Pierre-Noël Giraud

La mondialisation - Faut-il avoir peur de la mondialisation ?

Livres - revues - 2010

Le Mot de l'éditeur : La mondialisation
Faut-il avoir peur de la mondialisation ?

La mondialisation, sur le plan économique, désigne la compétition globale entre les firmes (les entreprises) et également la mise en compétition par les firmes « globales », (Exxon, Mittal, Shell...) de l’ensemble des territoires dans le monde.
Ce double mouvement n’est pas sans conséquences sur la marche de l’économie mondiale : une nouvelle ère des inégalités s’est ouverte qui voit d’un côté la réduction des écarts entre pays avec notamment la montée fulgurante des pays dits « émergents », comme la Chine ou l’Inde, et, de l’autre, l’accroissement des inégalités à l’intérieur des pays. Une nouvelle géographie économique mondiale se dessine qui s’articule autour des mégapoles et de leurs satellites. Selon les échelles concernées – locale, régionale, nationale, internationale – la mondialisation peut se lire différemment.
Le livre met également le doigt sur l’importance croissante des « connaissances », tant dans les moyens de produire que dans les produits eux-mêmes, et sur les nouveaux enjeux induits par la préservation de la planète.
Dans ce contexte, quels sont les scénarios pour l’avenir ? La « mondialisation » est-elle un processus inéluctable ? Les acteurs économiques sont-ils tous appelés à devenir nomades pour rester compétitifs ? Les États ont-ils encore un rôle « régulateur » à jouer ? Quel est l’avenir des pays « occidentaux » ? et celui des régions du monde qui sont encore laissées pour compte (l’Afrique, par exemple) ? Loin de désespérer du futur, Pierre-Noël Giraud apporte des réponses lucides à ces questions en levant quelques idées reçues et en réaffirmant le rôle des politiques aussi bien à l’intérieur des pays que sur le plan international.
Pierre-Noël Giraud est professeur d’économie à l’École nationale supérieure des Mines de Paris où il dirige le Cerna (Centre d’économie industrielle). Il a publié L’Inégalité du monde, chez Gallimard en 1996 et le Commerce de promesses, au Seuil en 2001, deux ouvrages consacrés à la mondialisation économique et à ses conséquences.
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Publié dans le Numéro spécial de Mai 2010 de la revue Sciences Humaines : La Grande Histoire du Capitalisme
La dynamique du capitalisme global
Pierre-Noël Giraud est Professeur d’économie à Mines ParisTech et à Paris Dauphine. Il a notamment publié La mondialisation. Émergences et fragmentations, Éditions Sciences Humaines. 2008.
Le centre du capitalisme contemporain se déplace-t-il vers l'Asie, où va-t-on vers un monde multipolaire ? Une telle question doit beaucoup à l’analyse braudélienne de la dynamique du capitalisme. L’historien français retraçait la longue transition entre ce qu’on appellerait aujourd’hui le « monde multipolaire » du XVe siècle et celui d’un XIXe siècle capitaliste centré sur et dominé par la Grande-Bretagne. On peut se demander si ce n’est pas à une évolution inverse que l’on assiste aujourd’hui.
Dans son livre « Civilisation matérielle, économie et capitalisme » (1979), l’historien français décrit la planète comme une juxtaposition « d’économies-monde » distinctes, de l’Europe à l’Inde et à la Chine, en passant par le monde Arabe ou la « Moscovie ».  Il s’agit donc d’un monde multipolaire, mais avec très peu de circulations de marchandises et d’hommes entre les différentes économies-monde. Ces dernières sont elles-mêmes fortement hiérarchisées. L’Europe, du XVe au XVIIe siècle, est ainsi dominée par une ville centre plongeant, grâce à son réseau de villes-relais, dans les profondeurs des économies locales et sédentaires pour en drainer de la richesse. Amsterdam sera la plus puissante et la dernière de ces villes-centre. Le pôle dominant en Europe devient ensuite un État-nation, l'Angleterre, et non plus une ville. Au long du XIXe siècle, l'économie-monde d’origine européenne finit par englober toutes les autres, tandis que le centre passe de l'Angleterre à la côte est des États-Unis après la première guerre mondiale. La Russie en 1917, les autres pays socialistes après la seconde guerre mondiale s'en séparent cependant jusqu'à la fin des années 80, date à laquelle une économie-monde unique réapparaît.
La science économique contemporaine permet d’expliquer les dynamiques économiques sous jacentes à la vision braudélienne. La notion d’imperfections de marché ouvre une première voie, qu’il s’agisse des monopoles ou des « externalités » positives (telle les économies d’agglomération et la diffusion de connaissance entre les agents économiques) ou négatives (telles les pollutions). Ce sont par exemple les « économies d’agglomération » (il vaut mieux être là où les autres sont déjà que d’être un pionnier isolé ailleurs) qui permettent de comprendre comment, une fois qu’elle a émergé, la ville-centre attire les acteurs économiques les plus dynamiques et finit ainsi par concentrer une grande partie de la richesse de son économie monde. L’économie « politique » vient également conforter les thèses braudéliennes en proposant une vision moins naïve que de coutume des gouvernements. On peut certes, comme le font généralement les économistes, considérer que les Etats cherchent à « maximiser l’intérêt général », mais il peut s’avérer plus réaliste de les représenter occupés à gagner la prochaine élection, à protéger leur paysannerie ou un groupe d’industriels puissants… De ces imperfections de marchés et des interventions étatiques résultent des phénomènes opposés de concentration et de diffusion de la richesse issue des interactions marchandes, et ce autant à l’intérieur des économies-monde qu’entre elles. Ces processus contradictoires engendrent une polarisation des richesses dans certaines villes, puis dans certains Etats. Cependant, dans la mesure où la richesse se diffuse également, la hiérarchie entre les centres se modifie, une nation antérieurement dominée, comme les Etats-Unis au XIXe siècle, ou la Chine aujourd’hui, pouvant prendre l’ascendant sur la nation dominante.
