Il n’y a plus aujourd’hui de questions importantes, mais seulement des questions « très, très, très » importantes qui suscitent forcément « beaucoup, beaucoup, beaucoup » de discussions. Cette enflure verbale étant devenue la norme, il est à prévoir que ceux qui pensaient se démarquer avec des doubles « vraiment » et des triples « beaucoup » finiront tôt ou tard par céder à la tentation d’en rajouter une couche et par répéter cinq ou six fois ces superlatifs désormais éventés.
L’autre mauvaise nouvelle est que ce travers (très, très) agaçant n’est qu’une manifestation parmi d’autres d’une nouvelle forme de charabia dont la règle fondamentale est qu’il ne faut jamais dire les choses simplement. Par exemple, d’une quelconque réforme visant à empêcher l’évasion fiscale, vous ne direz pas qu’il en est de plus en plus souvent question, mais qu’elle est de plus en plus « au niveau de l’agenda ». Si c’est plutôt du transport des produits toxiques qu’il s’agit, ne faites pas platement remarquer qu’il y a plusieurs sortes de matières dangereuses, attirez l’attention sur le fait qu’il y a « plusieurs types de catégories » de matières dangereuses. C’est évidemment une absurdité, mais en néocharabia, ça n’a pas vraiment d’importance ; ce qui compte, c’est l’impression que vous faites sur ceux qui croyaient naïvement connaître plusieurs sortes de matières dangereuses et qui savent maintenant, grâce à vous, qu’il y en a en fait plusieurs types de catégories. Même chose pour les athlètes olympiques qui, lorsqu’ils décrochent une médaille, passent par « plusieurs gammes d’émotions ».
Si vous êtes commerçant et non journaliste, vous pensez peut-être que pour vendre un produit, il faut le mettre bien en vue. Par chance, le spécialiste que vous consultez parle le néocharabia couramment et il vous apprend que ce dont votre produit a vraiment besoin, c’est d’avoir beaucoup « de possibilités d’être visible ». Et encore là, ce n’est qu’un strict minimum, car « le but de cet objectif », c’est « d’être capable d’être en mesure de faire en sorte que » le produit puisse « s’autosuffire en termes de promotion ». La supériorité du charabia nouveau sur le vieux français est ici éclatante. Grâce à la façon charabienne de dire les choses, on peut déjà entrevoir le jour où la publicité ayant été reconnue comme une forme de pollution visuelle, des marchands pourront apposer sur leurs produits l’étiquette « autosuffisant en termes de promotion ».
Ce qu’il y a en outre d’avantageux avec le néocharabia, c’est qu’en respectant la règle première de ne jamais dire les choses simplement, on se conforme presque sans effort à la seconde qui est de faire les phrases les plus inutilement longues possible. Ne soyez donc pas surpris de ne plus entendre l’expression « pouvoir faire quelque chose » et d’entendre à la place « la capacité de pouvoir faire quelque chose ». Petit conseil en passant aux baigneurs et aux canoteurs : ne surestimez pas votre « capacité de savoir nager » ; une fois submergés, vous n’aurez peut-être plus la capacité de pouvoir remonter à la surface même si vous avez la volonté de vouloir le faire. Ou si votre équipe traîne un peu de la patte, faites comprendre à vos joueurs que c’est à eux d’être « capables de pouvoir s’automotiver eux-mêmes », comme réussissent d’ailleurs à le faire les apprentis djihadistes qui « s’autoradicalisent eux-mêmes » sur Internet et qui, on peut l’espérer, finiront peut-être par y trouver aussi le moyen de s’autodéradicaliser (… eux-mêmes, il va sans dire).
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LA LANGUE PARLÉE AU QUÉBEC
Le charabia sans peine
Pourquoi ce déluge de pléonasmes et ce déferlement de superlatifs ?
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