Claude Bourinet
_ Éditorial
Le linguiste Edward Sapir écrivait : « Les langages sont pour nous plus que de simples systèmes de communication de la pensée ; ils sont comme des vêtements invisibles qui entourent notre pensée et donnent une forme précise à sa représentation symbolique ». La comparaison ne manquera pas de paraître étroite, car un habit, s’il suggère par son étymologie l’usage quotidien, dont doit nécessairement résulter une seconde nature, cette langue souvent maternelle que nous parlons sans qu’on prenne garde qu’elle nous habite, il faudrait aller plus loin, plus près d’une vérité, celle de notre être. Peut-être s’agirait-il de tenter d’autres métaphores, comme celle du sculpteur qui façonne la matière pour en faire surgir des formes, ou celle d’une structure architecturale, qui modèle et rythme des bosses, des creux, des arrêtes, des lignes, des ruptures et un espace complexe d’existence. Mais sans nul doute faut-il cheminer jusqu’à l’image de la vie elle-même. Ce qui se rapprocherait en effet le plus de notre expérience historique et vernaculaire de la langue est quelque chose comme l’anatomie, l’intime osmose entre l’expression plastique et fonctionnelle d’un corps, et ses besoins vitaux, biologiques, énergétiques, et, finalement, existentiels. Toutefois, on ne sera pas encore satisfait de cette analogie, si l’on ne souligne pas combien le milieu environnemental interagit avec l’agencement du vivant, pour en varier les modalités, mais aussi pour le nourrir de ses sucs, comme l’air, le soleil, la terre et le travail des hommes ont, au fil des siècles, créé la vigne, dont le fruit adroitement œuvré donne le vin, breuvage qui rassemble, effleure le divin, et met le cœur en joie, tel une langue bien illustrée.
Ainsi donc d’une langue ciselée par le souci de dire aussi bien la clarté que le rêve, la mémoire que la nécessité de l’action. D’aucuns ont avancé que la France, c’était d’abord sa langue, et peut-être, non sans abus, que cela. Il est vrai que la fréquentation avec les monuments littéraires de notre passé national nous offre à chaque fois un portrait plein de chair et de caractère, comme si nous entrions, par un sortilège achronique, dans l’intimité de notre histoire, plus sûrement qu’en alignant des théories de dates et de noms de batailles ou de grands hommes. Qui s’est coltiné avec la corporéité des mots et la danse des phrases, les sonorités savoureuses de la langue médiévale ou renaissante, la tension au scalpel du phrasé classique, la musique ensorcelante du romantisme, les clartés déchirés d’un Rimbaud qui succède aux voluptés mystiques d’un Baudelaire, et bien d’autres expériences langagières aussi riches qu’un repas gastronomique, ne manquera pas de parcourir les mille visages d’une France, dont on a dit qu’elle avait donné à l’humanité bien plus de grandes plumes que n’en avait livré la Rome antique.
C’est pourquoi s’attaquer à la langue française, c’est d’une certaine façon en répudier l’héritage, présent dans les œuvres, et même dans les sédiments orthographiques, et c’est encore davantage attenter à la vie d’un peuple qui, sans le savoir toujours, est dépositaire, devant son destin, de ce trésor plus que millénaire.
Soyons assurés que les grands crimes, les hautes trahisons, se font avec autant de passion que de calcul. La manière sournoise avec laquelle l’apprentissage de la langue française a été ruinée depuis quelques lustres, tant dans ses fondement grammaticaux qu’orthographiques, que dans ses expressions les plus nobles, chez les auteurs, maintenant dédaignés, que tout jeune élève connaissait jadis au moins de nom, en dit long sur une volonté presque ouvertement assumée d’en finir avec un outil qui a le malheur d’incarner une tradition. Les Lumières ont inoculé aux Français la haine de soi. Tout attachement qui contredit la « Raison » et l’universalité est suspecté de compromission avec les pulsions les plus vénéneuses, celle qu’un obscurantisme inhumain puise dans les émotions insensées, celles qui s’enracinent par exemple dans une terre. Et comme une langue singulière est le rappel constant d’une mémoire, dans ses moindres détails, on n’hésite pas à la passer au karcher, ou à l’anéantir purement et simplement. L’aseptisation et le lessivage se sont fait en deux temps : d’abord la mise en accusation, dans les années 60, et surtout après 68. La langue ne serait qu’une structure, qui plus est « fasciste », puisqu’elle s’impose et limite une liberté assimilée à la pure spontanéité. Une deuxième étape a été la quasi interdiction de transmettre correctement une grammaire et une orthographe pouvant servir de fondation à une expression écrite et orale conséquente. Ce sabotage s’est fait au nom des meilleures intentions égalitaristes, comme il est fréquent chez les bobos libéraux libertaires, adeptes des nouvelles pédagogies et de la « libre » expression de soi, en dehors de toute contrainte. La langue comme legs empêcherait en effet de se construire. Autant inventer son propre langage… ou son propre lexique. Car l’utopie postmoderne abhorre la légitimité du fait : il lui faut plier la réalité, la nature, l’ouvrage des âges, à sa fantaisie, ou plutôt à sa folie rationaliste. Descartes, déjà, regrettait le chaos des villes médiévales, bâties selon les caprices les plus sots : il eût préféré des rues tirées au cordeau. Il aurait aimé nos autoroutes. Certains ne peuvent souffrir deux f à « souffrir », ph à éléphant, qu’ils verraient plutôt écrit « éléfan », et un t à crochet. Cela les empêche de dormir, comme tout ce qui semble désuet. Le monde doit être carré, et la langue doit être mise au pas. A tel point que les classes des écoles sont désormais un peu comme un jardin piétiné par des pédants qui se flattent d’avoir déblayé un terrain trop encombré, tout en semant betteraves et pommes de terre là où fleurissaient des roses.
