Leur désespoir apparaît soudain

“pire crise depuis la Grande Dépression, et peut-être même depuis toujours”

Crise mondiale — crise financière



Les déclarations du directeur de la Banque d’Angleterre Sir Mervyn King, faites hier pour accompagner l’annonce de l’injection de £75 milliards de plus dans l’économie britannique, marquent un tournant sémantique essentiel, et un tournant psychologique majeur encore plus, dans le récit fondamental d'une crise qui suit sa course vertigineuse et irrésistible. Certes, si l’on peut penser que le jugement concerne, au pied de la lettre, le Royaume-Uni seul, il est absolument évident qu’il concerne directement, dans l’esprit de la chose, la situation du Système en général, – même si King ne parle “que” du système financier mondial, là aussi déclaration formelle qui doit être comprise dans son esprit. En un mot, il s’agit, selon King, de “la pire crise que l’on ait jamais connue”. Même si la formule est comme toujours prudente (“pire crise depuis la Grande Dépression, et peut-être même depuis toujours”, — «the worst financial crisis since the Thirties, and possibly ever»), l’esprit est bien là.
Par conséquent, le titre de l’éditorial du Daily Telegraph (ce 7 octobre 2011) concernant la mesure décidée par King résume bien le sens des choses, c’est-à-dire le “saut qualitatif” dans la réalisation de la couleur du temps : «A desperate measure for desperate times». Les commentaires techniques, d’habitude prolixes et impératifs dans cette sorte de circonstances où une décision importante est prise, “prolixes et impératifs” comme seuls les chroniqueurs économiques savent faire, cette fois sont plutôt mesurés, voire modestes, – en fait, bien entendu, fatalistes, comme s’ils disaient : “en fait, que peut-on faire d’autre ?” Ou bien, “pourquoi pas cela, certes, puisque, de toutes les façons, n’importe quelle mesure serait ‘une mesure sans espoir parce que les temps sont sans espoir’”… Ainsi en est-il de la présentation commentée de l’un ou l’autre.

• Le Guardian du 6 octobre 2011, où il est écrit que «Sir Mervyn King expressed fears that Britain is in the grip of the world's worst ever financial crisis after the Bank of England announced it was injecting £75bn into the ailing economy. The Bank's governor said the UK was suffering from a 1930s-style shortage of money and needed a second dose of quantitative easing to boost demand and prevent inflation falling too low.»
• The Independent du 7 octobre 2011, sous la plume du commentateur économique Ben Chu, là aussi très factuel, là aussi sans voix ou sans plume pour commenter d’une façon impérative…

«The Bank of England caught financial markets by surprise yesterday by announcing that it will inject £75bn into the ailing British economy over the next four months. The sharply slowing economy and intensifying threats to the health of Britain's banks posed by the eurozone crisis will lead the Bank to extend its £200bn quantitative easing (QE) programme – effectively printing money. “This is the most serious financial crisis we've seen at least since the 1930s, if not ever,” warned the Bank's Governor, Sir Mervyn King, in a stark reference to the Great Depression.»

