Un grand roman du Québec et du Monde

Chronique de José Fontaine

L'éditeur d'une jeune écrivaine lui demande de rédiger une biographie de Fleur des prés, une grande reporter et photographe arrivée à son couchant. La jeune femme prend contact avec elle mais celle-ci refuse de coopérer au projet de l'éditeur et de l'écrivain, trop heureuse de deviner que la jeune auteure s'obstinera à écrire ce livre et à en faire un roman, ce qui comble Fleur des près : devenir l'héroïne d'un roman! Ce roman d'Andrée Ferretti, c'est le meilleur que j'aie jamais lu d'elle. Je ne le dis pas par stratégie textuelle, mais parce que je le pense : Roman non autorisé, L'Hexagone, 2011.
Et quelle joie de pouvoir l'écrire, sans l'avoir prémédité, un 14 juillet!

«Seule la littérature pénètre le réel» (A. Ferretti)
On pourrait se dire que la ficelle est trop grosse, que le livre d'Andrée Ferretti réalise en somme ce que Fleur des près/Andrée Ferretti tente de devenir - l'héroïne d'un roman - en le cachant par ce subterfuge. Mais ce n'est pas si simple. Cela pose la question de la littérature. Il y a une force du récit, me dit cet ancien compagnon d'études, devenu exégète à l'université de Louvain et qui m'en donne un exemple simple : aux dires de Robert Badinter lui-même, l'homme qui fit supprimer la peine de mort en France, le meilleur plaidoyer contre cette barbarie, c'est le roman de Victor Hugo de 1829, La dernière journée d'un condamné. (1) Il y a une force dans le récit qui surpasse la prose ordinaire. Cette force, on la retrouve dans ce Roman non autorisé d'A.Ferretti publié chez l'Hexagone en fin 2011. Le chroniqueur que je suis a envie de vous introduire à ce livre en contant lui aussi (sans prétendre au même talent), comment il y est entré - deux fois. Car je l'ai lu deux fois, une première fois pour dire ce que j'en pensais à l'auteure. Et une deuxième pour l'écrire ici même. C'est la deuxième fois, hier, que le livre m'a complètement conquis, bien plus que les autres romans de cette auteure. Ce n'est pas une clause de ce style. Cela peut amener à moins apprécier les autres, si l'on veut, car celui-ci les surpasse tous.
Je vais en donner les raisons. Mais il y en a une de décisive : un livre en est vraiment un quand il est ce que l'on dit d'un bon vin «bien fondu». Quand, comme ici, les éléments disparates de l'intrigue (j'en laisse tomber assez bien, peu importe en un sens), venus du coeur du coeur de celle ou celui qui écrit gagnent le coeur du coeur de ceux qui le lisent. Je parle du coeur au sens de Pascal, celui qui sait qu'il y a trois dimensions dans l'espace, que la suite des nombres est infinie, sur lequel la raison s'appuie. (2)
Mon ami André François
André François est un jeune collaborateur de la revue TOUDI, sans cesse aux quatre coins du monde et qui connaît tout ce dont il parle comme sa poche. Notamment son Borinage natal et notamment Le Grand Hornu dont je parlais ici la semaine passée. Il nous y emmena, Andrée et moi, lors de sa visite chez nous, observant tout de suite que dans la voiture, Andrée nous demandait de laisser une fenêtre légèrement ouverte, demande dont il me dit par après qu'elle lui semblait typique des gens qui ont connu une captivité. Et on sait qu'Andrée Ferretti fut emprisonnée lors de la crise d'octobre 1970 au Québec. C'est d'ailleurs aussi le cas de Fleur des prés. Il semble, dans le roman, que ce soit à la suite d'un violent article paru le lendemain du jour où le Gouvernement Trudeau décréta cette «loi» révoltante (le Québec de Charest semble avoir fait mieux depuis, au moins en ce qui concerne la violation des principes démocratiques, sinon en termes de violence illégitime). Le texte de l'article est reproduit dans Roman non autorisé (pp. 78-80). Mais ce n'est pas un «texte» c'est une harangue prononcée en français du Québec, ce français inouï en Europe, haché, direct, complexe pourtant à travers lequel la belle Province sait bien faire entendre qu'elle est rebelle (et que l'on a entendu si fort ces derniers mois surgissant de jeunes bouches extraordinaires). Et pour revenir à François, il m'envoie un courriel hier, demandant de mes nouvelles. Je lui réponds : «je suis en train de lire le livre de cette diablesse d'Andrée Ferretti». Cette diablesse, cette ensorcelée ensorceleuse, foudroyée d'amour et foudroyante.
Un Québec sans épopée?
Andrée Ferretti a beau dire à la p. 140 du roman : «Il n'est pas insignifiant que notre histoire profondément tragique ne donne lieu à aucune épopée, pas plus dans la littérature que dans la réalité...», je n'en crois pas un mot. On dit que la France avait son épopée contemporaine à travers les Mémoires de guerre du général de Gaulle, car on peut les qualifier de Chanson de Roland racontée par Roland (référence de l'auteur de cette très belle formule, malheureusement perdue).
