Afghanistan - La guerre postcoloniale

L'erreur afghane


Sur la question afghane, il est fascinant de constater à quel point tout bon sens, d'une part, toute réflexion historique, d'autre part, semblent avoir échappé aux politiques et aux experts.
En effet, quelle que soit la rhétorique privilégiée -- «opération de maintien de la paix», «lutte contre le terrorisme», «contribution à la stabilisation régionale», «opération de sécurité collective» --, aucune ne semble marquée au sceau d'une conviction pourtant partagée par la plupart des Afghans eux-mêmes. Cette conviction, c'est que la guerre d'Afghanistan, puisqu'il s'agit bien d'une guerre et non d'une métaphore, est une guerre postcoloniale. Une qualification qui n'explique pas tout, mais peut-être l'essentiel.
De quoi s'agit-il?
Qu'est-ce qu'une guerre postcoloniale? Tautologie apparente: c'est une guerre qui advient dans des pays antérieurement affectés par des guerres coloniales, et qui y renvoie, de manière directe ou indirecte. À cet égard, peu importe que les populations concernées aient raison ou tort d'établir un lien entre ceci et cela. Tout ce qui compte est leur perception de ladite guerre. Or, c'est bien le cas en Afghanistan: les guerres coloniales y ont joué un rôle majeur, tant dans l'histoire que dans la vie quotidienne ou l'imaginaire du peuple afghan.
C'est aussi pourquoi une opération militaire consortiale et de grande ampleur, même justifiée par les excès des talibans et bénéficiant du mandat de l'ONU, ne peut être considérée par les intéressés que comme postcoloniale, c'est-à-dire reproduisant des paradigmes, des situations et des travers propres aux guerres coloniales. Et, par ailleurs: des conditions favorables à la résurgence de la guerre civile.
Des séquelles
Quelles en sont les conséquences, et où cela mène-t-il?
La première conséquence, c'est que les critères de jugement de cette guerre, de ses modalités, de ses épisodes critiques, de son bilan ne pourront jamais être partagés par la majorité du peuple afghan (hors ses oligarques) et par les responsables ou représentants de la «coalition» sur le terrain. Pour le dire autrement: le peuple afghan, qui est doté d'une mémoire solide et d'un tempérament combatif, ne peut pas ne pas voir dans cette guerre la répétition de formes d'envahissement et d'oppression occidentales antérieures.
La deuxième conséquence, c'est que les dirigeants afghans, dont le moins que l'on puisse dire est qu'ils n'ont pas gagné en légitimité depuis 2001, sont de plus en plus disqualifiés dans leur pays, jusqu'à n'être plus considérés que comme les apparatchiks du pouvoir postcolonial.
La troisième conséquence, c'est que, sur le long terme, nous pouvons être certains que la guerre d'Afghanistan sera perdue par la coalition, du seul fait que les membres de cette coalition se trompent de guerre, donc d'analyse stratégique comme de schéma tactique -- tandis que pour les Afghans, elle est parfaitement claire, de même que les moyens appropriés de la mener. Le problème est que cet échec majeur de la coalition en Afghanistan dans les années 2010 aura une signification, un impact et un écho sans commune mesure avec les échecs précédents des Britanniques et des Soviétiques sur le même territoire.
Des décisions à prendre
Il serait donc plus que temps de reconnaître «en Occident» aussi la dimension postcoloniale de cette guerre; le sens très négatif qu'elle a pris dans beaucoup de pays en développement de toutes les régions du monde; ainsi que la nécessité de changer sans délai à son propos de perspective comme de curseur, et de discours comme de méthode.
Que pouvons-nous donc encore faire pour éviter le pire? D'emblée, souligner qu'il n'est pas possible d'envisager de compromis, de mi-chemin en la matière. Nous en sommes donc pour ainsi dire condamnés à une simple alternative.
Ou bien nous considérons que le prix (national et international) à payer pour un échec assuré serait déraisonnable, et il faut nous retirer au plus vite en abandonnant les Afghans à une guerre civile terrible -- en espérant que le résultat ne sera pas un nouveau Cambodge... Ou bien nous modifions radicalement notre approche et notre traitement de la «question afghane», et cela supposera des «révisions déchirantes», selon l'euphémisme consacré.
Réévaluation nécessaire
Comme la première option apparaît porteuse de risques immenses et incontrôlables dès lors qu'ils se seront déchaînés, privilégions plutôt une révolution conceptuelle et méthodologique dans la manière d'entendre et de faire cette guerre.
Tout d'abord, si l'on veut que cette guerre ne soit plus perçue comme postcoloniale (ou beaucoup moins!), il est indispensable de réévaluer avec force les morts afghans. Car jusqu'ici, la différence dans les poids et les mesures des morts des uns et des autres, cette différence s'est révélée sans nul doute intolérable pour les Afghans. À cet égard, le travail de réforme intellectuelle et médiatique à mener sans délai est immense.
Ensuite, le soutien apporté à l'exécutif afghan devra se montrer de plus en plus critique et exigeant, que ce soit à propos de la distribution de l'aide internationale, du dialogue avec les oppositions ou de l'évolution des «pratiques démocratiques», pour ne citer que quelques exemples. En effet, l'actuel pouvoir afghan est lui-même le pire ennemi d'une éventuelle victoire de la coalition.
Pédagogie à faire
Enfin, l'ensemble des «Occidentaux» engagés de manière consortiale en Afghanistan devront s'impliquer collectivement dans un processus pédagogique de grande ampleur visant à expliquer et à discuter sans restriction devant tous les publics possibles et toutes les classes d'âge: non seulement les motifs, mais aussi les véritables cibles de cette guerre; non seulement ses objectifs de court terme, mais encore sur le long terme.
Ce n'est qu'en satisfaisant avec exigence à de telles conditions préalables que la guerre d'Afghanistan pourra éventuellement être entendue comme autre chose qu'une tragique guerre postcoloniale, perdue avant que d'être achevée.
***
François de Bernard, Président du Groupe d'études et de recherches sur les mondialisations, conseiller en stratégie et auteur de La Fabrique du terrorisme (Éditions Yves Michel, 2008)

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Philosophe, consultant en stratégie et auteur de La Fabrique du terrorisme (Éditions Yves Michel, janvier 2008)





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