De Champlain à Michaëlle Jean

Ce n'est pas Champlain qui a fondé Québec -- ou Pierre Du Gua de Monts -- mais les forces de la planétarisation qui existaient déjà à cette époque.

Dans l'antre fédéraliste qu'est l'université Laval, le "contexte" devient prétexte à oblitérer le sens de la Fête.



Plutôt discret depuis le début de 2008, le passé a finalement envahi cette semaine la sphère publique dans le cadre des célébrations du 400e anniversaire de la fondation de Québec. La participation de la gouverneure générale du Canada aux cérémonies marquant le début des fêtes sur le sol français a en effet provoqué un débat sur la signification à donner à la première implantation permanente sur les rives du Saint-Laurent: s'agit-il de l'acte fondateur du Canada, comme Stephen Harper l'a laissé entendre, ou de la première pierre du Québec, comme l'ont soutenu Gilles Duceppe et Pauline Marois? Ce débat n'est pas du tout d'ordre historien mais bel et bien de nature politique. Il a à tout le moins le mérite de mettre en lumière certaines failles dans l'approche générale adoptée face à l'événement qu'on célèbre cette année à Québec.

Tout d'abord, les tentatives de récupération auxquelles nous assistons, de part et d'autre de la clôture politique, ne doivent surprendre personne. Les usages du passé, de tout temps, ont été associés à la politique. Utilisé tant par des politiciens que par des historiens, le passé a servi à légitimer des idéologies et des actes divers. Lucien Febvre parlait d'ailleurs à ce sujet d'«histoire serve». Souvenons-nous simplement de la dernière campagne électorale québécoise, qui a vu nos hommes politiques s'identifier à différents personnages illustres de notre passé national. Il est arrivé que cette mise en service du passé à des fins politiques ait des fins plus tragiques; nous n'en sommes pas là.
Changement de perspective
Plus préoccupant pour les historiens que nous sommes est ce renversement de perspective du passé. Ne vivant que pour leur présent, les politiciens regardent le passé à partir de leur situation actuelle et tentent de trouver dans les événements survenus au fil des siècles une justification à leur vision du monde qui les entoure et à leur idéologie.
Au regard des historiens, cette absence d'impartialité et ce culte du présent sont navrants. Ils amènent parfois ces politiciens à faire des raccourcis historiques plutôt surprenants. Le premier ministre du Canada nous en a donné un bon exemple lorsqu'il a affirmé que Samuel de Champlain avait été le premier d'une série de gouverneurs du Canada, dont la dernière en lice est Michaëlle Jean.
Ce désir de relier le gouverneur de la Nouvelle-France et la gouverneure générale du Canada témoigne également d'une fixation face au fondateur de Québec. Cette fixation, nous la voyons également dans l'omniprésence de la figure de Champlain dans le cadre des commémorations entourant son établissement au pied du cap Diamant.
Contrairement à une vaste majorité de nations américaines, le Québec, tout comme le Canada, n'a pas de héros libérateur, de George Washington ou de Simón Bolívar dont le parcours peut facilement être mythifié dans la mémoire collective au service d'un sentiment national commun fort. Le Québec et le Canada ont plutôt des héros fondateurs -- Champlain et les pères de la Confédération -- qui s'inscrivent dans une mémoire des origines et dont l'histoire n'est pas toujours très claire.
Fixation sur Champlain
Pensons simplement à la question de la religion de Champlain: était-il protestant ou catholique? Dans la France du début du XVIIe siècle, qui émerge à peine de 36 années de conflits civils sanglants ayant opposé catholiques et protestants, un tel mystère n'est pas banal.
Cette fixation mémorielle sur Champlain fondateur de Québec empêche de voir dans quel contexte il a traversé l'Atlantique pour venir s'installer sur les rives du Saint-Laurent. La France se relevait avec difficulté d'une guerre civile sanglante qui, dans certaines régions du royaume, s'était traduite par la mort d'au moins 20 % de la population entre 1585 et 1598. Ces difficultés internes, couplées à un long conflit qui, depuis 1494, l'opposait à l'Espagne, l'avaient épuisée économiquement.
D'où la volonté du roi Henri IV de reconstruire son royaume en le faisant participer au vaste système commercial qui, depuis des siècles, reliait l'Europe, l'Asie et, dans une moindre mesure, l'Afrique. Si les Français, comme les autres Européens, ont traversé l'Atlantique, ce n'est pas pour fonder le Canada ou pour établir une présence francophone permanente en Amérique du Nord: c'est pour trouver des routes commerciales plus rapides entre l'Europe, la Chine et les Indes. Le Saint-Laurent, aux yeux de Champlain, semblait être une voie commerciale prometteuse, et il a donc décidé de s'établir sur ses berges.
L'année 1608, si on la regarde du bon bout de la lorgnette historienne, témoigne donc de la volonté d'un roi de France de reconstruire économiquement son royaume dévasté par 35 ans de guerre civile en le faisant participer au réseau international d'échanges qui, au début du XVIIe siècle, reliait l'Europe, l'Asie, l'Afrique et l'Amérique du Sud, où Espagnols et Portugais s'étaient établis depuis environ 80 ans.
Ce n'est pas Champlain qui a fondé Québec -- ou Pierre Du Gua de Monts -- mais les forces de la planétarisation qui existaient déjà à cette époque. Depuis ce temps, Québec, le Québec et le Canada se développent au contact du reste de la planète. Nous en avons quotidiennement des preuves dans la faune et la flore qui nous entourent, dans les gens que nous côtoyons, dans les produits que nous consommons, dans les loisirs que nous vivons. Au-delà des usages politiques du passé, là est l'histoire.
***
Michel De Waele et Martin Pâquet, Professeurs au département d'histoire de l'Université Laval et directeurs de l'ouvrage Québec, Champlain, le monde

