difficulté était que, presque toujours, j'étais confronté au même modèle cognitif. L'histoire de la Nouvelle-France était presque idyllique. Puis, était arrivée l'horrible victoire anglaise, en 1759-60. Et, en gros, l'horreur durait 200 ans: 200 années marquées et assombries par la noirceur, l'obscurantisme et la méchanceté radicale des conquérants.
Mais, fort heureusement, arrivaient les années 1959-60, enfin annonciatrices du début de la «libération». Et la fin du cauchemar surgirait lorsque les Québécois, enfin réveillés et «décolonisés» (dans leur cerveau bien formaté par les ignobles Anglais et par leurs «collabos»), se décideraient massivement à voter pour la souveraineté du Québec. Bien sûr, il y avait déjà eu, au cours de l'histoire, des soubresauts annonciateurs du dénouement heureux: la révolte des Patriotes, le refus de participer aux deux guerres mondiales, le Refus global, le FLQ, la victoire péquiste de novembre 1976, etc.
Depuis que l'on parle régulièrement de la défaite (ou victoire) des plaines d'Abraham, depuis qu'on ne cesse de se quereller pour savoir comment on pourrait commémorer cette horreur absolue et totalement déterminante, depuis que certains ont sorti leur «Moulin à paroles», je ne cesse de me rappeler à quel point nos étudiants ont été confrontés à un simplisme désespérant lorsqu'il s'est agi de concrétiser la devise «Je me souviens», lorsqu'il s'est agi de leur faire connaître «notre» histoire.
En fait, certains enseignants et certains ténors de la décolonisation ont tellement absolutisé les événements de 1759-60 que l'histoire du Québec, dans sa totalité, semble rattachée, de manière radicale et inéluctable, à la Conquête anglaise, à la victoire de ceux que Michel Brûlé appelle les «Anglaids», histoire de nous rappeler la laideur de ces monstrueux conquérants.
Je ne pense pas que les Anglais ont été des maîtres merveilleux. J'aime beaucoup le poème de Michèle Lalonde, Speak White et il y a en moi un vieux fond de fierté et de nationalisme. J'ai voté «oui», de manière jubilatoire et émue, lors du référendum de 1980.
Mon problème en ce qui concerne «notre» histoire est d'ordre cognitif. J'aimerais bien que l'on mette fin à l'obscurantisme chauvin et borné qui fait en sorte que, presque 50 ans après la Révolution tranquille, il faut encore défendre la connaissance et la complexité et la relativité de la connaissance. L'histoire du Québec ne se réduit pas à la Conquête anglaise. Les enragés voudront bien me pardonner cette trahison, cette félonie.
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Jean-Serge Baribeau, Sociologue
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