La chute de Kadhafi, contrairement à celles de Ben Ali et de Moubarak, a révélé un dictateur possédant de nombreux soutiens dans sa région d'origine, mais aussi dans le reste du pays. Doit-on craindre une guerre civile?
Kadhafi avait monté en l'espace de 42 ans un système complexe de contrôle de sa société. S'appuyant sur sa propre tribu et ses alliances, le régime a tissé un filet de clientélisme et un réseau de renseignement redoutable. Il a presque liquidé tous ses compagnons d'armes et ses opposants. Possédant la plus grande réserve de pétrole sur le continent, ses obligés africains étaient nombreux.
Le chemin vers la stabilisation et l'unité nationale sera long. En ce moment, l'État est essoufflé et souffre des incohérences de l'idéologie de Kadhafi: la Libye était une «république héréditaire» cherchant à faire revivre le mouvement des non-alignés. L'hétérogénéité des rebelles serait la source principale d'une guerre civile, qui reste à l'heure actuelle peu probable. Pour l'instant, il n'y a pas une volonté de l'OTAN de s'impliquer sur le terrain, ce qui exclut le scénario irakien.
Par contre, c'est la reconstruction des institutions et de la société civile qui sera difficile. Le paysage libyen est celui d'une société éclatée en clan et oppressée par un régime central. L'aboutissement à une démocratie exigera une détermination de fer à l'interne, mais aussi à l'externe contre l'Algérie (dont le conflit avec al-Qaïda au Maghreb islamique conforte l'armée dans ses pratiques brutales) et l'Arabie saoudite (qui verrait bien un retour d'une monarchie amie). Mais le pays dispose d'atouts: une homogénéité religieuse (le sunnisme malékite) et le contexte de démocratisation en Tunisie et en Égypte.
Tout à rebâtir
Après quatre décennies d'un régime autoritaire, la société civile a fait preuve d'une forte résilience. Elle est aujourd'hui portée par la jeunesse, une presse et une blogosphère dynamiques. Mais les institutions politiques et les corps intermédiaires sont à rebâtir. Quels sont les atouts de la société libyenne pour ce faire?
Les Libyens sont jeunes (âge médian: 23 ans), scolarisés et connectés sur le monde. Ils sont pour l'instant surtout unis dans la critique des injustices de l'ancien régime. Mais les choix pour l'avenir les divisent.
En tout état de cause, ils seront aptes à surveiller l'installation du nouveau pouvoir. L'appétit pour la liberté de la pensée et les libertés individuelles véhiculé par la mondialisation n'a pas épargné le pays, notamment en raison de son urbanisation.
La diaspora en Europe et en Amérique du Nord pèsera certainement dans cet essor de la société civile. L'ouverture promise par le soulèvement est irréversible et il est difficile d'imaginer un retour au verrouillage de la société. Cependant, le défi actuel est la canalisation des forces du changement. D'où l'importance de réhabiliter les forces de l'ordre sur une base nationale et d'amorcer un nouveau pacte social.
Islam politique
Des jihadistes libyens d'AQMI figurent parmi les commandants militaires du Conseil national de transition (CNT). En contrepoint, plusieurs rebelles déclarent ne pas vouloir se faire «voler la révolution» par ceux-ci. On sait aussi que le droit musulman fait partie de la Constitution provisoire. Quel est le paysage de l'islam politique en Libye?
Malgré une sécularisation partielle, le discours religieux reste un référent majeur. La société est en plein débat sur l'interprétation religieuse à privilégier pour penser les liens entre le religieux et le politique. Mustapha Abdel Jalil, président du CNT et pratiquant soufi, est à même d'inspirer confiance aux forces légalistes, islamistes comme laïques. Du côté des jihadistes, on observe une distanciation d'avec AQMI et son interprétation rigoriste de la charia.
Admettant l'impossibilité d'un régime théocratique et dans un contexte de délégitimation de la violence jihadiste, ils sont portés à opter pour un militantisme légal, plus préoccupé par les défis sociaux et politiques internes que par des combats à l'échelle mondiale. Tout dépendra de l'issue de la rivalité entre les Frères musulmans et les jihadistes. La fin violente de Kadhafi pourrait servir de dissuasion contre ceux qui voudraient rétablir un régime autoritaire.
Kadhafi s'est maintenu quatre décennies au pouvoir notamment en raison de ses amitiés sur le continent et de son panafricanisme (sa proposition d'une monnaie unique, le dinar d'or, intéressait nombre de pays africains). Sa politique africaine incluait aussi un interventionnisme armé ou par procuration (Tchad, Darfour, Sahara occidental, etc.) gênant l'interventionnisme de plusieurs pays occidentaux. Peut-on s'attendre à ce que Tripoli mène une politique plus conciliante avec les puissances occidentales en Afrique?
L'aventurisme meurtrier de Kadhafi et ses rapports ambigus avec des groupes violents (entre soutien et répression selon ses relations avec l'Occident) appartiennent certainement au passé. La reconnaissance du CNT de son «homologue» syrien (le Conseil national syrien) et la fermeture de l'ambassade syrienne en Libye le 10 octobre laissent penser que la nouvelle Libye s'alignera sur l'internationalisme libéral occidental.
On peut s'attendre à un régime plus pragmatique et réaliste dans ses relations avec les puissances africaines, comme une participation aux programmes de développement au lieu du système clientéliste de Kadhafi. Enfin, la Libye se détournera sûrement de son panafricanisme pour une réorientation vers le monde arabe.
L'Algérie isolée
Avec les révolutions en Tunisie et en Égypte et les réformes au Maroc, l'Algérie devient le seul pays nord-africain dans lequel le vent de révolte n'a porté presque aucune avancée: l'état d'urgence a été levé en février, et Bouteflika a promis en avril une réforme constitutionnelle. L'Algérie risque-t-elle l'isolement face à des voisins émancipés du consensus antidémocratique et anti-islamiste?
L'Algérie a l'ambition d'être reconnue comme une puissance régionale. Elle devra pour cela accepter le déverrouillage démocratique chez ses voisins. Sa direction militaro-civile connaîtra une pression accrue pour régler ses contentieux frontaliers, mettre un terme à la manipulation des groupes armés du Sahel et écouter les revendications de sa population.
Prix international à payer
Le soutien dont jouit le CNT auprès des Occidentaux n'a pas été fourni à titre gracieux. Les compagnies pétrolières européennes et américaines ont déjà commencé à se repositionner dans le pays. D'un autre côté, d'autres puissances comme la Russie pourraient voir d'un mauvais oeil un nouveau régime obligé des Occidentaux. Quel sera le prix international que les Libyens devront payer pour leur révolution?
Ce changement de régime fut un gain net pour les intérêts stratégiques, économiques et idéologiques de l'Occident, qui va installer un régime conciliant à la tête d'un pays arabo-africain avec une immense façade méditerranéenne et une manne pétrolière. Et cela a un coût humain nul et un coût financier réduit (2 milliards de dollars pour les États-Unis). De plus, le CNT n'oubliera certainement pas le soutien russe et chinois à Kadhafi jusqu'au dernier moment.
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Sami Aoun et Pierre-Alain Clément - Respectivement associé et chercheur en résidence à l'Observatoire sur le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM
Mort de Kadhafi
Le fardeau de la démocratie
Géopolitique — Afrique du Nord
Pierre-Alain Clément1 article
chercheur en résidence à l'Observatoire sur le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM
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