Gaétan Pouliot - Certains sujets délicats ne font toujours pas l'objet d'un accord entre les parties. C'est le cas des brevets pharmaceutiques.Les négociations d'un traité de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne sont presque terminées. Cet accord, dont on entend peu parler, pourrait être le plus ambitieux de l'histoire du pays et avoir des impacts importants sur le Québec. Pour y voir plus clair, Le Devoir s'est rendu dans la capitale européenne.
Le Devoir à Bruxelles
Les nuages noirs de la crise de la dette qui planent sur l'Europe ne perturbent pas l'optimisme envers l'ambitieux projet de libre-échange entre Bruxelles et Ottawa. Le discours officiel est le même dans les deux camps. Les pourparlers vont bon train et devraient se terminer en 2012, dit-on. Mais, de toute évidence, les négociations sont entrées dans une zone de turbulences. D'épineuses questions sont toujours en suspens, dont la possible hausse du prix des médicaments au pays et la place de la culture dans l'accord.
«Nous ne sommes pas encore parvenus à une entente sur les brevets en médecine», avoue candidement l'eurodéputé socialiste Vital Moreira, président de la Commission parlementaire du commerce international. Et pour cause: le Canada pourrait bien être perdant à ce chapitre. Avec l'Accord économique commercial global (AECG), l'Europe tente d'imposer son propre régime de droits de propriété intellectuelle, plus protecteur que les standards canadiens. L'effet secondaire redouté est une hausse des coûts du système de santé pour les provinces, qui devront attendre plus longtemps avant d'avoir accès à des médicaments génériques, moins dispendieux.
Un raisonnement que réfute avec vigueur la Commission européenne. Elle y voit plutôt le fruit du lobby des entreprises productrices de médicaments génériques. Pourtant, un rapport indépendant qu'elle a elle-même commandé soutient le contraire. «L'AECG aura probablement des impacts négatifs importants sur les consommateurs de produits pharmaceutiques au Canada», conclut l'étude la plus sérieuse et la plus étoffée jamais réalisée sur le projet d'accord.
L'expert derrière cette affirmation est le Québécois Jean-Frédéric Morin, professeur à l'Université libre de Bruxelles. «C'est sûr qu'il va y avoir une hausse des frais des médicaments que les consommateurs, par le biais de leurs assurances, vont devoir payer. Mais il faut savoir qu'une grosse partie des médicaments brevetés sont aussi consommés par les hôpitaux», explique-t-il en entrevue dans son petit bureau de l'Institut d'études européennes.
Cette conclusion est une véritable épine au pied pour Bruxelles, qui met présentement tout son poids pour que le Canada harmonise son régime de protection des brevets médicaux. La Commission européenne, mécontente, a même tenté de convaincre l'universitaire de modifier ses résultats. Malgré les pressions de fonctionnaires européens, le professeur Morin a refusé de changer quoi que ce soit à son travail, rendu public cet été par la Commission.
De son côté, l'Association canadienne du médicament générique évalue qu'une plus grande protection des brevets pourrait coûter 1,3 milliard de dollars par an aux provinces, dont 412 millions pour le gouvernement du Québec.
Les négociateurs canadiens sont en position de faiblesse sur ce dossier. Les provinces et le gouvernement fédéral sont divisés, a appris Le Devoir. La raison est simple: les sociétés pharmaceutiques qui développent de nouveaux médicaments veulent plus de protection. Et Ottawa, tout comme Québec, est réceptif à cette demande. «Il y a plein d'acteurs au Canada qui sont en faveur d'une hausse du niveau des droits de propriété intellectuelle, dont le gouvernement conservateur», explique Jean-Frédéric Morin, ajoutant que «la mentalité au gouvernement du Québec a toujours été d'encourager les compagnies novatrices» en raison de leur présence dans la région de Montréal. L'industrie du médicament générique est quant à elle surtout établie en Ontario.
L'exemption culturelle en suspens
Autre écueil en vue: la place des biens et services culturels dans l'accord. Cet enjeu cher au Québec est remis en question par les Européens et mal compris au sein même de l'équipe de négociation canadienne. Après neuf rounds de pourparlers, la clause d'exemption culturelle demandée par Québec n'est toujours pas acquise.
La Commission européenne se dit sensible à cette question et affirme vouloir respecter la convention de l'UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité culturelle. Elle craint toutefois qu'une réserve générale n'aille trop loin et ferme des marchés qui n'ont rien à voir avec la culture. Au-delà des belles paroles, Québec soupçonne pour sa part Bruxelles de vouloir faire des gains dans les marchés du livre scolaire et de l'édition avec une protection édulcorée de la culture.
À ces obstacles s'ajoute une série d'autres sujets difficiles auxquels se heurtent les pourparlers. Les Européens n'ont entre autres aucune intention de toucher à leurs subventions agricoles, un marché qu'Ottawa aimerait pourtant ouvrir à ses producteurs. «C'est comme si on savait qu'il y avait deux gorilles, dont un qui est d'ailleurs albinos, dans le milieu de la pièce. On ne parle pas des subventions européennes à l'agriculture et on ne parle pas de la gestion de l'offre au Canada, même si on sait que les négociateurs se regardent dans les yeux sachant que le gorille est de part et d'autre», affirmait en octobre dernier, devant des gens d'affaires de Montréal, le négociateur en chef du Québec, Pierre Marc Johnson.
Ensuite, les députés européens ne veulent pas que cet accord ouvre la porte aux Américains. Le député socialiste Vital Moreira est très clair à ce propos. «Nous voulons donner un accès préférentiel aux biens qui proviennent du Canada et non pas à ceux des États-Unis», affirme-t-il, faisant référence aux complexes négociations qui entourent le secteur automobile et les règles d'origine.
Inévitablement, en fin de course, les obstacles qui resteront sur le chemin d'un accord feront l'objet d'un arbitrage politique. Les premiers ministres Stephen Harper et Jean Charest devront alors faire des concessions. Lesquelles seront-elles? Qui seront les gagnants et les perdants de ces négociations? Ce sont les grandes inconnues.
«La vraie question, ce n'est pas de savoir s'il y a un côté qui gagne et l'autre qui perd. C'est de savoir quelles sont les provinces qui gagnent et qui perdent, quels secteurs industriels gagnent, quels sont les pays qui gagnent et qui perdent en Europe», soutient le professeur Jean-Frédéric Morin, qui croit qu'il y aurait malgré tout «plus de gagnants que de perdants» dans une entente Canada-Europe.
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Collaboration spéciale
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Jeudi, le négociateur en chef du gouvernement du Québec pour l'Accord économique commercial global (AECG), Pierre Marc Johnson, témoignera en commission parlementaire à l'Assemblée nationale.
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Ce reportage a été réalisé grâce à la bourse Québec-Union européenne attribuée par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec et parrainée par le ministère des Relations internationales du Québec.
Négociation d'un accord de libre-échange entre le Canada et l'Europe
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