Depuis 30 ans, avec l’accord des principaux Etats, la globalisation a accru certaines mobilités et en a entravé d’autres. Elle ne se réduit pas à une ouverture des frontières commerciales. Elle a considérablement accru aussi la mobilité des informations (y compris scientifiques), de la monnaie, des titres, et enfin celle d’un capital humain porteur des savoir-faire managériaux et techniques de pointe. En revanche, l’époque des grandes migrations continentales étant révolue, la grande majorité des hommes reste attachée à un territoire. Leur histoire y a sédimenté un certain stock de « capital social », c’est-à-dire en termes économiques, une plus ou moins grande capacité sociale et institutionnelle à accueillir un développement capitaliste. Des facteurs productifs essentiels, en particulier humains, deviennent ainsi parfaitement mobiles. Ils deviennent de purs nomades capables de fertiliser très rapidement le capital social sédentaire patiemment accumulé dans les futurs « pays émergents », comme cela a été le cas en Chine ou en Inde, notamment pendant leur phase socialiste. Si bien qu’initialement des « joint-venture », puis rapidement les firmes locales elles-mêmes obtiennent la même productivité du travail qu’en Europe, mais avec des salaires bien moindres. C’est le cas des entreprises manufacturières en Chine ou des sociétés de services informatiques en Inde, deux pays où les rémunérations resteront longtemps tirées vers le bas par la masse paysanne et un secteur domestique formel et informel à faible productivité.
Un capital social favorable, un capital humain dont une fraction s’améliore très rapidement, de bas salaires lestés par les masses à faible productivité travaillant pour le marché intérieur, ajoutez à cela les économies dynamiques d’agglomération, voilà qui explique que les nomades du monde entier se ruent dans certaines provinces du monde. Imperfections de marché et politiques des Etats conduisent donc toujours, comme à l’époque décrite par Braudel, à une concentration très inégale des richesses créées par la globalisation. Cela s’est traduit par une émergence rapide de l’Asie de l'est (Corée du Sud, TaÎwan, Hong Kong, etc.), puis de l’Asie du Sud (Inde, Malaisie, notamment), alors que d'autres zones, dont l'Afrique subsaharienne, sont enfermées dans des trappes de pauvreté et que les inégalités internes explosent presque partout.
Les Etats sont désormais contraints, par la globalisation qu’ils ont eux-mêmes déclanchée, à redevenir « mercantilistes » En dehors du maintien de la paix intérieure, le rôle essentiel de l’État contemporain semble en effet être de retenir et d’attirer sur son territoire ces purs nomades que sont les firmes globales et les individus aux compétences hautement valorisables dans la globalisation. L’Etat contemporain se comporte ainsi comme les monarchies mercantilistes qui cherchaient à attirer le maximum d’or dans leur royaume. Or à ce jeu-là, les grands pays émergents d’Asie, Chine et Inde, sont largement gagnants et bouleversent les hiérarchies économiques des territoires.
Le gouvernement des États-Unis peut certes en théorie projeter une puissance militaire plus que jamais incontestée partout dans le monde. Cependant d’ores et déjà, il ne se risquerait pas à le faire dans une zone où la Chine ne le voudrait pas. Et de plus, il ne peut projeter une force importante que sur un théâtre à la fois. Mais, même s’il en avait encore l’intention, il n'aurait plus le pouvoir de concentrer la richesse issue de la globalisation sur l’ensemble du territoire des États-Unis. Tout au plus peut-il protéger et stimuler des îlots « compétitifs », comme la finance de marché à New York ou la conception de produits « high-tech » en Californie et ailleurs.
A l’hégémonie d’un Etat-nation, les Etats Unis, ne succédera donc pas celle d’un autre, la Chine. La planète se dirige plutôt vers une économie-monde certes unique, mais multipolaire. Elle ressemblera par certains de ses aspects à l'Europe de Braudel au XVIIe siècle. Les pôles tendent en effet à redevenir des villes en réseau, des « cités globales » où règnent et entre lesquelles circulent les grandes firmes nomades de la planète. Dans le même temps, le pouvoir des Etats sur l’économie de leur territoire tend à diminuer, les stratégies mercantilistes finissant par se neutraliser.
Cependant, dans le même temps, les mobilités croissantes multiplient aussi les besoins en « biens publics mondiaux ». Climat, biodiversité, contrôle des pandémies, stabilité du système financier et monétaire international, ces biens doivent être «produits » par une coopération volontaire entre grands Etats. Par conséquent, contrairement à l’époque décrite par Braudel, ce monde multipolaire de villes et de firmes aura cruellement besoin pour sa stabilité d'une coordination entre Etats, qui est bien l’enjeu central de la maîtrise de la globalisation.


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