Les trois époques de la langue française :1663-1774-1977

Chronique de Me Christian Néron

Le docteur Camille Laurin n’est pas à proprement parler le Père de la langue française au Québec. L’histoire de notre droit démontre plutôt qu’il en a été l’héritier et son réformateur le plus inspiré.
Trois époques marquent le statut légal de la langue française au Canada : 1663, 1774 et 1977.
La première porte le sceau de Louis XIV. Le 24 février 1663, le roi de France faisait adopter une grande ordonnance introduisant au Canada les lois et coutumes en vigueur dans le ressort du Parlement de Paris.
Parmi ces lois, l’une des plus marquantes est l’Ordonnance de Villers-Cotterêts que François 1er avait fait adopter en août 1539. Cette ordonnance fait de la langue française la langue officielle et obligatoire de l’État. Il y est stipulé, à l’article 111, que les actes législatifs et judiciaires doivent être obligatoirement rédigés dans le «langage maternel françois et non autrement».
L’Ordonnance de Villers-Cotterêts, devenue «loi du Canada en 1663», pose ainsi les assises législatives de la primauté et de l’exclusivité de la langue française dans la vie publique. Cessant d’être une simple question de fait laissée à la discrétion de chaque locuteur, le statut de la langue française devient une question de droit liant tout à la fois le souverain, les justiciables et les tribunaux.
Le changement de souveraineté en faveur de l’Angleterre, le 3 février 1763, ne modifie en rien le statut légal de la langue française puisque, d’une part, l’Ordonnance de Villers-Cotterêts demeure en vigueur et que, d’autre part, aucune loi anglaise n’est introduite au pays pour changer l’état du droit sur la question.
Cette situation ne posait d’ailleurs aucune difficulté au nouveau souverain puisque la langue française n’avait jamais cessé d’être la langue patrimoniale des rois d’Angleterre. Qui plus est, le premier devoir des rois a toujours été de faire respecter les lois en vigueur, et non de les changer à leur convenance.
L’adoption de l’Acte de Québec en juin 1774 marque la deuxième époque de la langue française. Le Parlement de Westminster donne alors au Canada une nouvelle constitution. Exception faite pour le droit criminel et les lois ecclésiastiques, les «lois et coutumes du Canada» sont reconduites dans leur intégralité, ce qui, bien entendu, inclut l’Ordonnance de Villers-Cotterêts. Serait-ce une distraction du législateur anglais ? Voyons-y de plus près.
À l’examen des avis juridiques, de la correspondance officielle, des nombreux rapports et travaux préparatoires à la rédaction de l’Acte de Québec, il ressort que le statut de la langue française n’a été l’objet d’aucun commentaire, d’aucune remarque, d’aucun questionnement de la part des ministres, des juristes et du juge en chef, lord Mansfield.
Plus significatif encore, aucun député n’a soulevé la moindre question sur le sujet lors des débats sur le projet de loi devant le Parlement de Westminster. Tous savaient que le français était la langue du Canada et que les lois et coutumes du pays étaient écrites dans cette langue.
Pour expliquer ce silence, qui peut sembler étrange aujourd’hui, un bref examen de la tradition linguistique des juristes ayant œuvré à la préparation et à la rédaction de l’Acte de Québec nous permettra de comprendre leur attitude et leur façon de penser à ce sujet.
Pendant de nombreux siècles, le français a été la seule langue du droit en Angleterre. Dans la première partie du XVIIIème siècle, il était toujours de tradition, dans les écoles de droit, de demander aux étudiants de n’étudier le droit [anglais] qu’en français.
La plupart des ouvrages de droit étaient alors bilingues, chaque page divisée en deux colonnes, avec le texte français d’un côté, et la traduction anglaise de l’autre. Les enseignants insistaient pour que les étudiants n’étudient qu’à partir du texte français original, et de ne recourir à la traduction anglaise qu’en cas de difficulté.
Il s’agissait là d’une vieille tradition qui n’offusquait aucun étudiant en droit. Le français, langue de leurs ancêtres, était la langue originale et fondatrice de leur droit. Les étudiants anglais étudiaient donc leur droit, en français, un peu comme les prêtres catholiques célébraient la messe et lisaient leur bréviaire en latin il n’y a pas si longtemps (1965).
