Allégations de documents de cour falsifiés en toute impunité

Et la même chose se produit au Québec

Une enquête de Radio-Canada révèle que des juges et des juges de paix en Ontario altèrent en toute impunité le contenu des transcriptions d'audience dans leur prétoire. L'avertissement signifié au magistrat Marvin Zuker en 2007 n'a pas éliminé une pratique frauduleuse qui mine la confiance du public dans l'administration de la justice.
Robert Freedland ne croit toujours pas ce qu'il lui est arrivé après avoir poursuivi il y a 12 ans son agent immobilier pour le condominium qu'il avait acheté à Toronto.
Un règlement à l'amiable dont la nature ne peut être révélée a finalement scellé l'affaire après de nombreux démêlés devant les tribunaux.
Se sentant dupé, le travailleur social a engagé des poursuites distinctes contre deux de ses avocats devant la Cour des petites créances.
M. Freeland affirme que le juge au premier procès a tenu des propos tendancieux et scandaleux durant l'audience et que son ancienne avocate s'est parjurée au second procès. « Le premier juge n'aimait pas l'idée que je poursuive en justice un avocat, il se moquait de moi et tournait en ridicule mes preuves dans cette affaire », se souvient-il.
Pensant qu'il avait la preuve d'un parti pris défavorable à son endroit, M. Freedland a commandé les transcriptions des audiences.
J'ai obtenu une copie des comptes rendus 11 mois après les avoir demandés, plutôt que dans les 90 jours prescrits par la loi.
- Robert Freedland

Le groupe de surveillance Canada Court Watch soutient que les tribunaux font tout en leur pouvoir pour empêcher quiconque de mettre la main sur des documents de cour.
Robert Freedland a constaté avec consternation que les documents qu'il avait commandés avaient été altérés.
« Les remarques du juge et les parjures de l'un de mes anciens avocats avaient été expurgées de la copie. » M. Freedland a perdu sa cause et il a été contraint de payer les honoraires des avocats des parties adverses.
Un parcours du combattant
Pour en avoir le coeur net, M. Freedland a déposé une motion en cour divisionnaire pour obtenir les enregistrements des audiences pour pouvoir en comparer le contenu avec la copie qu'il avait reçue. En vain.
La Cour des petites créances a offert à M. Freedland d'écouter à sa place les enregistrements sonores de ses deux procès pour voir s'ils concordent avec les copies en papier des transcriptions.
M. Freedland précise que la démarche était perdue d'avance parce que le tribunal a refusé qu'il se joigne à un gestionnaire qu'il avait désigné pour écouter les enregistrements avec lui.
Le gestionnaire lui a effectivement confirmé que sa copie des transcriptions était identique à l'originale et que rien n'avait été censuré.
C'est toute l'intégrité de l'administration de la justice qui est en jeu, ainsi que la réputation des tribunaux et du Barreau.
- Robert Freedland

Toutes les plaintes de M. Freedland auprès du ministère, du Barreau, de ses deux députés de circonscription et de l'opposition à Queen's Park n'aboutiront à rien et ses démarches jusqu'en appel pour obtenir raison lui auront coûté des milliers de dollars.
Le Torontois dit qu'il serait même prêt à passer un test au polygraphe pour prouver qu'il ne ment pas et que le système de justice est, selon lui, corrompu.
Des allégations corroborées
M. Freedland n'est pas le seul à mettre en doute l'honnêteté de certains juges et sténographes.
Le professeur associé Christopher Taucar a fait des recherches sur le sujet après être entré en contact avec des citoyens qui avaient vécu la même expérience.
Selon lui, non seulement les transcriptions sont altérées, mais les enregistrements sont aussi modifiés et remontés pour en purger les passages compromettants.
Cela montre le niveau de malhonnêteté et l'arrogance de certains juges qui se croient intouchables.
- Christopher Taucar, professeur associé, Droit et sciences politiques, Université Kwantlen Polytechnic

