Tunisie : un régime démasqué

Une certaine prospérité jumelée au laxisme des grands pays a permis à Ben Ali de se maintenir longtemps au pouvoir

"Crise dans le monde arabe" - Tunisie 2010





Claude Lévesque - Le cas tunisien est un bel exemple de la complaisance dont la communauté internationale peut faire preuve à l'égard des autocrates pour peu qu'ils expriment leur attachement à l'économie de marché et promettent de s'attaquer aux islamistes.
Une prospérité relative (surtout sur la côte) combinée à un calme plat sur les fronts politique et social a longtemps permis d'oublier le verrouillage politique et médiatique, la répression policière, la corruption et le népotisme qui caractérisent le régime de Zine el-Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis 1987.
Quoique dénoncés sans répit par l'opposition en exil (et à l'occasion par les ONG internationales), ces excès ont rarement été condamnés par les gouvernements et les médias de nos démocraties occidentales. L'extrême retenue de Paris tout au long de la crise a été particulièrement remarquée et critiquée. La France demeure un important investisseur de même que le premier fournisseur et le premier client de son ancien protectorat au sud de la Méditerranée.
La présente vague de manifestations, qui a finalement mené hier à la démission et au départ en exil de Ben Ali, a été déclenchée le 17 décembre par l'immolation d'un jeune vendeur ambulant à Sidi Bouzid. Mohamed Bouazizi acceptait d'autant plus mal le harcèlement policier dont il venait d'être victime qu'il était contraint de vendre ses primeurs dans la rue faute de trouver un emploi à la mesure de son baccalauréat.
Le mouvement est parti d'une région rurale du centre où les difficultés économiques sont particulièrement aiguës, surtout depuis le début de la dernière crise économique mondiale, mais il s'est rapidement étendu à l'ensemble du pays et à ses diverses classes sociales, gagnant cette semaine la capitale, Tunis.
Des terroristes
Ben Ali est d'abord resté sourd aux protestations, se bornant à accuser les manifestants d'être des terroristes à la solde de l'étranger et ordonnant aux policiers de tirer avec des balles réelles. Le bilan des violences s'élève à plusieurs dizaines de morts, le nombre de 66 étant avancé par la Fédération internationale des droits de l'homme.
Depuis le début de la semaine, le président et ses soutiens ont multiplié les promesses d'emplois tout en continuant de fustiger un prétendu terrorisme. Puis, Ben Ali a annoncé jeudi son intention de quitter le pouvoir à la fin de son mandat en 2014. Par la même occasion, ayant soudainement «compris» les protestataires, il a promis de faire baisser le prix du pain et d'instaurer les libertés politiques et médiatiques qu'ils réclamaient à grands cris.
«Personne n'est dupe. La preuve en est que des dizaines de milliers de personnes manifestent encore au centre-ville de Tunis. C'est trop peu trop tard. Même s'il disait que le ciel est bleu ou quelque autre banalité, les gens ne le croiraient pas», affirmait hier matin Taieb Moalla, journaliste d'origine tunisienne au Journal de Québec, alors que l'incertitude régnait encore quant à l'issue de la crise.
Officiellement, le taux de chômage est estimé à 10 % en Tunisie. Pour les jeunes, il faut parler au moins du double et, détail préoccupant, d'encore plus chez ceux qui sortent des collèges et universités. Ces établissements ont produit l'année dernière 80 000 diplômés alors que le marché du travail ne peut en absorber qu'environ 30 000.
Relation rompue
Il est vrai que l'économie tunisienne a connu de bonnes performances au cours des dernières décennies, notamment grâce au tourisme, qui s'est ajouté à ces autres moteurs que sont l'agriculture, les mines et les textiles. La crise économique a cependant fini par amincir le flot des investissements étrangers tout en faisant chuter les revenus du tourisme.
