Premier de cinq textes
Si le défi individuel que chaque Canadien français tente en vain de relever dépend de la position du groupe canadien-français considéré comme totalité, pourquoi faut-il relever ce défi collectif comme s'il était individuel? Ne serait-il pas plus logique de répondre collectivement à une compétition collective et de conjurer globalement une menace globale, inhérente à la situation du Canada français par rapport à son partenaire fédéral anglophone?
«Si l'État canadien a fait si peu de place à la nationalité canadienne-française, écrit Trudeau, c'est surtout parce que nous ne nous sommes pas rendus indispensables à la poursuite de sa destinée.» Devenir indispensables à la destinée de l'Autre, voilà le thème de l'exorbitation culturelle exprimé avec une rare précision. Cela consiste à créer dans le groupe majoritaire le besoin du minoritaire, cette «indispensabilité» nous conférant du coup le droit à la dignité minoritaire; ainsi, selon ce schème que Pierre Elliott Trudeau nous propose, mais qui est familier à tout consommateur de pensée fédéraliste canadienne-française, le groupe minoritaire occuperait intensément et pleinement le «si peu de place» qu'il occupe ou bien en occuperait une plus grande qu'il aurait méritée.
En d'autres mots, l'existence du groupe canadien-français ne peut se justifier que si, demeurant greffé à sa majorité anglophone, celle-ci arrive à ne plus pouvoir se passer de celui-là.
Au terme de cette évolution courageuse, le Canada français détiendrait une meilleure place dans l'État fédéral, mais ce ne serait toujours qu'une place, c'est-à-dire un «rôle», plus grand ou à sa mesure. Mais ce rôle, plus ou moins grand, ne sera toujours qu'un rôle: sa trajectoire politique serait infléchie d'avance par la majorité qui la lui concéderait et demeurerait fonction d'un ensemble dans lequel il devra[it] nécessairement s'insérer harmonieusement. Selon cette perspective, le Canada français détiendrait un rôle, le premier à l'occasion, dans une histoire dont il ne serait jamais l'auteur.
L'agent double
[...] Le Canadien français est, au sens propre et figuré, un agent double. Il s'abolit dans l'«excentricité» et, fatigué, désire atteindre au nirvana politique par voie de dissolution. Le Canadien français refuse son centre de gravité, cherche désespérément ailleurs un centre et erre dans tous les labyrinthes qui s'offrent à lui. Ni chassé, ni persécuté, il distance pourtant sans cesse son pays dans un exotisme qui ne le comble jamais. Le mal du pays est à la fois besoin et refus d'une culture-matrice. Tous ces élans de transcendance vers les grands ensembles politiques, religieux ou cosmologiques ne remplaceront jamais l'enracinement; complémentaires, ils enrichiraient; seuls, ces élans font du Canadien français une «personne déplacée».
Je suis moi-même cet homme «typique», errant, exorbité, fatigué de mon identité atavique et condamné à elle. Combien de fois n'ai-je pas refusé la réalité immédiate qu'est ma propre culture? J'ai voulu l'expatriation globale et impunie, j'ai voulu être étranger à moi-même, j'ai déréalisé tout ce qui m'entoure et que je reconnais enfin.
Aujourd'hui, j'incline à penser que notre existence culturelle peut être autre chose qu'un défi permanent et que la fatigue peut cesser. Cette fatigue culturelle est un fait, une actualité troublante et douloureuse; mais c'est peut-être aussi le chemin de l'immanence. Un jour, nous sortirons de cette lutte, vainqueurs ou vaincus. Chose certaine, le combat intérieur, guerre civile individuelle, se poursuit et interdit l'indifférence autant que l'euphorie. La lutte est fatale, mais non sa fin.
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Extrait de l'essai La Fatigue culturelle du Canada français par Hubert Aquin, tiré du livre Mélanges littéraires II. Comprendre dangereusement, édition critique établie par Jacinthe Martel avec la collaboration de Claude Lamy, Leméac Éditeur (Bibliothèque québécoise), 1995.
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