TOUDI dénonce la destruction du Sens

Chronique de José Fontaine

Mardi passé, je rencontrais avec un ami de la rédaction de la revue TOUDI, un homme politique retraité qui a exercé d'importantes fonctions à différents niveaux. Il nous confiait qu'il ne voyait pas l'avenir en rose. Le Traité budgétaire européen qui va être ratifié par les Parlementaires wallons interdira à l'avenir toute dépense de l'Etat ou quasiment (interdiction d'un déficit budgétaire supérieur à 0,5% du PNB). Des mesures semblables vont empêcher tout investissement dans les communes. L'avenir de l'Europe est sombre. En votant le traité qui les oblige à respecter «la règle d'or» d'un déficit ne pouvant excéder 0,5 %, les Parlements se privent aussi de leur pouvoir essentiel qui est de décider eux-mêmes ou de contrôler le budget de leur pays. C'est dorénavant l'Union européenne (UE), qui s'en chargera. La Commission européenne.
Abstentions massives aux élections du Parlement européen
La même personne nous disait qu'elle avait le sentiment que le nombre de citoyens qui émettront un vote aux élections du Parlement européen en mai prochain sera plus que probablement inférieur, voire très inférieur au total des votants ou de ceux qui peuvent voter. Aux dernières élections 30% des électeurs potentiels européens avaient émis un vote. On va peut-être tomber au-dessous de 20%.

On se demande ce que représente encore le Parlement européen et son lien avec les peuples européens. Il est très encadré par les lobbys à Bruxelles, plus de 15.000 personnes dit-on. Mais je crois que personne ne sait plus exactement qui y siège, même pas les parlementaires de son pays.
La revue TOUDI a sorti un numéro publié en ligne sur ces questions. Ce qui nous a frappés au long des réunions pour le préparer, c'est, entre autres choses la lucidité d'un politologue comme Jean-Marc Ferry qui, il y a presque 22 ans, exprimait des réserves graves à l'égard de toute la procédure ayant amené au traité de Maastricht qui n'avait déjà été approuvé que de justesse par les Français.
Et, il ne faut pas se tromper, Jean-Marc Ferry est un véritable Européen, persuadé que l'Europe doit se réconcilier, très bon connaisseur de la philosophie allemande, en particulier d'Habermas, lui aussi penseur à tendance cosmopolite, mais qui ne se retrouve pas, lui non plus, dans une construction européenne qui bafoue chaque jour un peu plus la démocratie. Qui ne dépasse pas le nationalisme dans la mesure où l'UE se construit comme une super-nation, fermée aux continents voisins comme l'Afrique dont les misérables viennent mourir dans la Méditerranée. Il a été simple de résumer l'interview de Ferry donnée à la revue en la concentrant. Tout ce qui a été dit il y a près de 22 ans peut toujours servir de critique de l'UE actuelle.
L'Union européenne dominée par l'Allemagne
Lors de nos réunions qui rassemblaient des personnes qui ont une expérience directe des réunions au niveau européen, celles-ci nous faisaient part du sentiment grandissant que c'est l'Allemagne qui domine l'Europe et en particulier la zone euro. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que ce constat n'est nourri d'aucune haine de l'Allemagne, celle-ci ne dominant pas l'Europe à la manière nationaliste ou chauvine dont, tour à tour, plusieurs nations d'Europe ont voulu le faire. Ni à la manière (infiniment plus respectueuse, on le voit avec le recul), dont le général de Gaulle prétendait à une sorte de leadership sur les six pays du Marché commun en en excluant l'Angleterre. La manière dont l'Allemagne domine l'Europe est singulière. Elle le fait à travers l'expression réitérée des idéaux supranationaux européens qui lui ont permis de poursuivre ses objectifs nationaux.

