Le grand dilemme américain

Washington est déchiré entre ses intérêts et ses valeurs

Les yankees seraient désormais affaiblis au point de ne pas défendre adéquatement leurs intérêts? Ben sûr...



Des milliers de Libyens se sont rassemblés hier encore pour la prière à Benghazi, à la pluie battante.

Photo : Agence France-Presse Marco Longari

Avec la révolte en Libye et les autres soulèvements qui agitent le Maghreb et le Proche-Orient, les États-Unis sont confrontés à un défi inédit. Mais la première puissance mondiale ne semble pas avoir le désir, ni les moyens, de peser sur les événements.
Marie-Christine Bonzom - Washington — L'idée d'instaurer une zone d'exclusion aérienne au-dessus du territoire libyen est vivement débattue au sein du gouvernement américain de même qu'entre l'exécutif et le Congrès.
Après avoir prôné cette mesure pour protéger les manifestants et les convois humanitaires de bombardements par les forces loyales au colonel Mouammar Kadhafi, la ministre des Affaires étrangères, Hillary Clinton, recule un peu en soulignant que le gouvernement Obama est «loin d'avoir pris une décision».
Son collègue de la Défense, Robert Gates, et le chef de l'état-major interarmes, Mike Mullen, préviennent en effet qu'une zone d'exclusion serait bel et bien une intervention militaire qui, sans engager de troupes américaines sur le terrain, exigerait des frappes aériennes afin de détruire le système de défense libyen.
Comme la Russie, les dirigeants du Pentagone affirment d'ailleurs qu'ils n'ont «aucune preuve» de bombardements de civils par les forces du colonel. M. Gates avertit aussi que la zone d'exclusion aérienne pourrait rogner sur les moyens disponibles pour la guerre en Afghanistan et la présence américaine dans le golfe Persique.
Autre point de vue
Mais d'autres responsables politiques américains estiment que les intérêts stratégiques des États-Unis ne doivent pas effacer d'autres considérations, notamment les valeurs démocratiques et humanitaires dont le pays se veut le champion.
Le président de la Commission sénatoriale des affaires étrangères, le démocrate John Kerry, maintient ainsi la nécessité de la zone d'exclusion aérienne. «À défaut de quoi il y aura massacre d'innocents», lance-t-il, tandis que son collègue républicain John McCain accuse le gouvernement Obama de «fabriquer des raisons» pour ne pas intervenir en Libye.
Cet âpre débat à propos de la Libye, qui n'est jamais que l'un des pays touchés par la vague historique de soulèvements populaires balayant le Maghreb et le Proche-Orient, illustre à quel point la situation pose «un défi majeur aux États-Unis», comme l'indique au Devoir Herman Cohen, ancien ministre adjoint des Affaires étrangères chargé de l'Afrique et aujourd'hui professeur à l'Université Johns Hopkins.
La lenteur de Barack Obama à réagir à la révolte en Égypte et en Libye, son silence à propos du Yémen ou de la répression des manifestants en Irak, le caractère furtif de ses contacts avec la presse, manifestent ce que Herman Cohen appelle «le profond conflit d'intérêts» qui habite le gouvernement américain devant ces événements imprévus.
Idéal oublié
Conflit entre, d'une part, les intérêts stratégiques des États-Unis relativement au pétrole, à la protection d'Israël et à la stabilité de la région, et d'autre part, leurs intérêts politiques en rapport avec leurs valeurs démocratiques et leur aspiration à des changements de régime dans cette même région.
Au Maghreb comme au Proche-Orient, les États-Unis avaient jusqu'à présent résolu ce conflit en s'asseyant sur leurs idéaux. «Les États-Unis n'ont pas promu la démocratie dans cette région du monde et ont préféré la stabilité à la liberté», déclare au Devoir Andrew Bacevich, professeur de relations internationales à l'Université de Boston, auteur d'ouvrages sur l'impérialisme américain et l'un des principaux détracteurs des guerres en Irak et en Afghanistan.
Les États-Unis ont si longtemps sacrifié leurs valeurs démocratiques dans cette région qu'ils paraissent aujourd'hui dépourvus d'options crédibles pour gérer l'évolution de la situation.
Une zone d'exclusion aérienne au-dessus de la Libye? «Les États-Unis ont déjà envahi deux fois un pays arabe, l'Irak, et cela ne nous a pas rendus populaires dans la région, où nous serons perçus comme des impérialistes, ce qui fera le jeu de Kadhafi», explique Herman Cohen, l'ancien ministre adjoint des Affaires étrangères. Pour Dick Howard, professeur émérite à l'Université de Stony Brook et auteur d'ouvrages sur la pensée politique américaine, «la zone d'exclusion aérienne est cependant la seule mesure praticable, mais il faut qu'elle passe par l'ONU, pas par les États-Unis ou l'OTAN».
Un discours de Barack Obama pour soutenir une révolution en Iran et faire oublier sa timidité face à la terrible répression des manifestations de juin 2009? «Ce n'est pas une bonne idée si on n'est pas prêt à aller plus loin, met en garde Herman Cohen. George Bush père avait appelé les Irakiens à se soulever contre Saddam Hussein et quand ils l'ont fait, les États-Unis ne les ont pas aidés. Or l'Iran des ayatollahs, comme l'Irak de Saddam Hussein, est un régime extrêmement brutal qui n'hésitera pas à écraser une révolte dans le sang», rappelle-t-il.