Il y a quelque chose de l'épopée dans Roman non autorisé. Son héroïne semble avoir chevauché dans le monde entier, à Paris [ «ville métaphysique [qui force] à penser» ], à Chypre, à Alger, en Kabylie, à Athènes, à Dakar, à Delft, à Beyrouth...côtoyant la brutalité humaine, la violence faite aux femmes, l'ignominie faite aux hommes (par des hommes et des femmes). Il m'a parfois semblé, je le dis, que l'auteure mettait trop de Québec dans ses livres. Il a pu se faire que j'en aie l'impression avec celui-ci.
Mais le livre refermé je révise totalement mon jugement.
La chair et le sang du Québec y sont la chair et le sang de toutes les oppressions et de toutes les violences dans le monde, y compris celles commises par le «vieux pays» en Algérie.
La chair et le sang du Québec sont aussi la chair et le sang des femmes dominées, violées, humiliées, de ces femmes dont Luc Dardenne fait le symbole de l'amour qui nous délivre de la peur de mourir dans un livre récent, surprenant essai athée.
Un cauchemar en mai
Une jeune amie française m'a expliqué un jour, mieux qu'on ne l'a jamais fait, à quel point la France de mai 1940 endura une humiliation qu'elle n'avait jamais subie dans son histoire, cette France «réveillée après d'immenses épreuves» dont l'homme du 18-juin et du «Vive le Québec libre!» parlait à cette foule de Montréal dont faisait partie Andrée. Quarante ans plus tard, un autre pays français subissait une humiliation moins visible, mais que rend explicite dans son étendue le cauchemar de Fleur des prés : «Je me retrouvai soudainement seule sur un radeau de fortune, je voyais des dizaines d'autres radeaux portant mille et mille inconnus et toutes les personnes aimées, celles mortes depuis des siècles, celles aujourd'hui résistantes ou celles encore à naître, qui sombraient insensiblement dans le Saint-Laurent. Je voulais désespérément avertir les uns et les autres du danger mortel qui les menaçait, mais toutes et tous avaient la tête couverte d'un sac de jute qui les empêchait de me voir et de m'entendre. J'avais la certitude de crier suffisamment fort pour être entendue, et, en même temps, celle que mon cri ne franchissait pas ma gorge.» (p.122)
C'est à ton tour, Andrée, de te laisser parler d'amour
Fleur des prés ne peut comprendre le suicide d'un de ses amants, grand écrivain : elle sait « de science intime que rien n'est plus généreux que le bonheur ». (p.110). Elle recueille d'un autre cette énigme : «L'amour éveille la chair à une profondeur qu'elle a en dehors de lui.» (p. 84).
La candidate biographe de Fleur des prés interroge un vieillard qui l'a connue jeune fille et qui lui avoue qu'il n'aurait jamais osé aimer cette jeune fille ni sa mère qui «les jours de pluie (...) se chaussaient de bottes jaune pissenlit et se promenaient en riant sous un parapluie de même couleur» (p.33), avec «l'air conquérant qui les distinguaient des autres». (ibid.)
Fleur des prés nous dit que le jour de la mort de sa mère fut «son dépeuplement de la terre», cette mère qui l'a instruite «de la simple chance d'être sortie du néant et, par conséquent, de l'obligation, en tant qu'être consciente de mon existence, d'en jouir. Infiniment. C'est-à-dire de mon vivant.»(p.124) Fleur des prés s'applique la conception spinozienne de l'existence infinie de l'être : «je me l'appliquais sans vergogne, avec tout de même une petite dose d'ironie, je me disais : «Tu es mortelle, Fleur des prés, mais éternelle.» «J'osais même me demander si deux grands yeux posés avec confiance et liberté sur l'existence pouvaient se fermer à jamais?» (p.143)
(1) Victor Hugo, Le dernier jour d’un condamné, éditions Librio, Paris, 2003. Ce livre parut la première fois en 1829 sans nom d’auteur. Le personnage principal n’a pas de nom, on ne sait rien du crime pour lequel il a été condamné et il existe un faux chapitre (vide), qui raconte sa vie. Mais assez vite, les critiques, au départ décontenancés, en mesurèrent la grande force littéraire.
(2) «Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit le double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi ridicule et inutile que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre, pour vouloir les recevoir.» (Blaise Pascal Pensées présentées par Henri Massis, Gibert Jeune, Paris, 1949, pp. 65-66). Il ne faut pas confondre le coeur avec l'affectivité (ce que l'on fait trop souvent) :« C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison.» (Pensées , p . 67)

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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