- Daniel Bensaïd fait du pouvoir le pivot de sa critique de l’état du monde. Dans Eloge de la politique profane, l’analyse consiste en partie à cartographier les nouvelles “utopies contemporaines“, utopies qui auraient pour racine commune une méfiance vis-à-vis du pouvoir d’Etat, de la politique instituée, de la forme parti. Dans sa reprise du livre de John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, la charge contre les avant-gardes se double d’un réquisitoire contre ce qu’il nomme “le post-anarchisme“. Envisager la résistance sous l’angle de la contestation du pouvoir, pouvoir ramifié, enraciné au plus profond des imaginaires collectifs, consisterait à liquider les nécessaires médiations politiques sans lesquelles la critique ne pourrait sortir d’une marginalité élitiste. En passant, même son de cloche chez Régis Debray. A défaut de programme politique commun, d’un parti capable de prendre le pouvoir, nous devrions nous contenter du balai conscientiel de quelques individualités touchées par la grâce, sorties miraculeusement indemnes du processus global de fétichisation. “Comment éviter les pièges d’une critique subalterne qui demeure sous l’emprise du fétiche qu’elle prétend renverser ?” (1)
Bensaïd reprend la question de Holloway pour mieux pointer l’insuffisance des réponses. Holloway prône l’anti-pouvoir, le rejet des partis (nécessairement condamnés à la sclérose administrative) en vue d’une “résistance ubiquitaire“, mobile, circonstanciée à des luttes locales mais il conclut, en réponse à cette autre question “qui sommes-nous, nous qui exerçons la critique ?” : “Une élite intellectuelle, une sorte d’avant-garde“. Pour Bensaïd, il s’agit de l’éternelle figure de l’intellectuel pastoral, survolant les masses, loin des compromissions du pouvoir, de la réalité des rapports de force, des luttes pour la préservation des droits sociaux menacés. L’avant-garde critique contemplerait sa Critique, admirerait au saut du lit la lucidité de ses vues, la pertinence de ses constats, loin de la cuisine syndicale et du champ de bataille où les résistances s’organisent.
Le “post-anarchisme” emprunterait à Deleuze et Guattari un nomadisme d’esthète, jamais ici toujours ailleurs, excentré, non étatique, spontanément méfiant à l’égard du pouvoir quelques soient les habits qu’il puisse revêtir. Toujours pour Bensaïd, cette résistance, dans la mesure où elle refuse le pouvoir d’Etat, se condamne elle-même. Autant dire que pour lui, la résistance à la grande braderie de l’humain sera politique ou ne sera pas et la politique, pour ne pas être simplement un songe creux, doit être d’Etat. Elle en passe nécessairement par une prise de pouvoir. On trouvera semblable analyse chez Zizek raillant le nomadisme excentrique. Pour être nettement plus nuancée que l’analyse d’un Clouscard (Deleuze terreau inconscient d’un néo-fascisme) et de ses épigones (Deleuze, toujours lui, en père spirituel de la directive Bolkenstein chez Monville), l’approche de Bensaïd n’en est pas moins déficiente et avec elle tout un dispositif critique qui pour vouloir sauver le politique manque de s’interroger sur les conditions imaginaires de sa propre réception.