Et l'aide ?
Repenser l'aide américaine pour réduire l'assistance militaire et accroître celle destinée à la société civile et à l'établissement d'institutions démocratiques? «L'aide a déjà été repensée, affirme M. Cohen. Depuis les années 1990, la majeure partie de l'aide américaine va à la société civile, pas au gouvernement des pays qui la reçoivent; c'est certainement le cas en Afrique, où l'aide militaire des États-Unis est minime et où l'essentiel va au développement économique et démocratique», souligne l'ancien responsable du département d'État. «L'Égypte constitue un intérêt stratégique pour les États-Unis. Or, même là, on dit souvent que l'aide militaire des États-Unis s'élève à un milliard et demi de dollars par an, mais on sait moins que l'aide économique est d'un milliard par an», poursuit-il.
Quant au devoir d'ingérence, il figure bien depuis l'an dernier dans la politique officielle du gouvernement des États-Unis, à la suite de l'entérinement de cette notion par l'ONU en 2005 sous le nom de «responsabilité de protéger pour prévenir ou arrêter des atrocités de masse». Mais reste à savoir si une crise comme celle en Libye est semblable au génocide rwandais de 1994, qui suscita l'adoption du devoir d'ingérence par la communauté internationale.
Bruce Jentleson, qui vient de quitter le département d'État et enseigne désormais à l'Université Duke, juge que «la violence flagrante de Kadhafi place bien la Libye dans la définition de la responsabilité de protéger». Ce n'est pas du tout l'avis d'Andrew Bacevich: «Les manifestants libyens ont connu un succès étonnant; ils ont pris le contrôle de presque tout le pays en deux semaines. Des gens sont tués dans la mêlée, bien sûr, et c'est profondément malheureux, mais c'est une erreur de comparer ces événements au Rwanda, car il n'y a pas de génocide en Libye», dit cet universitaire, qui est aussi un colonel à la retraite.
L'inconnu
Envisagée dans son ensemble, et tout en sachant que les révoltes actuelles ne sont peut-être que la partie immergée d'un iceberg qui comprendrait notamment l'Arabie saoudite, la situation au Maghreb et au Proche-Orient dessine une porte ouverte sur l'inconnu devant laquelle la lourde bureaucratie du gouvernement américain semble mal équipée. D'autant que cette bureaucratie est déjà préoccupée par une grave crise économique et budgétaire, par deux guerres ainsi que par la rivalité grandissante de la Chine.
«Nous assistons à la manifestation de la capacité des peuples arabes à déterminer leur propre destin, et les États-Unis ne peuvent pas faire grand-chose pour influencer les événements», observe Andrew Bacevich.
«On est aujourd'hui devant quelque chose de jamais vu et je ne pense pas que des États, quels qu'ils soient, peuvent être des acteurs dans ce genre de situation, pense plus largement Dick Howard. Ce qui est en train de se faire n'existe pas encore et être acteur supposerait qu'on sache ce qui va sortir de tout ça», ajoute le politologue.
Après l'Égypte, Barack Obama a estimé que sa réaction avait été «juste ce qu'il fallait» et il s'est félicité de l'avoir «recalibrée» au fil des événements. Ce qui lui vaut d'être qualifié d'«amateur» par le Washington Times, le quotidien républicain de la capitale américaine, qui écrit que le chef de la Maison-Blanche «a transformé l'absence de stratégie en vertu».
À propos de la Libye, Ruth Marcus, la chroniqueuse normalement très pro-Obama du Washington Post, déplore que le président Obama soit «réticent ou tardif», «trop souvent plus réactif qu'inspirant, plus prudent que vigoureux».
Mais Andrew Bacevich considère qu'il est «prématuré de définir une politique américaine» pour le Moyen-Orient qui émergera de ces bouleversements. «Tout en exprimant notre soutien pour les forces qui représentent la démocratie, il faut laisser les mouvements de révolte suivre leur cours, puis évaluer le paysage arabe, qui sera probablement nouveau, et décider alors des mesures les plus adéquates», prône-t-il, avant de souligner que Washington devra respecter l'issue des événements, même si, par exemple, les Frères musulmans gagnent les élections en Égypte.
L'attente, voire l'attentisme, risque-t-il de faire perdre leur leadership aux États-Unis? Andrew Bacevich note que le leadership américain est déjà érodé. «Les efforts déployés par les États-Unis au cours des dix dernières années pour exercer leur leadership au Moyen-Orient se sont révélés très coûteux, sans produire beaucoup de résultats bénéfiques», relève-t-il.
Surtout, le professeur de l'Université de Boston estime que le leadership américain se jouera sur d'autres tableaux. «Nous avons des problèmes économiques intérieurs conséquents qui exigent notre attention, et par ailleurs, si le Moyen-Orient est important, il y a des choses plus importantes encore; à cet égard, la relation des États-Unis avec la Chine est bien plus cruciale que l'avenir des relations entre les États-Unis et la Libye.»
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Collaboration spéciale


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