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Martin Pâquet4 articles

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Titulaire de la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d'expression française en Amérique du Nord de l'Université Laval et auteur, avec Marcel Martel, de "Langue et politique au Canada et au Québec: une synthèse historique" (Boréal, 2010), directeur de l'ouvrage "Québec, Champlain, le monde".





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2 commentaires

  • webmestre Répondre

    18 novembre 2010

    Le révisionnisme historique comme mode d’action politique sous couvert de crédibilité intellectuelle
    30 mai 2008 à 16h16min / Jean-Luc Gouin — LePeregrin@yahoo.ca
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    Réponse à l'article Un Devoir (vraiment) debout : faut fêter ça !
    - Réponse à M. Martin Pâquet (et M. Michel de Waele) -
    « Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles » Immanuel Kant, Critique de la raison pure, [1781]
    M. Pâquet,
    Je me réjouis de lire les pixels sémantisés que j’ai à l’instant sous les yeux.
    J’en conclus toutefois - sous le patronage de Boileau, si je puis dire - qu’il faudrait peut-être vous exercer un peu plus énergiquement à « aligner » votre plume sur votre pensée. Parce que de toute évidence il y a parfois distorsion, ou parasitage, sur cette courbiligne.
    Ainsi, quand je prends connaissance d’affirmations du type de la suivante :
    « Ce n’est pas Champlain qui a fondé Québec — ou Pierre Du Gua de Monts — mais les forces de la planétarisation qui existaient déjà à cette époque » http://www.vigile.net/De-Champlain-a-Michaelle-Jean (Le Devoir du 16 courant, texte ressaisi chez Vigile), http://www.ledevoir.com/2008/05/16/189888.html
    M. Pâquet, je regrette de devoir vous le signifier, mais je prends surtout acte que c’est là une façon ’convaincante’ de noyer le poisson (i.e. gommer l’Histoire) qui vous associe illico, fût-ce à votre corps défendant, avec les manières « polichinelles » de M. Jocelyn Létourneau et de ses amis de la banalisation systématique de l’Histoire du Québec (aussi bien au plan de la mémoire sélective, du reste, que de celui de l’interprétation orientée, et donc tendancieuse, des événements). Je pense tout spécialement, mais non exclusivement, à MM. Christian Laville et Jean-François Cardin (Département d’Histoire et Faculté d’Éducation en tandem, par voie de conséquence, si je puis me permettre la formule). Et ce au surplus, faut-il le rappeler sous couvert d’une colère citoyenne fort difficile à contenir, avec le concours de la complaisance inouïe de notre propre gouvernement (dont le ministre de l’Éducation en personne, j’ai nommé M. Jean-Marc Fournier, qui a ’sévi’ pendant quelque temps antérieurement à celle qui occupe désormais cette fonction).
    Car enfin, lorsque l’on tente d’expliquer des phénomènes par des concepts susceptibles de s’appliquer à tout, à n’importe quoi et à leur contraire, ou peu s’en faut, eh bien non seulement on n’avance pas d’un iota sur le sentier du savoir, M. Pâquet, mais en filigrane on s’assure du même mouvement de cautionner, d’abord, de perpétuer, ensuite, l’« idée » que ledit phénomène en question ne revêt, somme toute, aucun intérêt digne de cette appellation. Du Létourneau tout plein, quoi. Et pas même du nouveau.
    En clair, on pourrait reprendre votre « concept explicatif » (car c’est exactement le rôle que tient cette proposition-là dans votre intervention) sans le modifier d’une virgule, et l’appliquer indistinctement, tantôt aux expéditions portugaises de la même époque au Brésil, tantôt aux pénétrations de l’Empire britannique aux Indes, au Kenya, en Jamaïque, en Nouvelle-Zélande ou que sais-je encore. Alors, reconnaissance à vos lumières, MM. Pâquet et de Waele ??? Susceptibles très manifestement, on le voit, de nous aider à mieux comprendre dans toute sa singularité la Fondation, en 1608, d’une nouvelle civilisation - et d’ascendance française pour le coup - en Amérique…