- A lire Bensaïd, on en viendrait presque à se dire que le politique est une entité inaltérable qu’il suffit d’invoquer pour que les choses aillent mieux. Besancenot, leader médiatique de la LCR passe aux travaux pratiques le dimanche après-midi chez le nabab amuseur cathodique Drucker. Après tout, sur un plateau ou sur un autre, l’essentiel est de faire passer le “message”. Cet après-midi, le “message” sera politique. Régis Debray te le dira sur grandes ondes : on ne gagne pas le pouvoir en boudant les bonnes médiations. Les émissions anémiées, le commerce des guignols et des saltimbanques de l’audimat, la prostitution pubarde font partie des bonnes médiations ? Alors courons vite avec notre nouveau parti, ou un troisième, lécher le cuir souple du pouvoir des médias tout en pointant les insuffisances (forcément politiques) des avant-gardes esthétisantes du nomadisme critique. D’un côté, épouser les causes des sans grades, arguer sérieux de la lutte et nécessité du parti, rappeler à l’ordre les déviants de la contestation amorphe ; de l’autre, vendre la semoule, non pas pour la vente (vulgarité capitaliste) mais pour diffuser la semoule, encore et toujours politique. Cette loi du double profit (je participe mais comme c’est politique je ne participe pas) autorise la ritournelle marxisante de la prise de pouvoir à botter le cul de tous ceux qui rejettent la nullité ambiante sans proposer dans leurs valises un nouveau parti ou une nouvelle super organisation. “Vive donc le cri immédiat, l’instantané sans durée, et vive le présent absolu déchargé du passé et du souci de l’avenir ! Le Non d’un grand refus serait le premier mot d’une nouvelle grammaire de la révolte.” (2) On rangera dans ce large gibus aussi bien la critique situationniste que l’altermondialisme à courte vue, les utopies de l’impouvoir, le rejet de l’autorité, les néo-utopies sociales héritées du XIX, les décroissants, les auto-gestionnaires, bref tout ce qui pourrait remettre en question la belle hiérarchie structurée d’une machine à gagner de l’électorat (bouffonneries et plateaux télés en prime), un parti avec ses cadres, ses intellectuels mandatés, ses marionnettes à papier hebdomadaire.
- Si Bensaïd se contentait de promouvoir une résistance à l’ordre dominant sous la forme parti, qu’aurais-je à redire ? A chacun sa croix. Mais l’analyse va bien au-delà. Lorsque Bensaïd raille ce qu’il nomme “le post-anarchisme” (entendons le refus localisé d’être pris pour un con avec ou sans parti) ou que Zizek stigmatise dans un colloque SémiMarx la critique dite “nietzschéenne” comme un amusement mondain sans conséquences politiques, ils font la leçon. Nous les intellectuels marxistes savons mieux que toi ce qui est susceptible de perturber l’ordre des choses. Nous intellectuels marxistes faisons dans le sérieux de la lutte. Nous intellectuels marxistes ne confondons pas la réalité du terrain avec quelques sauvageries égoïstes dont nous savons en fin de compte l’extraction petite-bourgeoise et la nullité pratique. En définitive, lorsqu’il s’agit d’affronter le sauvage, l’inchoatif, l’incontrôlable, nous intellectuels marxistes tenons à peu de choses près le discours des orthopédistes kantiens : le sérieux est une affaire d’Etat.
- La cause du triomphe de l’obscène il faut donc la chercher du côté de la dépolitisation et cette dépolitisation, parfaitement accordée avec les flux de conneries et la grande braderie de l’humain, trouve dans les différentes figures de l’impouvoir une alliance objective. Hegel et sa ruse de l’histoire accommodable à toutes les sauces peut encore servir : les intentions subjectives des uns, j’ajoute naïves, servent objectivement le cynisme marchand des autres. Il n’y a d’action efficace que politique et la politique en passe par une organisation, une verticalité, une hiérarchie. Que les “post-anarchistes” minent l’ordre et ils coupent la branche sur laquelle le sérieux de la lutte organise l’abattage du tronc.
- Encore une fois, toujours au risque de la répétition, qu’est-ce qui est sérieux et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Interrogé par mes soins sur le 11 septembre 2001, Bensaïd m’a répondu “le 11 septembre 2001, c’est Meyssan…” Inaudible, la fin de son “analyse” ne m’est pas parvenue. Etant donné l’amorce “le 11 septembre 2001 c’est Meyssan…“, autant dire, dans le fumet français, “des conneries”, je ne regrette pas ma déficience auditive. Il serait profitable et des plus instructifs de poser la question à tous les futurs cadres du nouveau parti anti-capitaliste. Je crains, mon optimisme a ses limites, que le florilège des synthèses sur le sujet n’aille guère plus loin qu’un “c’est Meyssan…“, un “c’est Internet…” ou un “ah, la théorie du complot“. Difficile, me diras-tu, j’anticipe sur ta bonne volonté, de rabattre de l’électorat et de passer chez Drucker en remettant en question la version, toujours, encore et pour longtemps, “officielle” du 11 septembre 2001. L’ingénue Marion Cotillard en sait quelque chose : quand l’affaire devient sérieuse les révolutionnaires pour thés dansants, les intellectuels organiques du marxisme qui font la leçon à tous les délirants ou les speakers chloroformés trouvent toujours un terrain d’entente.