Le ton même de ces annonces, sans réelle fanfare ni observations hyperboliques, les circonstances, une décision contestée du bout de la plume alors que, manifestement personne ne lui prête aucune chance de réussite, voilà qui témoigne d’une certaine vérité de l’observation, – le constat d’une vérité essentiellement, bien plus qu’une manœuvre de communication. Bien entendu, nous parlons de l’annonce sensationnelle de Mervyn King, cela est quasiment dit, dans “la pire crise du système financier que nous ayons jamais connue”, – et, donc, en ajoutant l’impuissance générale comme réaction, sinon le constat de “mesures sans espoir pour un temps sans espoir”, – que nous sommes dans la crise de l’effondrement. C’est un événement, notamment parce que l’on sait que, dans cette époque où la narrative de la communication a complètement délégitimé le discours officiel et l’a réduit au mensonge systématique avant qu’il ne soit prouvé qu’il ne l’est pas, dans un cas rarissime, – voilà justement ce cas rarissime, et sur quel sujet, où nous percevons jusqu’à la conviction que l’artifice et le simulacre sont remplacés par le constat de la vérité.
Nous insistons beaucoup sur ce ton mesuré, absolument fataliste donc sans éclat ni recherche de l’effet (même la recherche de l’effet psychologique pour relancer un certain optimisme et tenter de contenir la crise). Cela contraste avec les déclarations nombreuses et tonitruantes de l’automne 2008 où les uns et les autres parlaient d’une “crise aussi grave que la Grande Dépression”, mais, dans ce cas, manifestement pour obtenir des effets de communication, et souvent, sans la réelle croyance de ceux qui parlaient, c’est-à-dire avec l’espoir maintenu dans le système financier. Aujourd’hui, il s’agit vraiment du fatalisme, qui s’exprime sans éclat, sans agitations, presque à la mesure de l’épuisement des psychologies. Ce n’est pas un hasard dans l’enchaînement des circonstances si les déclarations de King suivent, à deux jours d’intervalles, celles de son homologue US, Bernanke de la Fed ; si le propos était un peu différent, – le soutien inattendu de Bernanke au mouvementOccupy Wall Street, – le sens était le même, avec la responsabilité admise par Bernanke de Wall Street et des dirigeants de Washington, et le ton était exactement celui du même fatalisme… Ce sentiment de l'impuissance actée que nous ressentons et décrivons n'est pas celui d'une individualité, mais bien un sentiment collectif qui gagne.
Alors que nous parlons d’absence d’effet, de fatalisme, etc., nous mettons dans le titre de cette note (“Leur désespoir apparaît soudain”) un effet qui est pourtant celui de la soudaineté, de l’inattendu, du choc… Même s’il n’y a aucun effet de perception immédiate, même si nous nous gardons de la notion de l’effet en général, qui est en général la conséquence de leur recherche d’une narrative, nous considérons que c’est effectivement un choc. Il y a l’apparition brutale, – à cause de l’extraordinaire brutalité de ce qui envahit leurs esprits, – du sens du désespoir, que la situation de crise ne peut plus être contenue, moins encore résolue, par “les moyens du bord”, ou disons les moyens du Système ; que nous sommes, donc, réellement dans un nouveau monde, celui qui nous sort brutalement du monde du Système que nous avons connu jusqu’ici, pour nous découvrir confrontés à l’inconnu. Si nous écrivons “Leur” (“Leur désespoir”) dans le titre, c’est parce que ce sentiment soudainement exprimé (il a pris un certain temps pour maturer) touche effectivement des dirigeants officiels du plus haut niveau du Système. Répétons notre conviction qu'il est manifeste que ce sentiment est partagé, et s’il est dit aussi officiellement par un King c’est bien parce qu’il représente un jugement qui gagne. Par exemple, dans la direction française, un homme comme le conseiller du président, Henri Guaino, est semble-t-il persuadé qu’il s’agit effectivement d’une crise de la sorte dont on discute ici, – de cette sorte que nous désignons comme la crise finale du Système, ou la crise de l’effondrement.
Il paraît extrêmement difficile de conclure un tel constat en s’en réjouissant, car une crise ultime, la crise sans espoir des temps sans espoirs, cela ne suscite pas une perspective très remontante ; un sentiment presque sentimental freine le commentaire. Il reste que nous ne nous percevons nullement, nous-mêmes, comme touchés par le désespoir et refusons par conséquent de charger le commentaire de cette pression sentimentale. Nous analysons cette crise de cette façon, dans ses caractères fondamentaux d’ultimité et de finalité, depuis plusieurs années, et nous posons que le désespoir n’est que pour ceux qui croient (qui croyaient) dans le Système ; au contraire pour notre cas, comme nous ne cessons de l’écrire… Au contraire, c’est pour nous un progrès, voire un signe d’espoir paradoxal, que le sentiment d’une crise ultime et sans espoir se répande. Rien, surtout dans ces temps-là, ne remplace le regard lucide sur la vérité ; quant à la conviction grandissante chez des dirigeants que ce que nous jugeons comme intrinsèquement mauvais est promis à la destruction, il n’y aurait certainement pas là motif à désespérer. Que nous connaissions de l’appréhension, de la peur, de l’angoisse, sans aucun doute ; ce n’est pas nouveau pour nous, certes pas ; mais du désespoir que la vérité progresse dans les esprits, aux dépens de la subversion, du montage, de la vision et de l’affirmation faussaire, cela ne peut être tenu pour malheureux et désespérant… Le volcan gronde depuis plusieurs années ; que l'on songe à cesser de danser dessus pour s'aviser que sa lave incandescente brûle, et que ses explosions secouent notre monde jusqu’à l’effondrement, rien de désespérant dans cela ni à redire dans le sens du regret.
Mis en ligne le 7 octobre 2011 à 06H28









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