Affaire Laskin - Et pourtant, il a parlé…

Il ne faut pas conclure trop vite que les quelque 2000 pages archives caviardées sur le rapatriement ne nous disent rien sur les graves indiscrétions du juge en chef

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Reprise du débat constitutionnel

Le récent ouvrage de l’historien Frédéric Bastien, La bataille de Londres (Boréal), sur le rapatriement de la Constitution canadienne, a fait l’objet de critiques, notamment au sujet des révélations entourant les agissements du juge en chef de la Cour suprême du Canada à l’époque, Bora Laskin. Des archives diplomatiques mises au jour par l’auteur ont révélé un comportement étonnant de la part de l’ancien magistrat : en 1981, il aurait eu des entretiens avec divers interlocuteurs britanniques et canadiens haut placés alors qu’il évaluait la légalité du projet de rapatriement du gouvernement Trudeau.

Après examen de quelque 2000 pages de documents provenant des archives fédérales (Bureau du Conseil privé et ministère des Affaires étrangères) et portant sur le rapatriement de la Constitution, La Presse affirmait le 7 décembre n’avoir trouvé « aucun indice permettant de conclure » qu’il y a eu de fuite d’information de la part de Bora Laskin, contrairement à ce qu’affirme Frédéric Bastien.

Faut-il s’étonner de cette apparente absence de preuve « compromettante » à l’endroit du juge en chef dans les archives fédérales ? Absolument pas. Il faut d’abord se demander si ce type d’information ultraconfidentielle et explosive aurait tout bonnement été consignée aux archives, comme un simple document à ajouter au dossier. Ensuite, comme le révèle aussi l’article, il faut se demander pourquoi des passages des documents acheminés demeurent caviardés.
Archives anglaises non caviardées

Contrairement aux archives canadiennes, les archives anglaises étudiées par le chercheur québécois n’ont pas été censurées ; elles n’ont pas eu droit aux mêmes délicates précautions de la part du gouvernement de Sa Majesté. La preuve historique présentée par Bastien montre qu’il y a eu cinq rencontres entre Laskin et des représentants du gouvernement canadien ou britannique. Les faits sont relatés par des membres de la haute fonction publique ou du personnel politique de Grande-Bretagne : le haut-commissaire à Ottawa, John Ford, Robert Armstrong, secrétaire du Cabinet et plus haut fonctionnaire, Lord Carrington, Foreign Secretary (ministre des Affaires étrangères), Ian Sinclair, juriste au Foreign Office, et Lord Moran, haut-commissaire à Ottawa, successeur de Ford. Dans deux cas, ces gens font état de leurs propres communications, et dans les trois autres celles d’autres sources.

La démonstration voulant que Bora Laskin ait eu des contacts avec des membres du gouvernement canadien et britannique paraît donc indiscutable. Dans Le Devoir du 15 avril 2013, Philip Girard, le biographe de Laskin, reconnaît lui-même que le juge en chef « a été extrêmement imprudent ». Il parle aussi plus loin de son « indiscrétion », en ajoutant toutefois qu’elle « n’a eu aucun impact sur les affaires canadiennes »… Le 11 avril 2013, Yves Boisvert, de La Presse, a qualifié ces indiscrétions « d’inappropriées » et estime que le juge « aurait pu être forcé de démissionner » si cela s’était su.

Le déclassement complet des archives fédérales et provinciales dans tous les ministères concernés (y compris celui de la Justice) et la transmission de documents non caviardés apporteraient sûrement un éclairage manquant, comme en convient d’ailleurs Bastien, confirmant que des zones d’ombre demeurent.

Tous ne s’entendent pas sur les conséquences qu’auraient pu avoir les agissements de Bora Laskin sur la suite des choses. Reste que les faits démontrent que ce dernier a bel et bien parlé et qu’il a commis des indiscrétions qui sont en rupture avec le rôle indépendant que doit jouer l’institution dont il était le juge en chef. On ne peut refaire l’histoire, mais on peut tenter de mieux comprendre les événements passés. Ces irrégularités mises au jour sont survenues lors d’un épisode fondateur de notre histoire — le rapatriement de la Loi fondamentale de notre pays. Nous avons le devoir moral de nous y intéresser, même si cela devait réveiller « d’anciennes chicanes » ou « ranimer des fantômes ».
Jean Décary - Historien et auteur de Dans l’œil du Sphinx, Claude Morin et les relations internationales du Québec (VLB, 2005)


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