- Ma question est bien modeste : en fonction du terrain, qui a intérêt à ne pas t’entendre pour sauvegarder son commerce ? En d’autres termes, qui insulte ton intelligence pour défendre sa crèmerie ? Il ne s’agit certainement pas de nier l’utilité des partis en général ou d’invalider la démarche critique de Bensaïd dans son ensemble, mais simplement de comprendre que la forme parti en général ou le politique en général ne garantissent absolument pas le ladre d’ici ou d’ailleurs d’être pris pour un con en fonction des intérêts stratégiques du moment.
Pour cette raison la contestation du pouvoir sous toutes ses formes (forme étatique comprise) reste la contestation la plus légitime qui soit. Non pas qu’elle invalide l’institution du politique mais au sens où l’institution du politique doit lui être soumise. La contestation est première sur l’institution, beaucoup de refondateurs ont trop vite tendance à oblitérer cet ordre de priorité, le seul qui soit réellement incompressible. Pour beaucoup (dont Bensaïd) la cause de la souffrance doit être cherchée dans la démission du politique, comme si la politique d’Etat était toujours première, seule à même de répondre aux attentes des peuples.
La vérité d’un mouvement de contestation est donnée après coup, dans sa capacité d’être ressaisi politiquement. Son analyse de Mai 68 s’inscrit dans ce schéma : le gouvernement de De Gaulle aurait pu être renversé et il ne l’a pas été. Voilà le principal échec de Mai 68 pour Bensaïd, sa non traduction politique. Cette transformation étatique de la critique donne en définitive sa vérité à l’acte critique. En marge de l’Etat, et par conséquent en marge de sa promotion médiatique, la critique s’apparente à un geste esthétique sans portée. L’Etat fait silence sur le 11 septembre 2001 (et pour cause) ? Nous voulons conquérir l’Etat, faisons silence. L’intériorisation du fonctionnement du pouvoir est la condition incompressible de toutes les prises de pouvoir.
- Notre société carbure au pouvoir et c’est là certainement la plus grande faiblesse de notre imaginaire. Au pouvoir et à la médiatisation. Plan de carrière, progression dans la hiérarchie sociale, avancement, reconnaissance mondaine. Qui n’a pas son objectif à atteindre ? Il est passablement comique de pointer l’arrivisme de ceux qui sont arrivés (où ?) sans penser les effets de l’imaginaire arriviste chez tout ceux qui n’y arriveront pas (où ?) mais auront consacré toutes leurs forces à la conquête de ce veau d’or.
L’anti-pouvoir (le terme impouvoir serait plus juste), dans nos sociétés stérilisées au profit, échappe à la surenchère des logiques de domination. Si le politique est justement dans un tel état de décrépitude, il faut aussi en chercher la raison dans la neutralisation de ce qu’on peut appeler faute de mieux des “avant-gardes”. Des “avant-gardes” qui n’inquiètent plus, des “enragés” de bergerie, des pseudo-critiques amuseurs, des soi-disant artistes à la botte et au profit, quelques comiques décérébrés pour amuser la bourgeoisie les soirs de déprime, des révoltés hédonistes pour un jour rédacteur en chef du torche-fesses gratuit Métro, des analystes à la solde, des “écrivains, philosophes” pour faire pleurer, des réseaux de diffusion véreux, quelques bonnes causes publicitaires, un sens aigu de la grégarité intellectuelle, un plan de carrière sans hauteur de vue et vous obtenez en fin de parcours un consensus richement dénoncé (en général) mais rarement combattu. Vous pouvez en outre reléguer de saines interrogations sur un crime de masse stratégiquement déterminant dans notre compréhension du présent au banc des délires névrotiques de quelques âmes égarées. Validez le tout par deux trois discours appointés et vous obtenez un zéro politique. Est-ce que le discours de Daniel Bensaïd remet fondamentalement en question cette cascade vertueuse en s’attaquant au nœud du problème, à savoir le renoncement de chacun à une critique jugée a priori sans efficace, voire politiquement nuisible? J’en doute.
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(1) D. Bensaïd, Eloge de la politique profane, Paris, Albin Michel, 2008.
(2) Op. cit.
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