Concentration des médias et parlementaires

L'inquiétude s'accroît, mais rien ne bouge

Ce n'est pas parce que les députés s'inquiètent qu'ils concluront que l'État doit intervenir pour limiter la concentration.

Les médias québécois


Plus de 80 % des parlementaires actuels à Québec sont d’accord pour dire que «la concentration de la propriété des médias au Québec est un obstacle à la diversité des points de vue qui peuvent s’exprimer dans les débats publics».

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Frédérick Bastien, Jean Charron et Florian Sauvageau - La Commission parlementaire de l'économie et du travail qui se penchera demain et mercredi, à Québec, sur le lock-out au Journal de Montréal, ne limitera pas son examen au Code du travail et aux dispositions antibriseurs de grève, l'objet premier de ses travaux, mais s'intéressera, plus largement, au con-texte du conflit. Des témoins aborderont la question de la concentration des médias aux mains d'un nombre toujours plus restreint de grands groupes (au premier chef Quebecor). Les députés qui ont étudié ce dossier à maintes reprises, depuis la fin des années 1960, le feront cette fois dans un contexte singulier, marqué par une inquiétude clairement exprimée des membres de l'Assemblée nationale.
Plus de 80 % des parlementaires actuels sont d'accord pour dire que «la concentration de la propriété des médias au Québec est un obstacle à la diversité des points de vue qui peuvent s'exprimer dans les débats publics». 12,5 % sont plus ou moins d'accord avec cet énoncé et seulement 7 % le rejettent. Ces données ont été recueillies dans le cadre d'une enquête réalisée à l'été 2009 sur la consommation et l'évaluation des médias que font les députés actuels et leurs prédécesseurs. 56 des 124 membres de la présente assemblée et 155 anciens parlementaires (sur les 392 qui ont reçu le questionnaire) ont répondu à notre demande. En tenant compte de la taille de notre population, la marge d'erreur correspondante à cet échantillon de 211 répondants est de plus ou moins 5,3 points de pourcentage, 19 fois sur 20.
Aux fins de nos analyses, nous avons tenu compte du fait que le contexte médiatique qu'ont connu les députés s'est transformé d'une génération à l'autre. Nous avons constitué quatre cohortes de députés en tenant compte de leur première année d'élection et de l'évolution du monde des médias. Le premier groupe appartient à l'époque où les journaux constituaient le moyen d'information dominant (1956-1973), le deuxième à celle où l'information télévisée s'est développée (1976-1989), les deux derniers au moment où l'information en continu est apparue (1994-1998) et, enfin, à l'essor d'Internet (2003-2009).
Aussi préoccupés que les journalistes
D'une cohorte à l'autre, le sentiment d'inquiétude des députés s'est accru. 34 % seulement des membres du groupe le plus ancien considèrent que la concentration était à leur époque un obstacle à la diversité des points de vue. Une courte majorité (54 %) de ceux qui ont été élus entre 1976 et 1989 partageait les mêmes préoccupations. À partir des années 1990, les craintes grandissent davantage. 77 % des élus de 1994 et 1998 considèrent la concentration de façon négative, contre 75 % de ceux qui ont été élus entre 2003 et 2009, jusqu'aux 80 % de la députation actuelle.
En fait, et cela peut étonner, les membres de l'Assemblée nationale sont tout aussi préoccupés que les journalistes par la concentration. Une enquête réalisée en 2007 auprès de journalistes syndiqués, membres de la Fédération nationale des communications, montre que 85 % d'entre eux croient que la concentration de la propriété des médias menace la libre circulation des idées, dont 69 % s'inquiètent fortement. Les craintes des journalistes se sont aussi accrues de façon notable au cours de la dernière décennie. Ils étaient 67 % à s'inquiéter en 1996, dont seulement 31 % manifestaient de grandes appréhensions (Pritchard et Bernier, Canadian Journal of Communication, 2010).
Une menace
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette inquiétude sans cesse croissante. Non seulement le nombre de médias indépendants a-t-il diminué comme peau de chagrin, mais la concentration se traduit aujourd'hui par une stratégie de convergence qui contribue à l'uniformisation des contenus et à la diminution de la diversité des points de vue. Un groupe peut opérer plusieurs plates-formes qui déclinent ad nauseam les mêmes informations recueillies par de moins en moins de journalistes.
