Il faut parfois arrêter de fixer avec insistance un crucifix pour faire apparaître un peu de lumière.
Les tensions des dernières semaines autour de la Charte des valeurs québécoises ne seraient finalement pas induites par des revendications identitaires, par la peur d’un envahissement, plus imaginé de loin que vécu de près d’ailleurs, et encore moins par un appel à l’égalité par la laïcité.
Ce grand déchirement collectif, ce serait finalement le Quartier Dix30 - et ses nombreux équivalents -, les vendeurs de rêve par le crédit, la délocalisation d’usines en Asie, la difficulté à trouver une place en garderie, la hausse des comptes de taxes, mais également le défilé de petits et grands voleurs du bien commun devant la commission Charbonneau qui en serait directement la source. Et ce, en nourrissant une « souffrance collective » qui, ici comme ailleurs, a toujours la fâcheuse habitude de faire émerger des boucs émissaires, particulièrement ceux qui portent une barbe ou un voile, pour malhabilement s’expliquer.
Analyse loufoque ? Certainement pas pour le philosophe français Bernard Stiegler, spécialiste de la montée des extrêmes, décrypteur de la mécanique de l’intolérance et ex-élève de Jacques Derrida qui, depuis des années, force ses contemporains à décoller leur nez de l’arbre pour contempler le désastre dans la forêt.
S’il y a montée des extrêmes, s’il y a stigmatisation de l’autre, c’est surtout parce qu’il y a un profond malaise aujourd’hui dans des sociétés contemporaines, « devenues massivement indignes » et où « le modèle industriel qui a fondé la prospérité du XXe siècle » est désormais « toxique », expliquait-il jeudi dernier dans les pages numériques du magazine L’Express, sans aucun lien apparent avec les enjeux sociaux qui animent actuellement le Québec.
L’homme a signé ce printemps un livre intitulé Pharmacologie du Front National (Flammarion), essai nécessaire qui passe au crible l’étonnante ascension de Marine Le Pen et celle de ses idées populistes et polarisantes dans une France qui ne va pas très bien.
Abandonnés et souffrants
Dans un environnement où l’hyperconsommation a «produit une insolvabilité généralisée» et «dégradé les consommateurs sur les plans physique et psychique», dit Stiegler, et où les institutions démocratiques, à l’image des routes du Québec, n’arrivent plus à dissimuler leurs fissures, les citoyens se sentent de plus en plus abandonnés. Ils souffrent également « sans être en mesure d’expliquer les causes de cette souffrance, ce qui les conduit à s’en prendre à des boucs émissaires - immigrés, fonctionnaires, étrangers, etc. », résume le penseur du présent, dans l’espoir d’expliquer leur trouble et de panser leur plaie.
La logique n’est pas nouvelle. Elle porte même un nom : pharmakos, cette victime expiatoire, dans la Grèce antique, puisée parmi les plus faibles de la société pour nourrir des rituels de purification censés apporter un remède à des maux collectifs. Lorsqu’un groupe souffre, il « se met à désigner un autre groupe comme la cause de ses malheurs », dit Stiegler. Un « mécanisme régressif » qui cible forcément « plus faible que soi » et qui, dans certaines incarnations, peut aussi s’accompagner, puisqu’il est question de régression, d’une série d’illustrations plutôt infantilisantes visant à permettre à un grand nombre de reconnaître facilement et rapidement ces pharmakos.
Ceci expliquerait donc cela, non sans inquiéter toutefois, particulièrement lorsque des forces politiques cherchent à en abuser. C’est que cette configuration de masses revanchardes, en quête d’un coupable en guise de réponse simple à un problème complexe, dans un contexte social où le progrès est en train d’inverser ses effets, passant de remède à poison, n’est pas inconnue. Elle a été identifiée par « Paul Valéry, Sigmund Freud ou Edmund Husserl », rappelle Stiegler, « au moment où le fascisme puis le nazisme se sont emparés de l’Europe », au début du siècle dernier.
Le parallèle, avec le poids de sa mémoire, donne froid dans le dos. Mais il n’y a pas de fatalité, estime le philosophe qui, tout en qualifiant de possible la prise de pouvoir par les extrêmes de droite, oppose à cette dérive un remède autre que le pharmakos : la fondation d’un « nouveau modèle industriel basé sur une économie de contribution », plutôt que de division. Une économie qui, en passant par les réseaux numériques, dit Stiegler, et en tirant profit de la logique participative et collaborative qui s’installe doucement dans l’ici-maintenant, nous amènerait collectivement à renouer avec le savoir-faire, remplacé dans l’ancien modèle, par des machines, et surtout avec le savoir-vivre, remplacé par le marketing.
Un savoir-vivre qui, particulièrement aujourd’hui, gagnerait à devenir dans le débat public, un peu plus ostentatoire.
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