Cela aussi avait été bien décrit il y a presque 24 ans par un politologue danois dans un texte court et bref à qui presque rien ne doit être modifié. La phrase citée en fin de texte, je la critiquerais cependant dans la mesure où dire qu'une création comme l'Europe ne peut qu'aller vers une union étatique ou au contraire exploser («Une fédération qui réussit devient une nation; une fédération qui échoue conduit à la sécession; les tentatives à mi-chemin peuvent ou bien croître ou bien disparaître.»), ne me semble pas juste. Cette règle souvent énoncée n'est peut-être plus vraie dans le monde où nous vivons, comme le voit bien Jean-Marc Ferry à travers son idée du «postnational» consistant à laisser les nations vivantes sans qu'elles soient le dernier mot du politique, mais aussi sans qu'elles ne s'intègrent dans un Etat unitaire ou même fédéral.
Un autre texte phrophétique

En 1967 [[ La Philosophie, Marabout, Verviers, 1967, p. 287.]] le Bruxellois Jérôme Grynpas écrivait :« Il n'est pas évident du tout qu'un développement dans le sens de la supranationalité et, à plus lointaine échéance, de la mondialisation de l'institution étatique soit pour l'heure tellement souhaitable. En effet, si le mode de vie démocratique ne trouve pas, entre-temps, le moyen de se revigorer, les super-États qui naîtraient accroîtraient encore les vices actuels de la vie politique. Ces nations-continents (ou cette nation-planète) seraient gouvernés par des équipes totalement soustraites au contrôle démocratique et protégés par la complexité encore plus terrifiante de ses rouages. D'une façon plus générale, on peut se demander si une universalisation qui aurait éliminé toute confrontation, toute émulation ne supprimerait pas, ipso facto, la dynamique même du progrès tant moral que matériel. Quand on parle de confrontation, il ne faut pas traduire cela par guerre. Quand on rejette - du moins dans l'état présent des choses - l'idée de mations-continents ou de nation-planète, cela ne signifie nullement le retour aux vieux antagonismes nationaux. On se contente de croire, pour les raisons exposées plus haut, que la dynamique du progrès sera mieux préservée si coexistent des entités nationales dont la diversité laissera libre cours à plus d'expériences, tout en limitant chaque fois ce qu'elles auraient d'excessif si elles avaient de trop vastes espaces pour s'implanter.»
Voilà justement ce que détruit l'Europe. C'est très visible en Wallonie et en Belgique où la crise de la démocratie prend des proportions hallucinantes. C'était très frappant d'entendre le Wallon Di Rupo qui nous sert de premier ministre faire l'éloge de Mandela demeuré 27 ans en prison avant de conduire son pays à une réconciliation étonnante.