    Cela dit, je dois également préciser, hélas, que vous avez tout faux lorsque vous me prêtez des « préjugés » à l’égard de l’Université Laval. Bien au contraire, je demeure profondément attaché à cette Institution (nonobstant, il me faut bien le dire, qu’elle n’ait jamais su pour sa part me rendre la politesse, et ce en dépit de travaux de philosophie qui auront connu une oreille infiniment plus attentive en Europe qu’au sein de ma propre patrie). Lequel établissement supérieur de Recherche et d’Enseignement reste à mes yeux - quoi qu’il en soit et quoi qu’il (m’)en coûte - l’un des plus puissants symboles de la présence de l’intelligence, du génie et du savoir français en terre d’Amérique (je n’y ai pas poursuivi et complété mes études doctorales tout à fait par hasard, après tout). Sauf que je ne puis légitimer (ne fût-ce que par abstention) des « dérapages scientifiques » du type dont je m’entretiens dans le texte que vous critiquez avec énergie (mais avec courtoisie aussi, il est vrai, et je vous en suis gré). Bref, avec des armées d’idéologues de cette sorte en son sein, l’Université Laval brade tout simplement sa réputation de haute crédibilité intellectuelle, jusque-là acquise patiemment et de non moins haute lutte. Or je suis trop attaché à mon alma mater, j’y insiste, pour le laisser dériver ainsi sans sourciller.
    On n’est jamais si rude qu’avec les gens que l’on aime vraiment. Ce ne sont pas Louis Hébert, Marie Guyart, Jeanne Mance, ou Samuel de Champlain, qui me contrediront, n’est-ce pas.
    Déjà… que l’on sort « diplômés » des facultés d’Éducation, toutes universités confondues, outillés d’une culture générale qui ne dépasse guère celle d’un adolescent, et incapables en outre de rédiger dix lignes dans une langue châtiée (rappel pour mémoire, si nécessaire - et disons-le net : rien n’a changé, sérieusement et pour la peine, à cet égard, depuis dix ans). Problème criant (car on parle ici rien moins que de reproduction systémique de la médiocrité à l’échelle de l’ensemble de la collectivité - une tragédie, quoi) auquel notre très compétent gouvernement, dans l’aura de l’immense sagesse dont il nous gratifie depuis cinq ans, aura répondu en sixième vitesse par… l’enseignement de l’anglais dès la toute première année de l’élémentaire ! Géniale initiative à laquelle, quant à moi et derechef, permettez cette incise supplémentaire (c’est pour moi un sujet de grande préoccupation, vous l’aurez compris), j’aurai en quelque manière rétorqué par ceci.
    Décidément - et nous tomberons tous les trois d’accord là-dessus, messieurs les historiens, madame l’historienne Louise Beaudoin aussi (qui en est passée par Laval itou, en effet), je n’en doute pas l’ombre d’un demi-instant - il y a des coups de botte de sept lieues qui se perdent dans le pays des René Lévesque, des Gilles Vigneault et des Fernand Dumont. Tous trois, voire tous les quatre (mais je n’oserais écrire : tous les cinq !), des lavaliens de haute cuvée comme chacun sait.
    Bonne continuité à vous, M. Pâquet (coquet, tout de même, le circonflexe distinctif !), et transmettez du même élan mes salutations cordiales à votre collègue Michel de Waele
    Jean-Luc Gouin ce 22 mai 2008
    PS : Le député fédéral de Gatineau, M. Richard Nadeau, du Bloc Québécois (se faire élire sous cette bannière de dignité dans ce coin de pays, c’est un exploit qui dépasse en coefficient d’improbabilité l’élection d’un Denis Coderre ou d’un Stéphane Dion, voire d’un Pierre S. Pettigrew, dans la circonscription de Verchères ; c’est dire tout en un, et le mérite du premier et… le courage politique des seconds) est, en autant que je fusse bien informé, de même formation académique que vous, M. Pâquet. Aussi, peut-être que des discussions passionnantes sur le sujet ici en litige (soit, pour le dire avec concision : le révisionnisme historique comme mode d’action politique sous couvert de crédibilité intellectuelle) pourraient également, dans un commerce de fine intelligence, se poursuivre entre vous.