Selon M. Taucar, les transcriptions d'audience revêtent une importance capitale, parce qu'elles garantissent la transparence et l'indépendance des juges dans des litiges judiciaires.
Il précise que leur falsification est un crime qui survient surtout dans les tribunaux inférieurs civils ou criminels, comme les petites créances, les tribunaux de la famille et les cours de justice.
Il souligne que cette pratique remet en question l'intégrité du système judiciaire. « Cela fait en sorte que certains juges en arrivent à énoncer des verdicts qui ne sont appuyés ni par la loi ni par des faits avérés. »
Le groupe Canada Court Watch confirme que la falsification des transcriptions est beaucoup plus répandue qu'on le pense et pas seulement en Ontario.
Son porte-parole, Vernon Beck, explique que les juges, ironiquement, font eux-mêmes obstruction à la justice pour protéger leur réputation. « La majorité d'entre eux n'aiment pas que leur décision fasse l'objet d'un appel, ce qui les contraint à effacer certains passages des enregistrements sonores pour empêcher l'une des parties de porter un jugement en appel. »
M. Taucar précise que cette pratique montre aussi la collusion qui existe entre certains juges et certains sténographes à qui ils demandent de mentir lorsqu'ils certifient les copies des transcriptions et les enregistrements sonores des audiences avant de les remettre aux avocats ou au public.
Un juge ayant requis l'anonymat (que nous appellerons Untel), explique que « les sténographes judiciaires sont dans une position vulnérable, parce qu'ils travaillent souvent à temps partiel, sans sécurité d'emploi et sans protection syndicale ».
Le cas du juge Zuker
Le juge ontarien Marvin Zuker a été réprimandé après qu'il eut reconnu qu'il avait altéré des transcriptions en 2005, lorsqu'il avait appris qu'elles seraient utilisées au cours de l'appel du plaignant Robin Mayer qu'il avait débouté.
Le Conseil ontarien de la magistrature lui avait donné un simple avertissement à l'époque, en invoquant ses remords, ses excuses et son parcours jusque-là irréprochable.
L'ancien avocat Harry Kopyto avait porté plainte contre le magistrat qui siégeait à l'époque dans un tribunal de la famille de Toronto.
M. Kopyto avait été rayé du Barreau en 1989 pour avoir prétendument fraudé l'Aide juridique de l'Ontario, mais il avait obtenu gain de cause en poursuivant l'agence en justice. Il n'a toutefois jamais pu réintégrer le Barreau, si bien qu'il travaille comme secrétaire juridique.
Le juge Zuker avait mentionné la réputation de M. Kopyto lors des plaidoiries au sujet du litige de son client, M. Mayer.
En obtenant la copie des transcriptions, M. Kopyto avait réalisé que les propos du magistrat à son endroit avaient été expurgés. « Il est injuste que le juge Zuker ait seulement eu droit à une tape sur les doigts pour une telle obstruction à la justice, parce qu'il nous avait retiré toute possibilité de faire appel. »
Un avertissement est la sanction la plus clémente accordée à un juge en Ontario. Le professeur Christopher Taucar pense que le juge Zuker aurait carrément dû être révoqué pour son inconduite, qu'il qualifie de frauduleuse.
M. Kopyto ajoute que l'avertissement du Conseil a envoyé « un message aux autres magistrats selon lequel ils peuvent passer outre certaines injustices, et épargner certains collègues et ceux qui profitent du statu quo afin de maintenir une apparence d'intégrité. »
Un système de justice en crise

M. Taucar affirme que l'administration de la justice est déficiente, parce que ce sont « des juges qui sont chargés de surveiller les activités de leurs collègues » en cas de plainte. « On ne peut leur faire confiance pour jouer les enquêteurs. »
Il souligne que le gouvernement de l'Ontario devrait ouvrir une enquête publique sur ces allégations de corruption, parce que le Conseil canadien de la magistrature refuse de faire enquête.
C'est une pratique insidieuse qui est utilisée à huis clos en toute impunité mais qui sape la confiance du public.
- Juge Untel