Mais Monsieur Elio Di Rupo, ce n'est pas en prison qu'il est demeuré le même laps de temps mais au pouvoir, un pouvoir qu'il ne semble pas devoir quitter de sitôt. Les quatre premiers chapitres du numéro de cette revue (qui se veut une sorte de livre) analysent longuement la crise belge de la démocratie, à partir du concept politique de particratie, et même de présidentocratie (les présidents de partis). Tout cela appuyé par une étude historique de Marin Conway, ce professeur à Cambridge, bon francophone et bon connaisseur de la Belgique, de la Wallonie en particulier [[Martin Conway, The sorrows of Belgium. Liberation and political reconstruction 1944-1947, Oxford University Press, 2012.]].
On en arriverait même à se demander si les partis politiques belges et wallons ne tiennent tant à la monarchie que parce qu'un monarque reste lui aussi au pouvoir à vie. On disait autrefois que les rois consolidaient symboliquement la nation qu'ils dirigeaient. Ne serait-ce pas maintenant la classe politique immuablement au pouvoir qu'il faut soutenir par ce symbole à la fois désuet, mais toujours efficace, à la faveur du discrédit total de la démocratie?
L'indépendance de l'Ecosse, de la Catalogne
Le numéro-livre de cette revue analyse aussi le cas particulier du référendum écossais sur l'indépendance qui, on le sait, pourrait décider de son indépendance par référendum le 18 septembre 2014 prochain.
Ce chapitre commence par mettre en évidence l'étrangeté d'une sécession de l'Ecosse qui se prépare démocratiquement entre Ecossais et Anglais, ce qui a de quoi stupéfier quand on songe aux relations tendues depuis si longtemps entre le Québec et le Canada.
Il se poursuit par l'analyse du cas de l'indépendance basque où là, au contraire, la Cour constitutionnelle considère la loi sur le référendum pour l'indépendance votée par le Pays basque comme inconstitutionnelle.
C'est une façon aussi de revenir aux problèmes belges et on y démontre que la proposition faite par de nombreuses personnes de garder un Etat belge résiduaire formé par la Wallonie et Bruxelles est impraticable sur le plan international. L'auteur de ces lignes constate que cette nouvelle entité Wallo-bruxelloise, certes avec un peu plus de 50% du territoire belge, mais seulement 40% de sa population ne pourra pas continuer à se considérer comme la Belgique alors que, par contre, en dépit du fait que la Catalogne et le Pays Basque sont parmi les régions les plus riches d'Espagne et constituent à eux deux quelque 21 % de la population espagnole, on peut considérer que l'Espagne amputée de ces deux pays demeurerait l'Espagne. D'autres cas historiques de sécession sont envisagés. L'auteur estime que l'Ecosse est pour le moment dans une situation comparable à celle du Québec.
La part de l'esprit
J'ai moi-même construit l'interview du cinéaste wallon Luc Dardenne avec l'intéressé bien entendu. Luc Dardenne est aussi philosophe et il a écrit un livre intitulé Sur l'affaire humaine. Il s'y explique en philosophe sur le type particulier d'athéisme qu'il prône et qui prend en compte la question de la consolation de la mort. Probablement parce que le christianisme, lui, apporte une réponse à cette question en faisant valoir l'idée d'une survie. J'émets l'idée que l'idée de résurrection de la chair dans la foi chrétienne n'est peut-être pas tout à fait ce que l'on appelle la survie. La proposition que fait Luc Dardenne a le mérite de la profondeur et de l'originalité et contrairement à ce que l'on dit parfois, elle est, à mon sens, malgré ses accents« chrétiens», authentiquement athée.
Cette rencontre avec Luc Dardenne m'a très impressionné. Il faut dire que les Frères Dardenne sont sans doute aujourd'hui parmi les cinéastes mondiaux les plus importants. La revue Arts & Faith le reconnaît annuellement. Elle classe encore cette année trois de leurs films (Le Fils, La Promesse et L'Enfant), dans les 100 films les plus spirituellement significatifs, un classement où l'on retrouve le cinéma francophone dans sa diversité (France, Wallonie, Québec), la chose est assez rare pour la souligner (je veux dire cette diversité francophone : trois films wallons, un film québécois et une bonne dizaine de films français).
Enfin, Camille Focant, autre Wallon, exégète connu et reconnu internationalement, parle de la manière dont la science critique contemporaine des textes évangéliques utilisent la narratologie. Ce savant du diocèse de Namur en Wallonie est bien connu notamment par son analyse de l'évangile de Marc et par sa très grande liberté de parole. Parce que ses propos ont été recueillis avant l'élection du pape François, ils en acquièrent plus de signification, notamment ce qu'il dit d'une plus grande décentralisation de l'Eglise afin qu'elle soit plus universelle.
La revue TOUDI a toujours tenu à ce pluralisme philosophique et elle a toujours tenu aussi à ne pas envisager les questions politiques sous le seul angle politique ou économique mais également culturel.
Dans une Europe qui, en détruisant la démocratie, détruit la liberté avec laquelle les êtres humains décident du sens à donner à leur existence, il y a de quoi être inquiet. Il ne s'agit pas seulement du luxe de ceux qui veulent penser, mais aussi du pain quotidien dont l'homme ne vit pas seulement dit-on justement, mais dont il vit aussi. Et les plus grands spirituels, contrairement au mensonge idéaliste, n'ont jamais rien dit d'autre.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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