  • webmestre Répondre

    18 novembre 2010

    Un Devoir (vraiment) debout : faut fêter ça !
    18 mai 2008 à 09h11min / Martin Pâquet — Martin.Paquet@hst.ulaval.ca
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    Réponse à l'article Un Devoir (vraiment) debout : faut fêter ça !
    M. Gouin,
    Que vous entretiennez des préjugés contre l’Université Laval, cela peut passer. Après tout, Fernand Dumont, Jean Hamelin, Jacques Mathieu, Claude Bariteau, Marie-Andrée Beaudet ont enseigné ou enseignent dans cet antre de fédéralistes, comme Vigile l’a excessivement affabulé. Qui plus est, Louis Beaudoin est aussi une diplômée de cet département d’histoire que vous vouez aux gémonies. D’acuns diraient sans doute qu’elle est également une fédéraliste.
    Que vous constestez les opinions de mon collègue Létourneau, passe aussi. Après tout, il est capable de se défendre tout seul et ses opinions discutables font l’objet également de vives contestations dans le champ scientifique - comme en témoigne la dernier numéro de la Revue d’historie de l’Amérique française.
    Là où cela ne passe plus, c’est, à partir de deux phrases tirées de leur contexte, vous extrapolez toute une théorie du complot fédéraliste. Ainsi, mon collègue Michel De Waele et moi, qui plaidons pour un respect de la réalité historique en prenant en compte le contexte de l’époque, ferions dans votre esprit du "révisionnisme historique", ce qui nous assimilerait à des "lieutenants" de Létourneau ! Comme on dit en France, c’est fort de café !
    Ce canard de votre part est inexact pour deux raisons.
    La première tient à notre texte. Tout le long de notre article, nous dénonçons les interprétations inexactes et les exagérations autour de Champlain, dont particulièrement celles faites par Michaelle Jean et Stephen Harper. Notre métier d’historien nous impose le respect des êtres humains qui ont vécus avant nous. Comme historien, je n’ai pas à les embrigader dans ma cause et je ne tolère pas plus que d’autres les embrigadent, peu importe la justesse de leur cause. Pour les respecter ces êtres humains en histoire, il faut les comprendre dans leur contexte. Dans d’autres sphères d’activité que celle de l’histoire, comme celles de la politique et de la mémoire -ces deux sphères ne sont pas assimilables -, il est possible de mobiliser les êtres humains qui ont vécu : c’est de la politique ou de la mémoire, mais ce n’est pas de l’histoire. C’est ce que nous avons dit : comprendre autre chose témoigne au mieux d’une lecture rapide, au pire de l’extrapolation malicieuse.
    La seconde raison tient à mes propres prises de position comme historien et comme citoyen. Comme historien, je me suis farouchement opposé aux manipulations que l’on fait subir à l’histoire, entre autres celles émargeant de la "réforme" de l’enseignement secondaire en histoire. Je m’en suis pris publiquement et à plusieurs reprises contre les orientations socioconstructivistes et révisionnistes du MELS (voir : http://www.er.uqam.ca/nobel/creceqc… ; http://www.ledevoir.com/2006/05/30/… ; http://www.alliancedesprofs.qc.ca/u… ) Qui plus est, mes opinions politiques comme citoyen ne vont vraiment pas dans le sens du maintien du Québec dans le carcan fédéral. Et je peux vous dire que mon collègue Michel De Waele partage les mêmes opinions que moi.
    Nous faire assimiler à des individus dont les opinions historiennes et politiques sont aux antipodes des nôtres comme historiens et comme citoyens, relève au mieux de la confusion qui nait d’une lecture rapide, au pire de la malhonnêteté intellectuelle. J’ose souhaiter que cela relève d’une lecture rapide qui se justifierait étant donné le contexte présent. Aussi, je vous prierais de bien vouloir rectifier vos commentaires à notre égard.
    Enfin, sur une note plus positive, je vous indique ma disponibilité pour discuter de l’un ou de l’autre des points de notre texte - et du recueil collectif Québec, Champlain, le monde - ou de tout autre sujet à teneur historique qui vous tiendra à coeur. Je crois que la discussion et le dialogue sont au coeur de l’exercice de mon métier, ne serait-ce que pour éviter des malentendus.
    Historiquement vôtre,
    Martin Pâquet

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