La souveraineté dans l’impasse ? *

Il n'y a pas de peuple sans identité. Il n'y a pas d'indépendance sans peuple pour la revendiquer

* Recension de Serge Cantin, La souveraineté dans l’impasse, Sillery, Presses de l’Université Laval, 2014.
Serge Cantin n’est pas exactement un souverainiste joyeux. Depuis Ce pays comme un enfant, paru en 1997 il cherche à comprendre la signification de la condition québécoise et à la différence de bien des intellectuels qui ont retenu de la Révolution tranquille une forme d’optimisme fondamental, comme si la modernité qui chante devait conduire le Québec à un destin radieux, il ne cesse d’en explorer la part tragique. Comment expliquer ce terrible sentiment d’inachèvement au cœur de la culture québécoise? C’est à cette lumière qu’il faut lire son nouveau recueil d’articles et d’essais, La souveraineté dans l’impasse, dont le titre est suffisamment évocateur pour qu’il ne soit pas nécessaire de le commenter exagérément, et qui est paru quelques semaines après les dernières élections aux Presses de l’Université Laval.
La souveraineté dans l’impasse s’ouvre par un bel essai autobiographique où Cantin raconte sa traversée du Québec, sa conversion indépendantiste et sa naissance à la vie intellectuelle. On y retrouve évidemment la figure du grand philosophe et sociologue Fernand Dumont, dont Cantin revendique l’héritage. Il évoque de belle manière sa rencontre avec un homme qui a changé sa vie, du tout en tout, et surtout, avec sa philosophie, dont il est aujourd’hui gardien et continuateur, en plus de jouer un rôle majeur dans sa diffusion. C’est Dumont qui a incarné le premier pour lui la vie de l’esprit, celle d’un professeur qui pense devant ses étudiants, et les amène à penser avec lui, et non seulement d’un professeur qui débite de manière ennuyée un savoir dont il ne cherche même plus le sens. D’ailleurs, Cantin dit de ses essais rassemblés qu’ils « ne sont, à tout prendre, qu’une défense et une illustration de l’œuvre magistrale de Fernand Dumont » (p.XVII).
Le grand défi québécois selon Cantin est le suivant : comment «être moderne sans pour autant renoncer à l’identité singulière que la survivance nous a forgée en terre d’Amérique» (p.3). Cantin sent bien que les Québécois portent souvent leur identité comme un fardeau, dont ils aimeraient de temps en temps se délivrer, comme il le remarque en notant la tentation récurrente, au fil de notre histoire, de l’annexion aux États-Unis, qui aujourd’hui, semble renaître, mais sous un autre visage, comme si à l’annexionnisme politique d’hier s’était substituée la tentation de se dissoudre dans l’empire aujourd’hui. On connait cette promesse : en cessant d’être Québécois, et en devenant pleinement Américains, ou Canadiens de 1982, ou citoyens du monde, nous serons enfin modernes et libérés d’une identité bouchée. Chez les intellectuels, cette tentation d’en finir avec soi consiste « à se voir et à nous voir avec les yeux des autres » (p.10) et à pratiquer, tels des «parvenus de la culture», un souverainisme sans nationalisme. Cantin se demande en fait si nous sommes «encore prêts à assumer le paradoxe que constitue le fait de vivre en français en Amérique. Il y a des signes qui donnent à penser que non, le refus même de reconnaître la réalité de ce paradoxe n’étant sans doute pas le moindre» (p.54).
C’est une obsession de Cantin comme c’était celle de Dumont: comment aboutir à une nouvelle conscience collective, dans la mesure où nous ne sommes plus contemporains du Canada français, dans la mesure aussi où le Québec moderne ne saurait être autoréférentiel et a commencé à révéler ses limites? Comment revitaliser l’identité historique québécoise, comment retisser un lien vivant entre le passé, le présent et l’avenir? Le Québec s’est-il vraiment remis du brutal déracinement de 1960? Évidemment la Révolution tranquille était nécessaire, et nul n’a envie de se replier dans la mémoire fantasmée d’un Canada français idéal, ce qu’il n’était pas, mais une nation incapable de trouver des ressources de sens dans son passé, incapable de dégager certaines raisons communes à partir de son histoire, risque bien de s’assécher au temps présent. Comment retrouver le sens de la continuité québécoise, en se délivrant du mythe toxique de la Grande noirceur, sans nier le génie émancipateur de la Révolution tranquille?
