À Lesbos, colère et misère aux portes de l’Europe

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La catastrophe migratoire de la Grèce


Quand elle évoque la question des réfugiés, Taxia Koskina avoue se sentir prise au piège. À une quinzaine de kilomètres en face de Molyvos, petit village de 1600 âmes où elle gère un petit restaurant, se déploie la côte turque. C’est de là, de l’autre côté du détroit de Mytilène, que partent les bateaux de fortune remplis d’hommes, de femmes et d’enfants qui tentent de rejoindre l’Europe.


Le soir, les lumières des villages côtiers grecs comme Molyvos guident les migrants, désorientés et sans expérience maritime, vers les périlleuses côtes grecques. « Suivez la lumière rouge », leur conseillent les passeurs clandestins avant de lancer les désespérés dans une traversée dangereuse, durant laquelle des milliers de personnes ont perdu la vie depuis 2015.


Au départ, les résidents de Molyvos ne se posaient pas de questions : il fallait sauver des vies, se rappelle Taxia. « On fournissait de la nourriture, des vêtements… mon mari a même participé à des opérations de secours en mer. » Des habitants d’un village voisin, Skala Sikamineas, ont d’ailleurs été mis en nomination pour le prix Nobel de la paix en 2016, année où les arrivées de migrants en Grèce atteignaient un sommet inégalé.



« Dieu merci les choses s’étaient un peu calmées depuis 2017, mais depuis peu, la cadence reprend et on s’inquiète de ce qui va arriver avec notre île, s’inquiète cette mère de trois enfants. On se demande si la baisse du tourisme va durer. Comment va-t-on survivre sans cet argent ? »


Depuis le 1er janvier 2020, près de 3 000 personnes ont débarqué sur les rives rocailleuses des îles Égéennes pour demander l’asile, 60 000 au total en 2019. Sur l’île de Lesbos se trouve aujourd’hui le plus grand camp de réfugiés de l’Europe, qui n’arrête pas de grossir, alors qu’il abrite déjà plus de 20 000 personnes. « Les chiffres sont alarmants », concède le porte-parole de l’agence onusienne du Haut-commissariat pour les réfugiés (UNHCR) à Lesbos, Theodoros Alexellis.


« Les gens de l’île veulent retrouver leur vie d’avant, mais avec le nombre soutenu d’arrivées, ça n’arrivera pas de sitôt », analyse-t-il.


Les 12 travaux d’Athènes


Le parti de droite Nouvelle démocratie, élu en juillet dernier en faisant miroiter une ligne dure sur l’immigration, avait promis de transférer 20 000 demandeurs d’asile des îles égéennes vers la Grèce continentale avant la fin de l’année 2019.


Toutefois, le rythme soutenu des arrivées, combiné à un faible effectif disponible pour traiter les dossiers, a fait en sorte que le nombre de personnes déplacées coincées dans les camps égéens a atteint plus de 36 000, pour une capacité officielle d’à peine 6 000 places. À Lesbos, les personnes migrantes s’entassent ainsi dans un camp insalubre et dangereux, Mória, prévu pour accueillir 2 800 personnes, mais qui en accueille 8 fois plus.


La signature d’un accord entre l’Union européenne et la Turquie, en 2016, a entraîné une baisse drastique des arrivées en Grèce, les migrants étant bloqués par la police turque avant d’arriver aux frontières de l’UE. Mais ce même accord, décrié par les organisations de défense des réfugiés, a aussi provoqué une hausse marquée de la population migrante sur les îles de la mer Égée, où le gouvernement grec entasse désormais les réfugiés afin de les déporter plus facilement vers la Turquie en cas de refus de leur demande d’asile.


« La différence avec 2015, c’est que désormais les gens sont forcés de rester sur les îles en attendant la décision sur leur demande d’asile, explique Theodoros Alexellis du UNHCR. Le gouvernement devrait rapatrier des gens sur le continent en urgence. Surtout les plus vulnérables. »


Selon la loi d’asile grecque en effet, les personnes vulnérables devraient être évaluées par un professionnel de la santé reconnu par les autorités grecques afin d’avoir l’autorisation de sortir du camp en attendant le traitement de leur demande.


Toutefois, seuls trois docteurs travaillent présentement à Mória, sur un total de 17 postes affichés par le gouvernement, nous a confirmé par courriel une porte-parole de l’agence médicale grecque chargée des évaluations. « Nous allons faire des efforts pour recruter davantage de médecins », a pour sa part affirmé la docteure Chrysoula Bosti sans préciser la teneur de ces efforts.


Dans le camp, des femmes enceintes, des enfants seuls et des personnes handicapées attendent donc parfois pendant plus de 2 mois pour voir un médecin, les pieds dans la boue de « L’Oliveraie », la partie du camp qui s’étend au-delà des délimitations officielles de Mória.


« C’est un échec total, tranche Nick Powell, porte-parole de Refugee4Refugees, une organisation d’aide humanitaire qui opère dans le camp. On est dans une situation d’urgence et on se dirige vers un désastre humanitaire. »


Sans chauffage alors que les températures hivernales tournent autour de 0 degré, les habitants du camp n’ont accès pour la plupart qu’à de légères tentes de camping conçues pour l’été. Certains sont laissés à eux-mêmes, ne recevant qu’une simple bâche à leur arrivée. « Ce sont les ONG qui font le travail du gouvernement sur le terrain en fournissant couvertures et tentes solides », dénonce Nick Powell.