Les juristes qui ont participé à la rédaction de l’Acte de Québec font partie de la dernière génération d’étudiants anglais à avoir été formés selon la méthodologie précédemment définie, c’est-à-dire selon une tradition qui vouait un attachement séculaire au français à titre de langue fondatrice de leur droit.
On comprendra que toute idée de demander aux Canadiens de substituer l’anglais à leur propre langue pour le règlement de leurs affaires aurait été jugée absurde de leur part. Le français étant depuis toujours la langue du Canada et, de surcroît, la deuxième langue de bien des Anglais et la langue obligée des relations internationales, personne n’aurait pu les convaincre de l’utilité de changer quoi que ce soit à cet égard.
Contrairement à ce qui est trop souvent rapporté, il est important de souligner que l’Acte de Québec n’a pas uniquement reconduit la Coutume de Paris et quelques lois civiles la complétant.
À l’exception du droit criminel, et des lois ecclésiastiques mises en vigueur au Canada à partir du 24 février 1663, le Parlement de Westminster a reconduit l’ensemble des «lois et coutumes du Canada» qui établissait la base de la nouvelle constitution du pays.
Il n’a jamais été question non plus, avant ou pendant les débats parlementaires à la Chambre des communes, d’établir une distinction quelconque entre les lois «privées» ou «publiques» des Canadiens.
Pour les juristes anglais de cette époque, tout le droit était public et toute idée de division en ce sens était tenue pour une aberration. La théorie du «droit privé» qui apparaîtra par la suite est un développement qui relève de la sociologie coloniale et non pas du libellé de l’Acte de Québec.
En ce sens, des juges et des avocats, issus de l’immigration britannique, vont mener une longue campagne de mystification judiciaire afin de limiter la portée ou juguler les effets de l’Acte de Québec, mais il aurait fallu être un fin prestidigitateur pour découvrir, dans le libellé de cette loi, la moindre intention du Parlement de Westminster de limiter le sens et la portée de l’expression «lois et coutumes du Canada».
Mise en vigueur au Canada par Louis XIV en 1663, puis reconduite par le Parlement de Westminster en 1774, l’Ordonnance de Villers-Cotterêts a continué à faire du français la langue officielle et publique du Canada, et ce, sans partage, puisque le libellé de l’article 111 de cette ordonnance spécifie : «dans le langage maternel françois et pas autrement».
Au moment de la Confédération, les vieilles «lois et coutumes du Canada» demeureront sous la juridiction exclusive de la province de Québec en vertu du paragraphe 92 (13) de la Loi constitutionnelle de 1867 portant sur la compétence des provinces en matière de «propriété et de droits civils».
En février 1977, le docteur Camille Laurin, en droite lignée et fidélité de pensée à sa tradition, va sonner la troisième époque de la langue française en faisant adopter, dans le sillage de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, la Charte de la langue française par l’Assemblée nationale du Québec.
Il en est qui ont voulu honorer la mémoire du docteur Laurin en le qualifiant de Père de la langue française, mais l’histoire de notre droit démontre plutôt qu’il en a été l’héritier et son réformateur le plus inspiré. Il a rappelé et confirmé, par une loi technique et moderne, un principe fondateur qui avait été implanté au Canada plus de trois siècles auparavant.
Quels sont ceux et celles qui seront présents, le 24 février 2013, pour en commémorer le 350ième anniversaire ?
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Christian Néron
L’auteur est avocat, membre du Barreau du Québec, diplômé en Histoire et en Psychopédagogie, auteur de plusieurs articles et essais sur l’histoire des institutions.
Références :
1- Cet article fait suite à «Honni soit qui mal y pense», en ligne : (28 février 2012).
2- Sir William Holdsworth, A History of English Law, vol. VI, London, Methuen & Co. Ltd, Sweet and Maxell, p. 487-499.
3- Pierre Néron et Étienne Girard, Recueil d’édits et d’ordonnances royaux sur le fait de la justice et autres matières les plus importantes, t. 1, Paris, 1720.
4- Roger North, A Discourse on the Study of the Laws, London, Printed for Charles Baldwin, 1824, 105.
5- Lois Green Schwoerer, «Roger North and His Notes on the Legal Education» Huntingdon Library Quarterly, vol. 22, no. 4, août 1959, 327.
6- Testar de Montigny, Histoire du droit canadien, Montréal, Eusébe Sénécal, 1869, 984 p.


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