De la rectitude politique dans les rangs de la gauche

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La gauche s'entre-dévore sur la question de la liberté d'expression


On s’entendra évidemment sur le fait que les attaques menées par les Martineau, Bock-Côté et consorts à l’encontre des « curés rouges » et stigmatisant leur penchant actuel pour la censure ont de quoi faire légèrement sourire, quand ce n’est pas pleurer ; eux qui quelque part sont si mal placés pour jouer de vertu à ce propos, tant la tradition conservatrice de laquelle ils se revendiquent n’a jamais fait grand cas de cette fameuse liberté, n’hésitant pas à la fouler aux pieds au nom des bonnes manières ou à la passer sous silence quand par exemple le droit de propriété ou la liberté de commerce étaient mis en jeu. Pensez tout simplement au silence hypocrite des élites du Canada face aux dictatures de sécurité nationale des années 1970 en Amérique latine, ou encore, tout près de nous, aux petits trafics canadiens menés envers et contre tout avec la si tyrannique Arabie saoudite !


Mais, une fois ces considérants de départ posés, on ne peut pas — à l’instar par exemple de Normand Baillargeon — passer à côté de ce constat, tant il paraît devenir par les temps qui courent récurrent et problématique : comment se fait-il que ce soit aujourd’hui la gauche (ou tout au moins une partie importante de celle-ci) qui se fasse l’avocate d’interdictions de parole et de volontés de censure, alors qu’elle s’est trouvée, notamment au Québec et depuis la Révolution tranquille, si souvent en première ligne pour faire l’apologie sans partage de la liberté d’expression ? Qu’est-ce donc qui s’est passé aujourd’hui pour qu’elle change ainsi son fusil d’épaule ?


Les exemples, aussi minimes soient-ils, sont multiples. Au-delà des indéniables problèmes d’inégalité systémique qu’ils soulèvent comme de la richesse des débats auxquels ils ont donné lieu, ils ne peuvent que faire réfléchir : depuis les premières querelles anodines autour de l’utilisation collective ou non de certains mots (Noirs, vieux, etc.) jusqu’aux tentatives maladroites de bannissement d’une conférencière (la professeure Nadia El-Mabrouk) considérée comme non politiquement correcte, en passant par les polémiques enflammées autour d’oeuvres artistiques comme Kanata ou encore SLĀV, ou encore surréalistes autour de la question de l’appropriation culturelle de « rastas », ils tendent tous à mettre en avant une sensibilité, un style d’intervention de la gauche nouveau qui non seulement rompt avec ce à quoi on était habitués, mais dont on peut aussi interroger la pertinence comme l’efficacité.


En effet, plutôt que de n’y déceler qu’une maladresse ou que de simples accidents de parcours — c’est là l’hypothèse qu’on soumet ici à la discussion —, ne faudrait-il pas plutôt y voir un phénomène hautement révélateur de l’époque chaotique que nous traversons et des difficultés dans lesquelles se trouve aujourd’hui la gauche pour y faire face ?


La vague du « tout-à-l’éthique »


Cela n’aura sans doute pas échappé à plus d’un observateur attentif de la scène sociale et politique : aujourd’hui, le discours politique est en crise, et plus particulièrement celui de gauche, qui se voit ainsi emporté en contrecoup par la vague du « tout-à-l’éthique », c’est-à-dire par cette propension à traiter les problèmes non seulement sur le mode d’abord individuel, mais aussi et surtout sur le mode moral, faisant passer au premier plan la question éthique du « que dois-je faire ? » au détriment de celle, politique, du « que pouvons-nous faire ensemble ? ». Écho sans aucun doute de ce « néolibéralisme éthique » si envahissant dont nous parle le philosophe Grégoire Chamayou, qui nous pousse chaque fois un peu plus à nous responsabiliser individuellement par rapport aux problèmes qui trouvent pourtant leur source dans un mode de production collectif, par exemple dans le cas de la gestion écologique des déchets.


C’est ce travers moraliste, couplé aussi aux logiques du « présentisme », en somme à cette difficulté à penser notre action sur le temps long, qui a fini par déteindre sur nombre des interventions de la gauche, lui faisant ainsi privilégier l’indignation morale et ses expédients naturels (l’interdit, la culpabilisation, etc.) à toute intervention politique pensée sur le long terme, à toute stratégie de mobilisation rassembleuse et propositive. Et dans un sens, on peut le comprendre : devant cette impuissance si forte que l’on peut tous et toutes ressentir, il peut apparaître beaucoup plus radical de se poser d’abord en censeur vertueux que de travailler à la transformation des conditions collectives qui nous ont conduits à un tel état de fait. C’est pourtant là où gisent les véritables défis de la gauche contemporaine !









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