«Le "deal" sur lequel reposait la relation entre le pouvoir et la population ne tient plus. Cette entente revenait à dire: "Vous êtes des consommateurs, pas des citoyens: vous consommez, vous mangez et buvez bien, à condition de ne pas parler de liberté politique ou de liberté de la presse"», explique Taieb Moalla, précisant qu'il s'exprime à titre personnel.
Les années Ben Ali ont certes vu l'économie tunisienne croître, mais certains opposants refusent d'en donner le crédit au président déchu. «En réalité, écrivait Moncef Marzouki dans Le Monde du 12 janvier, la Tunisie des années 1990 devait sa relative prospérité aux trois décennies de la présidence Bourguiba, marquée par un investissement massif dans l'éducation, le planning familial et la mise en place d'une économie de marché saine, capable de dégager une croissance annuelle de 7 %.»
Ce qui est tombé ces dernières semaines, c'est la peur que le régime Ben Ali avait réussi à inculquer aux Tunisiens. «Les personnes qui critiquaient le gouvernement ou dénonçaient la corruption des autorités ou les violations des droits de la personne risquaient d'être harcelées, soumises à des actes d'intimidation et agressées par des agents des services de sécurité», écrivait l'ONG Amnesty International dans son dernier rapport annuel.
Répression et inégalités
Presse muselée, syndicalistes et défenseurs des droits fondamentaux battus, emprisonnés et souvent condamnés à de longues peines à la suite de procès inéquitables sont monnaie courante en Tunisie. Ces violations des droits fondamentaux ont souvent été commises au nom de la lutte contre l'islamisme au cours des années 1990, puis, depuis le 11-Septembre, de la lutte contre le terrorisme.
Le régime de Ben Ali a décimé dans les années 1990 le mouvement islamiste Ennahda, même s'il s'agissait d'un groupe très modéré, qui s'accommodait du statut de la femme tunisienne, le plus égalitaire dans le monde arabe. Ennahda avait en fait été soutenu par le pouvoir pour faire contrepoids à la gauche vingt ans plus tôt.
En Tunisie, les inégalités sociales s'ajoutent aux écarts entre les régions. Les 10 % les plus riches de la population perçoivent le tiers des revenus, les 30 % les plus pauvres doivent se contenter de moins du dixième. On voit pire dans bien d'autres pays, sauf que cette situation est d'autant moins tolérable (et tolérée) en Tunisie que la famille Ben Ali est soupçonnée de s'en mettre plein les poches, notamment en obligeant les propriétaires d'affaires profitables de lui céder des parts. Ces procédés mafieux, que tout le monde soupçonnait, ont été mis en relief dans certains documents secrets révélés par le site WikiLeaks.
Un pays calme
La présente vague de manifestations antigouvernementales est d'une ampleur sans précédent. La Tunisie n'a pas une histoire violente. Il y a cependant eu d'autres mouvements sociaux dans le passé. Pendant les années 1980, les «émeutes du pain», provoquées par une augmentation brutale du prix de cet aliment commandée par le Fonds monétaire international, avaient contribué à faire tomber Habib Bourguiba, le père de l'indépendance.
En 2008, la région minière de Gafsa — la Tunisie est le quatrième producteur de potasse dans le monde — s'était soulevée contre le chômage et, encore une fois, contre le prix élevé des aliments. Cette révolte avait été réprimée durement et rapidement, sans faire tache d'huile comme celle de Sidi Bouzid deux ans plus tard.
Devant la censure des médias traditionnels, les Tunisiens se sont tournés en grand nombre vers Internet et particulièrement vers Facebook (1,8 million d'abonnés sur une population de 10,4 millions) et les autres réseaux sociaux, malgré les risques que cela peut comporter. L'organisation Reporters sans frontières classe le régime tunisien parmi les «ennemis d'Internet» pour le mouchardage et le blocage de certains sites. Il est intéressant de noter que Ben Ali avait encouragé avec enthousiasme l'informatisation de son pays, qui allait éventuellement aider ses adversaires à triompher.


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