Incapable de réduire le nombre de personnes dans les camps, Athènes tente désormais de créer un effet dissuasif chez les migrants potentiels. Le gouvernement de Nouvelle démocratie a fait connaître son plan de remplacer le camp ouvert de Mória, d’où les gens peuvent sortir pour aller chercher des services dans la ville de Mytilène, par un camp fermé, d’où les demandeurs d’asile ne pourraient pas sortir avant d’être acceptés ou refusés comme réfugiés.



Athènes a confirmé par voie de communiqué, le 10 février, que les procédures pour l’achat de terrains sur les îles égéennes de Lesbos, Chios et Samos allaient bon train et que la construction des camps fermés se ferait éventuellement, sans préciser un quelconque échéancier. « Le gouvernement a décidé de fermer ces camps anarchiques et de créer des installations contrôlées et fermées », a déclaré le porte-parole du gouvernement, Stelios Petsas.


« Une idée totalement stupide, dénonce Taxia, la mère de famille. Tout le monde est contre, même les racistes trouvent que c’est une mauvaise idée. Il va y avoir de la violence, des abus, des suicides…»


Le plan du gouvernement génère de l’anxiété chez les habitants du camp, ont confié plusieurs migrants à L’actualité.


« Le gouvernement est persuadé qu’au bout d’un moment les migrants vont dire à leur famille : ne venez surtout pas, nous sommes mal accueillis, explique le journaliste français basé à Athènes Fabien Perrier. C’est tenter une politique de l’exemple, mais c’est illogique. Toute l’histoire des migrations montre qu’on part pour sauver sa peau, pas par plaisir. »


Invité à s’exprimer sur sa position, le ministère grec de la Migration et de l’asile a refusé notre demande d’entrevue.


Un sentiment d’abandon


Au lieu d’enfermer les migrants, le gouvernement grec et l’Union européenne devraient se concentrer à distribuer les demandeurs d’asile ailleurs en Grèce et en Europe, affirme Taxia. « Si tout le monde prenait un petit pourcentage, ça irait mieux », dit-elle.


Ce sont les conditions de vie dans le camp qui ont poussé Abdoullah, un jeune Afghan de 19 ans, à participer à une marche lors de laquelle 2 000 réfugiés ont été repoussés par les forces de l’ordre, qui ont utilisé du gaz lacrymogène pour les empêcher d’atteindre Mytilène, la capitale de l’île, le 4 février. « Il y a trop de monde ici, c’est très dangereux et la police a fermé les boutiques de fortune tenues par les réfugiés dans le camp », énumère-t-il pour expliquer sa présence à cette manifestation.


Tandis que les services sont de plus en plus saturés, à l’intérieur du camp de Mória, la tension monte. « Nous sommes en danger permanent, on ne sort plus de nos tentes après 17h », confie Abdoulaye, un demandeur d’asile camerounais. Des batailles éclatent fréquemment pour l’accès à l’électricité, aux sources de chauffage, aux douches ou à la distribution de nourriture. Deux personnes sont mortes poignardées dans les dernières semaines.


La colère est tout autant vive sur le reste de l’île, alors que les habitants de Lesbos ont participé à une journée de grève, le 22 janvier, pour enjoindre à Athènes et Bruxelles de déplacer plus de demandeurs d’asile vers les autres pays d’Europe. « Union européenne, prends ta part », pouvait-on lire sur le carton brandi par une manifestante grecque.


Sept personnes ont aussi été arrêtées dans le village de Mória, près du camp, alors qu’elles intimidaient du personnel d’ONG et des réfugiés, armés de gourdins, a affirmé la police locale dans un communiqué publié le 7 février.


L’inaction de l’Union européenne dans le dossier migratoire attise le sentiment d’abandon des Grecs, qui peinent encore à se relever des mesures d’austérité imposées par cette même entité en 2015, rappelle Fabien Perrier, également auteur d’une biographie de l’ex-premier ministre grec, Alexis Tsipras.


« La Grèce continue de traverser une crise économique, sociale et démocratique profonde, mais de surcroît on lui confie toute la gestion de la politique migratoire au sein de l’Union européenne parce qu’aujourd’hui, il n’y a pas de répartition entre les différents États membres, fait-il remarquer. Sans avoir à excuser les mouvements de rejet des autres par les Grecs, il faut comprendre d’où ils viennent. »


Pour M. Perrier, il était prévisible que la situation allait empirer. « À bloquer des gens sur les îles, tu crées des tensions. Tu as des migrants bloqués, qui ne peuvent pas travailler, qui sont dans l’inoccupation et qui tournent en rond, et tu as en face d’eux des gens qui ont vécu, traversé la crise économique et qui peinent à s’en sortir. »


Malgré les flambées de colère, les acteurs sur le terrain persistent à dire que les habitants de l’île ont fait preuve d’une ouverture et d’une résilience sans pareil. « Même avec tout ce qu’ils ont enduré, les gens de Lesbos sont encore extrêmement ouverts », soulève Theodoros Alexellis, lui-même originaire de l’île.


Taxia Koskina, elle, persiste et signe : « Lesbos, c’est une île d’art, d’amour et de civilisation. Ça l’est depuis des millénaires et ça va continuer de l’être. Il faut trouver une solution, autant pour les gens qui vivent sur nos côtes que ceux qui y arrivent. On ne mérite pas de se faire abandonner comme ça. »


Ce reportage a été réalisé grâce au soutien du Fonds québécois en journalisme international.





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