La sécession des élites

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Le bouclier : la constitution stipule que « la langue de la République est le français »


Le jugement n’est pas anodin et passera peut-être à l’histoire. Le 11 mai dernier, un tribunal a décidé d’interdire l’utilisation de l’écriture dite « inclusive » dans les documents de l’Université de Grenoble. Le 16 juillet 2020, le conseil d’administration avait en effet décidé de rédiger les statuts de l’institution dans ce nouveau sabir idéologique qui fait fi de certaines des règles élémentaires de la langue française en multipliant les points médians et autres signes inconnus des grammaires.


On pouvait notamment y lire que « le.la Directeur.trice du Service des Langues est élu.e pour 5 ans au scrutin secret. Il.elle est élu.e au premier tour à la majorité absolue des membres élu.e.s., aux tours suivants, il.elle est élu.e à la majorité relative. » Je vous épargne la suite.


Le tribunal réagissait ainsi à la plainte déposée par un professeur agrégé d’anglais. Il estimait que ce texte enfreignait la Constitution puisque celle-ci stipule que « la langue de la République est le français ». À la surprise générale, les juges lui donnèrent raison au nom d’une jurisprudence selon laquelle les actes administratifs doivent répondre à un principe de « clarté et d’intelligibilité ». Tout document serait donc tenu d’avoir « un niveau de clarté propre à garantir son accessibilité immédiate ». La démocratie serait à ce prix.


Dans son jugement, le tribunal s’appuie sur une déclaration de l’Académie française datée du 26 octobre 2017 qui affirme que « la multiplication des marques orthographiques et syntaxiques » de cette écriture « aboutit à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l’illisibilité ».


Les Immortels ne croyaient pas si bien dire. Car au-delà du débat juridique et linguistique, ce jugement met en évidence ce que l’on pourrait désigner comme une forme de sécession de plus en plus manifeste des nouvelles élites intellectuelles et universitaires.


En effet, les membres du conseil d’administration de l’Université de Grenoble n’ont pas décidé de proposer une réforme linguistique, de convaincre la majorité de leurs idées, d’envoyer un mémorandum au gouvernement ou à l’Académie française. Ils ont décidé d’écrire comme bon leur semble. Qu’on se le tienne pour dit !


Peu importe que pratiquement personne n’écrive ainsi, que cette langue soit en réalité « excluante » puisqu’elle n’est enseignée nulle part et n’a ni grammaire ni règles connues de tous. Peu importe que, selon un sondage de l’Ifop réalisé en 2021, 63 % des Français en réprouvent l’usage et 42 % n’en aient même jamais entendu parler. Au nom de leurs bons sentiments et d’un féminisme dévoyé, ces élites se sont levées un beau matin et ont décidé que la langue commune que parlent plus de 300 millions de francophones dans le monde ne faisait plus leur affaire et qu’il fallait la changer. Comme si elle était leur propriété privée.


Voilà bien ce qu’on appelle faire sécession. Si les néoféministes agissent ainsi, pourquoi chacun n’utiliserait-il pas demain ses propres règles linguistiques, qui au nom de l’écologie, qui au nom de l’antiracisme, qui au nom de la simplification de la grammaire ? Quant aux partisans de la paix universelle, ils pourraient écrire en espéranto — certains n’en sont d’ailleurs pas très loin. Quid alors de la langue commune ?


Au-delà du délire inhérent à ce mode d’écriture abscons et totalement idéologique, l’exemple de l’Université de Grenoble illustre combien nos nouvelles élites « éclairées » vivent de plus en plus dans leur propre univers avec leurs propres références culturelles. Et donc, pourquoi pas leur propre langue ? C’est ce qu’avait décrit avant tout le monde l’historien et sociologue américain Christopher Lasch, décédé en 1994. Ce ne sont plus les masses, le prolétariat ou le peuple qui se révoltent, disait-il, mais les élites instruites, celles qui ont accès à l’université et inondent les médias, qui, au nom du Bien, ont décidé de faire sécession et d’en finir avec ce peuple qui serait de toute façon raciste, sexiste, pollueur et misogyne.


Contrairement à la vieille bourgeoisie nationale qui s’était résolue à « faire nation », nos nouvelles élites mondialisées se sont « retirées de la vie en commun », a écrit Lasch. Elles ont plus en partage avec les classes favorisées qui vivent à des milliers de kilomètres de là qu’avec les gens qui font leur ménage et ramassent leurs poubelles. Ce séparatisme élitaire explique toute une série de phénomènes étranges qui, autrement, demeureraient incompréhensibles. Qu’on pense aux discours exaltés, irrationnels et parfois même antiscientifiques sur les minorités sexuelles, raciales ou ethniques. Des discours à ce point extrémistes qu’ils dépassent l’entendement de la majorité. Et empêchent donc de faire société.


Quand on ne veut plus partager la langue du plus grand nombre, cela en dit long sur le degré de dissolution de la société. Récemment, deux professeurs de l’Université Lyon 2, convaincus de leur supériorité morale, n’ont pas hésité à imposer un examen de droit rédigé en sabir « inclusif ». On y trouvait des graphies comme « touz », « als », « appelae » et « reconnux ». À ceux qui s’estimaient lésés par un énoncé « illisible », l’université répliqua que la « liberté pédagogique » était sacrée. Le reste de l’humanité n’avait qu’à aller se rhabiller.



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