Enfin, l’ultime étape, une fois le socle national ébranlé par l’appauvrissement de la langue, l’amnésie culturelle, et la contamination quotidienne transmise par des médias friands de sous produits américains, a lieu la grande substitution. Déjà, les élections américaines, suivies pas à pas, de rebondissement en rebondissement, semblent aussi importantes que celles de notre province. Les moindres faits divers de Washington ou de New York nous touchent. Les remuements du bocal hollywoodien, les soubresauts du show biz nous ébranlent. De plus en plus de groupes musicaux français chantent en anglais. La comédie musicale made in USA ou England devient un art majeur. Chatel voudrait que les films passent à la télévion, comme en Suède, en version originale. Pour un cinéphile, ce n’est pas une hérésie, mais, par la force des choses, nous n’aurons que des productions américaines. L’anglais s’impose de plus en plus, à terme comme une langue « maternelle », selon les vœux de l’ancien ministre de l’Education « nationale », Claude Allègre. « C’est une guerre », déclare, quant à lui, Claude Hagège, en déplorant l’offensive du « globish ».
Entendons-nous. Le français ne provient pas du celte, il est un latin qui a suivi sa propre pente, comme l’espagnol et l’italien, entre autres. Que nos ancêtres aient, en cent ou deux cents ans, abandonné la langue de leurs aïeux, est probablement navrant, mais c’est une réalité historique, qui s’explique par l’oralité du gaulois, le refus de l’écriture par les druides, et la ruée des élites celtes vers la romanité. Il serait aussi judicieux d’ajouter que les Gaulois n’ont peut-être pas perdu au change, la civilisation gréco-romaine offrant généreusement des valeurs intellectuelles et artistiques brillantes. Ce que ne peut faire l’Amérique, qui n’a à octroyer qu’une logique matérialiste et marchande, une idéalisation de l’argent et d’un égalitarisme arithmétique, un esprit grégaire et une esthétique utilitariste. Si nous abandonnions notre langue au profit de l’anglais mondialisé, expression rudimentaire de relations sans grande envergure spirituelle, notre civilisation française et européenne en subirait une perte dommageable, d’ailleurs largement engagée. Notre situation, à vrai dire, si l’on veut corriger ce pessimisme, ressemblerait à celle de l’hellénisme un temps soumis à la latinité, mais dont les ors s’enflammèrent de nouveau dès que le flambeau de la culture fût passé à Byzance. Comme l’affirme Claude Hagège, l’hégémonie de l’Amérique et de l’anglais n’est pas éternelle.
Il faudra un jour se demander sérieusement ce qui a conduit l’élite d’un pays à passer, avec armes et langage, dans le camp de l’ennemi, au point qu’elle jubile d’abandonner son idiome national dans les grandes rencontres internationales, comme dans les Conseils d’administration, ou dans certaines grandes écoles françaises. L’intérêt, sans nul doute. L’idéologie aussi. Il est indubitable que les responsables de cet état massif de destruction de notre langue éprouvent une haine tenace pour ce qu’ils considèrent soit comme un archaïsme affligeant, soit pour de l’arrogance. Il ne leur viendrait jamais à l’esprit de s’en prendre à une nation qui se considère comme l’élue de Dieu, et qui n’accepte un film français qu’à condition qu’il soit muet. L’injonction répétée, la « nécessité », dit-on, d’apprendre l’anglais, quitte à bousculer les programmes, l’organisation scolaire, même si on fait mine de vouloir encourager hypocritement d’autres langues, est un peu comme ces discours formatés qui essaient de nous persuader que mondialisation, libéralisme, flexibilité, dérégulation, rigueur etc. sont inéluctables. Or, il n’en est rien. Le monde qu’essaie de bâtir belliqueusement l’empire yankee aura beau poursuivre son entreprise d’acculturation, il subira de façon accélérée le sort de tous les empires. Mais comme il est le pire de tous, il sombrera dans le ridicule. Pourquoi du reste les Français, comme les Hispanophones, répugnent-ils à l’apprentissage de l’anglais, contrairement aux Scandinaves et aux Allemands, qui possèdent au demeurant les mêmes racines que les Anglo-saxons ? N’est-ce pas parce qu’ils appartiennent à une vieille civilisation, et à deux empires à vocation universelle, qui ont marqué l’histoire du monde ? Là réside la cause de cette difficulté maintes fois relevée qu’ont les jeunes de notre pays à se rendre à la langue de Shakespeare.
En attendant, il paraît plus judicieux de varier les apprentissages linguistiques. L’anglais est certes une langue qui présente une valeur autre que la simple nécessité économique, et qu’il ne faut pas dédaigner, mais il existe aussi l’italien, l’espagnol, le russe, l’allemand, le japonais, le chinois etc. L’émergence d’un monde multipolaire ne les rendra pas seulement utiles, mais aussi indispensables. Et le français, dans toute sa gloire, y aura sa place.
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