En Ontario, les arbitres dans les cours des petites créances ne sont généralement pas des juges, mais des avocats qui siègent à titre de juges adjoints à temps partiel. Une réalité que le juge Untel conteste, parce que ces avocats se placent en position de conflit d'intérêts et ne peuvent être impartiaux.
Le Conseil ontarien de la magistrature n'a pas voulu nous accorder une entrevue non plus.
Dans un communiqué, il explique néanmoins qu'un juge ne peut altérer le contenu des transcriptions que sous trois conditions : pour en corriger la syntaxe grammaticale et l'épellation des noms propres et pour supprimer les jurons inappropriés.
L'Association ontarienne des sténographes judiciaires et le Conseil canadien de la magistrature ne nous ont jamais rappelés.
Une situation passée sous silence
Le professeur associé Taucar et le juge Untel sont convaincus que le ministère du Procureur général de l'Ontario est au courant de telles pratiques, mais qu'il préfère adopter un profil bas plutôt que de régler le problème.
M. Kopyto n'hésite pas à parler de collusion, en ajoutant que « les avocats sont responsables par leur silence et leur complaisance vis-à-vis de ce manque de transparence, parce qu'ils ont peur des représailles. »
M. Untel affirme même que certains procureurs de la Couronne préfèrent travailler avec des sténographes qui leur sont favorables.
« Il leur est alors facile de leur demander d'effacer les transcriptions des propos compromettants qu'ils auraient pu faire en cour sans même que le magistrat soit mis au courant. » Le juge souligne qu'il devient utile d'altérer des transcriptions lorsque la réputation d'un juge, d'un juge de paix ou d'un procureur est en jeu.
Le juge Untel raconte une mésaventure qui lui est arrivée au tribunal. « J'avais demandé à entendre un enregistrement au sujet d'une remarque déplacée d'un procureur concernant l'une de mes décisions, mais la sténographe m'a dit qu'elle n'avait pas allumé le microphone de la Couronne à ce moment-là et que les propos n'avaient donc pas été enregistrés. »
La tentation de modifier un script
Seules les copies des transcriptions des sténographes sont certifiées comme étant conformes à ce qui a été dit devant une cour de justice. Selon M. Kopyto, « ce qui a été dit est dit et ne peut être modifié, mais il y aura toujours un juge qui sera tenté d'y apporter des modifications. »
Il est primordial, selon lui, que des mécanismes de contrôle soient mis en place pour réfréner ces tentations et assurer au public que les magistrats sont impartiaux et qu'ils ne sont pas influencés par leurs préjugés ou leur humeur du moment.
Les avocats et les journalistes n'ont pas le droit d'enregistrer le contenu des audiences sauf pour la prise de note. Ces enregistrements ne sont toutefois pas valables. Harry Kopyto explique que cela permet d'empêcher le public de faire des vérifications entre la copie authentique et les copies non officielles.
Personne ne voudrait entendre un avocat dire que sa version est plus précise que celle de la sténographe.
- Harry Kopyto, secrétaire juridique

M. Kopyto souligne qu'il en coûte des milliers de dollars à un citoyen pour obtenir les enregistrements sonores et qu'une demande d'accès à l'information serait finalement bloquée sur ordre d'un juge.
Le juge Untel pense que les avocats ou le public devraient pourtant avoir le droit d'enregistrer les plaidoiries dans les tribunaux. « Les juges et les sténographes seraient ainsi moins tentés d'altérer les transcriptions et cela garantirait une plus grande transparence. »
La dénonciation d'une telle pratique serait toutefois « suicidaire » selon lui, parce que les dénonciateurs et les tricheurs seraient renvoyés. Le magistrat ajoute qu'il ne tient qu'aux citoyens de s'assurer que leur système de justice est imputable devant la loi.
Les citoyens sont en droit de questionner l'ensemble de la profession pour qu'elle soit imputable devant la loi.
- Juge Untel

MM. Untel, Taucar et Kopyto partagent le même pessimisme, parce qu'il sera difficile de changer les choses sans réformer en profondeur l'administration de la justice.
« Nous avons un système judiciaire solide, mais il n'est pas pour autant dénué de toute corruption », soutient M. Taucar.
Le professeur associé compte d'ailleurs soumettre à l'ONU un rapport sur un présumé cas d'injustice dans lequel il a personnellement été impliqué à titre d'avocat pour utiliser la loi internationale et forcer le Canada à respecter davantage l'État de droit.


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