Rien n'empêche le plus important quotidien au Québec de publier depuis deux ans sans ses journalistes, sinon ses cadres. Les effets de plus en plus visibles de la concentration ne sont pas étrangers au fait qu'elle est aujourd'hui perçue comme une menace par la presque totalité des journalistes et des députés.
Au Québec, c'est lorsque Paul Desmarais, déjà copropriétaire du Nouvelliste de Trois-Rivières et de La Tribune de Sherbrooke, achète La Presse en 1967 que l'on commence à se poser des questions sur le regroupement des journaux. En 1973, l'inquiétude est grande, chez les journalistes du Soleil, en particulier quand on apprend que M. Desmarais pourrait acheter le quotidien indépendant de la capitale.
Sans faire d'éclat, à sa manière, le premier ministre Robert Bourassa conseille à M. Desmarais d'abandonner ce projet. C'est son associé Jacques Francoeur (Unimedia) qui deviendra propriétaire du Soleil. Les résultats de notre enquête montrent cependant que les députés de l'époque n'ont pas été émus outre mesure par ces mouvements de propriété.
Craintes d'hier
L'ampleur des métamorphoses des années 2000 semble par contre avoir laissé des traces profondes chez les députés élus ces dernières années. À l'automne 2000, le groupe Quebecor, propriétaire des quotidiens détenant le plus fort tirage à Montréal et à Québec, achète, avec la complicité et l'appui financier de la Caisse de dépôt et placement, le câblo-distributeur Vidéotron, et sa filiale TVA, le réseau québécois de télévision dominant.
La Caisse, actionnaire important de Vidéotron, s'oppose à la vente de l'entreprise, dont le rayonnement culturel est si grand, au groupe torontois Rogers. On préfère la concentration à la propriété «étrangère». Le premier ministre Lucien Bouchard ne voit toutefois pas là de «danger de trop grande concentration» (Le Soleil, 15 septembre 2000). Robert Bourassa s'était inquiété pour moins en 1973.
Toujours à l'automne 2000, Gesca, filiale de Power Corporation de M. Desmarais, déjà propriétaire de La Presse et de trois quotidiens régionaux, achète le groupe Unimedia et met la main sur Le Soleil, convoité depuis plus de 25 ans, Le Droit d'Ottawa et Le Quotidien de Chicoutimi. Deux groupes, Quebecor et Gesca, se partagent maintenant la presque totalité du lectorat, laissant des miettes au seul journal indépendant, Le Devoir.
Aujourd'hui, on voit que les craintes d'hier n'étaient pas seulement théoriques. Il est vrai que le contexte a changé, qu'Internet a multiplié les sources d'information et d'opinion, mais les quotidiens, malgré cette concurrence nouvelle, restent les principaux pourvoyeurs d'information de l'ensemble des médias, et la télévision est toujours, de loin, la première source d'information des citoyens. Le poids des grands groupes, de Quebecor en particulier, sur les médias dominants et partant sur l'opinion publique, inquiète davantage, y compris chez les parlementaires, péquistes et libéraux confondus.
Trop tard pour agir
Si notre enquête montre que pour l'ensemble des quatre cohortes, les parlementaires libéraux sont beaucoup moins nombreux (42,9 %) que leurs collègues péquistes (80,2 %) à se soucier des effets de la concentration, la différence a tendance à s'amenuiser au fil des ans.
Il ne faut cependant pas sauter trop vite aux conclusions. Ce n'est pas parce que les députés s'inquiètent qu'ils concluront que l'État doit intervenir pour limiter la concentration. Et ce n'est pas parce que les parlementaires voudraient intervenir que le Conseil des ministres en déciderait ainsi. Tant à Québec qu'à Ottawa, de nombreux groupes et commissions, parlementaires et autres, ont, depuis plus de quarante ans, analysé le dossier de la concentration sous toutes ses coutures, [comme le rapport Payette dévoilé la semaine dernière->34515]. Bien peu de suites ont été données à leurs suggestions. On peut aussi penser qu'il est maintenant un peu tard pour agir. Quelques hebdomadaires et stations de radio mis à part, il reste en effet peu de choses à «concentrer».
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Frédérick Bastien, Jean Charron et Florian Sauvageau - Professeurs au Département d'information et de communication de l'Université Laval et membres du Centre d'études sur les médias


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