L’argument de la «juste part» des étudiants

Lettre ouverte aux professeurs d’université

Conflit étudiant - grève illimitée - printemps 2012


La grève des étudiants entre maintenant dans une deuxième phase. Forts d’une intense mobilisation, ils sont de plus en plus nombreux à investir l’espace public pour réclamer ce que nous devrions tous vouloir: une société plus juste.
Pourquoi cette revendication ne trouve-t-elle pas auprès du gouvernement l’écoute qu’elle mérite? Ne serait-il pas temps de dépasser les arguments comptables sur l’investissement dans la formation et d’ouvrir un débat public sur les finalités de l’éducation dans notre société? La raison d’une confrontation aussi brutale est simple: le gouvernement et les partisans de la hausse ont voulu réduire l’argumentaire des étudiants à une simple position intéressée, relevant du corporatisme le plus ordinaire. Est-ce bien le cas?
La juste part
Au soi-disant corporatisme des étudiants, il est en apparence facile d’opposer l’argument de la «juste part», mis de l’avant par les ministres Line Beauchamp et Raymond Bachand. Cet argument est fallacieux et il est urgent aujourd’hui d’y répondre, car ses effets risquent de modifier le paysage politique et social du Québec pour de nombreuses années.
L’argument de la «juste part» repose en effet sur une conception de la société où chaque partie est indépendante des autres. Dans cette optique, celui qui investit dans ses études en est le principal bénéficiaire. L’argument gouvernemental ne conçoit pas la dette que nous avons les uns à l’égard des autres, mais la dette de certains à l’égard de tous. Une part ne peut pourtant être juste dans une société où on introduit des mesures qui renforcent les inégalités sociales au lieu de les diminuer. Une juste part de chacun n’a de sens que dans une société juste, où la solidarité de tous est la règle et non l’exception du contrat social.
Si l’argument comptable de la «juste part» est accepté, il conduit à la dislocation du réseau de solidarité qui est le propre du Québec depuis la Révolution tranquille. Brisant avec le systéme d’élite des collèges réservés à moins de 5 % de la population, nous avons créé un vaste réseau public de cégeps et d’universités qui a entraîné la démocratisation de l’éducation post-secondaire et le développement d’institutions dont nous sommes fiers. La solidarité qui a rendu cela possible est directement menacée par la logique de privatisation du financement qui prétend s’autoriser de la «juste part». Elle pénalise les plus démunis, réduit l’accessibilité des familles de la classe moyenne et renforcera un repli sur les classes aisées. Où est la justice là-dedans?
Un combat social
La «juste part» à laquelle on nous invite à présent n’affecte pas seulement les étudiants, mais l’ensemble des services publics, que nous affaiblissons en les rendant ainsi vulnérables face à la montée du secteur privé. Le jeu auquel se prête le gouvernement actuel ne doit duper personne. Plusieurs groupes d’économistes, notamment l’IRIS et l’IREC, ont signalé les effets de fragilisation des acquis sociaux qui découlent de politiques réduisant l’accessibilité et priorisant un calcul d’avantages basé sur l’investissement individuel.
En ce sens, le combat des étudiants dépasse de très loin les cohortes mobilisées aujourd’hui. Parce qu’ils refusent cette perspective réductrice sur leur projet de vie, leur combat se déploie au service d’une société juste que nous, représentant trois générations de cette histoire, soutenons fermement. S’il y a un endroit où la notion de «juste part» possède un sens, c’est dans l’expression de cette solidarité sociale pour l’éducation.
Les professeurs d’université
Tous les professeurs, quel que soit leur secteur (primaire, secondaire, collégial ou universitaire) devraient apporter leur soutien à la revendication étudiante, comme on le voit par exemple dans le manifeste des enseignants des cégeps. S’il est un secteur qui nous semble particulièrement engourdi en ce moment, c’est celui des professeurs d’université. Qu’aucun consensus ne semble se dessiner sur la légitimité ou le bien-fondé de la hausse des droits est une chose qui peut s’expliquer par notre intérêt pour un financement accru des universités, mais cet argument n’est-il pas à courte vue?
Nous devons cesser de jouer l’indifférence ou de faire comme si cette lutte était celle des étudiants et non la nôtre. Nos institutions ne font notre fierté que parce qu’elles accueillent justement la jeunesse de notre société, sans égard aux moyens. Quand on compare les droits de scolarité au Québec à ceux du Canada, on oublie que ce calcul contient les factures des universités privées et celles des «college» privés: nous n’avons aucune université de ce genre au Québec et très peu de collèges privés.
Nos universités sont de formidables laboratoires sociaux, où émergent les savoirs nécessaires à la pérennité de nos institutions et à la qualité de notre vie commune. Elles sont aussi le lieu d’une démocratisation sans précédent de l’éducation, un acquis que personne ne veut mettre en péril. Qui veut en restreindre l’accès? En tant qu’universitaires, nous ne pouvons pas demeurer indifférents aux revendications des étudiants et si nous jugeons que la hausse contrevient à la mission sociale des universités, alors nous devons nous y opposer.
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Georges Leroux, professeur émérite, UQAM
Christian Nadeau, Département de philosophie, Université de Montréal
Guy Rocher, professeur émérite, Université de Montréal


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