Pour rebâtir l’identité collective, il faut se mettre à l’écoute de ses grands interprètes. C’est ce qui l’amène, au-delà de la figure de Dumont, à reprendre le dialogue avec les grandes figures qui ont travaillé sur cette référence, qui l’ont relayé, ou ont examiné sa part d’ombre. C’est ainsi que Cantin revient souvent sur l’œuvre de Groulx, que des commentateurs qui ne l’ont pas lu mais qui en parlent tout le temps enferment dans la caricature débilitante qu’en a fait Esther Délisle, ainsi que sur celles d’André Laurendeau, de Pierre Vadeboncoeur et de Gaston Miron. Il reprend aussi, dans la dernière partie de son livre, sa correspondance, avec Jean Bouthillette, qui permet à l’auteur du Canadien français et son double de revenir sur sa thèse, certainement une des plus lucides qui ait été formulé à propos de la tentation de la mort qui couve dans la condition québécoise.
Cantin présente son livre comme une contribution à la renaissance intellectuelle du souverainisme, qui n’aurait plus pour lui, comme il le suggère en conclusion, qu’une dernière chance. Vadeboncoeur ne disait-il pas : gouverner ou disparaître? Il semble que nous y sommes. Cantin voit dans l’indépendance « un acte de résistance contre les forces de déculturation et d’uniformisation que sécrète la modernité » (p.XVI). Cette conception de l’indépendance est à ressaisir, même si elle est souvent tue par les leaders du souverainisme officiel, occupée à suivre les modes jusqu’à s’essouffler derrière elles. Cantin en rajoute : « Être nationaliste, cela veut dire, pour moi, rester fidèle à ce néonationalisme issu de la Révolution tranquille et qui se trouve aujourd’hui de plus en plus remis en question par les souverainistes eux-mêmes, obnubilés par la nouvelle orthodoxie des identités ouvertes, plurielles, métissées, postmodernes, orthodoxie dont de nombreux universitaires se font les complices, quand ce ne sont pas les théoriciens » (p.15).
Deux choses ressortent ici : d’abord, l’héritage de la Révolution tranquille est désormais à conserver. Il y a, si on préfère, dans le nationalisme québécois, une part inévitable de conservatisme, même s’il ne saurait évidemment s’y réduire, et même si on ne lui donnera probablement pas ce nom. Il n’a aucun intérêt, toutefois, à ne pas y consentir, ou pire encore, à la renier, au nom d’une absolue modernité devant laquelle il faudrait s’immoler culturellement. Ensuite, cette critique du souverainisme dénationalisé par Cantin, contemporaine de la crise de la conscience collective québécoise d’après 1995 retrouve aujourd’hui toute sa vigueur au moment où bien des péquistes sont tentés de renier la stratégie identitaire adoptée depuis 2007, comme si elle représentait un moment honteux de l’histoire récente du nationalisme, et qu’il fallait à nouveau, pour mettre l’indépendance au goût du jour, la vider de son contenu historique. On invite à nouveau les souverainistes à rompre avec l’identité nationale, condition apparemment d’un souverainisme inclusif.
J’insiste ici : on l’aura noté, la plupart des textes de Cantin proviennent de la période post-référendaire, au moment où dominait le souverainisme pénitentiel, honteux, converti au multiculturalisme et dissimulant cela sous les traits d’un nationalisme pseudo-civique aussi torturé que suicidaire. C’était l’époque où régnaient les théoriciens d’un souverainisme aseptisé, moins soucieux de conduire les Québécois à l’indépendance et d’assurer leur survie que de traduire la souveraineté dans le langage de la rectitude politique. Ces textes sont-ils périmés parce que nous sommes sortis de cette période? Au contraire. On voit aujourd’hui que le virage identitaire du souverainisme depuis 2007 est remis en question par ceux-là même qui ont risqué de le tuer en voulant le conformer aux standards de la modernité à la canadienne et qui cherchent à revenir aux affaires. Autrement dit, c’est la même tentation de se délivrer du fardeau de l’identité québécoise, celle que Cantin tourne et retourne dans son livre pour mieux la comprendre et la combattre, qui remonte à la surface.
Je me permettrai de terminer cette recension sur une note un peu plus personnelle. Chaque fois que j’ai parlé, en classe, avec mes étudiants, de l’œuvre de Fernand Dumont, j’ai constaté qu’elle rejoignait chez certains d’entre eux, souvent les plus éveillés, des aspirations au cœur de leur quête intellectuelle, qui est aussi, plus souvent qu’autrement, une quête existentielle. L’œuvre de Dumont leur permet de nommer des préoccupations au cœur de la condition québécoise et de les investir dans le domaine intellectuel. Sans aucun doute, Serge Cantin nous montre que l’œuvre de Dumont demeure absolument nourricière, pour peu qu’on se tourne vers elle, et ceux qui aujourd’hui, espèrent encore l’indépendance auraient avantage à s’y replonger, tout comme ils devraient lire La souveraineté dans l’impasse, un livre indispensable qui pourrait contribuer à nous sortir de cette dernière. N’est-ce pas en lisant les grands qu’on s’élève soi-même?


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