Lafond d'une affaire trop vite évacuée

Échanges avec un rédacteur du magazine français L'Express

Tribune libre

Boulogne-Sur-Gesse (France), 17 octobre 2010.

Je souhaite aujourd'hui faire connaître aux lecteurs de La Vigile du Québec l'échange de lettres que j'ai eu avec Monsieur Christophe Barbier, rédacteur en chef de l'Express Magazine. Ces courriers font suite à son numéro hors-Série de juillet-août dernier.
Cette initiative de ma part vient du défaut de pouvoir attirer l'attention d'un conseil de presse français sur la question. En dépit des efforts sérieux d'un groupe de personnalités, un tel organisme n'existe toujours pas en France. A mon avis, chaque semaine qui passe apporte une pierre à l'argument du déficit de cette situation. Mais là n'est pas le sujet ici.
Pour cet envoi, je tiens à préciser que j'ai attendu trois mois fermes depuis ma première lettre à l'Express. Certains trouveront peut-être ce délai trop long ? Toutefois, il faut bien comprendre que mon souci était, et reste, de tirer personnellement une conclusion qui ne se montre pas trop hâtive sur le sérieux du travail de l'Express sur la question politique du Québec et de son peuple francophone. Je me suis donc imposé ce temps minimum dans l'idée qu'une intervention directe et persistante d'un lecteur auprès du magazine pouvait arriver à lui expliquer les intentions journalistiques véritables de l'Express et leurs fondements. En consultant la date de ma première lettre, les lecteurs de La Vigile pourront donc tous constater que mes trois mois d'attente se sont maintenant écoulés.
Malheureusement, le large délai dorénavant ainsi terminé, force m'est aujourd'hui imposée d'admettre que la pauvreté des éléments reçus ne me permet pas de juger celles-ci comme sérieuses et fiables. Mais je ne désespère pas. Peut-être la diffusion publique de cette modeste correspondance sur internet résonnera-t-elle suffisamment en France pour se rendre jusqu'à l'Express ? Et que de toute cette affaire, la direction du magazine trouvera à expliquer clairement sa position éditoriale à des lectorats du Québec, de Navarre et de France qui l'attendent toujours ?
Quelle est donc la position qu'elle défend en matière d'équilibre des points de vue en politique étrangère canadienne ? Cela reste encore aujourd'hui un inconnu.
Je ne nie en rien le droit de l'Express d'adopter une ligne de pensée nationaliste canadienne anti-souverainiste à l'égard du Québec. Ce n'est certainement pas moi qui serait contre la liberté de la presse, n'importe où sur la planète. La France, le Canada et le Québec sont des états libres et je ne ferai rien, croyez-moi, pour que cela change. Mais la liberté n'oblige-t-elle pas aussi tout média à des obligations morales ? En commençant par la prémisse d'annoncer ouvertement ses options politiques défendues ? Le projet démocratique de la souveraineté du Québec, celui-ci porté par la plus large part de son peuple francophone, serait-il devenu si détestable pour l'Express Magazine qu'une ligne éditoriale ferme en politique étrangère française en découle dorénavant ?
Tous y gagneraient à le savoir, cela tombe sous le sens.
En attendant, des questions restent ouvertes que je n'ose toujours pas fermer par une conclusion définitive : pour l'Express et son directeur de rédaction, personnalité largement médiatique en France, la question de l'indépendance politique du Québec peut-elle se voir traitée autrement que de la manière entièrement subjective et détournée que ce qu'elle fut l'été dernier ? L'optique canadienne de la seule légitimité fédérale pour le Québec, celle-là de la domination politique plutôt que de la liberté pour des Québécois, a-t-elle été adoptée par la rédaction de l'Express ? Cette revue pratique-t-elle une partialité politique pro-fédéraliste canadienne qu'elle cacherait toutefois pour mieux en faire la promotion ? Pour moi, ces questions méritent réponses. Surtout après la vague populaire de protestations qui suivie la parution de ce numéro au Québec...
Pour ma part, vous l'aurez deviné, je le crois fermement; vous l'avez déjà compris.
Qui sait si quelques-uns, Français ou Québécois confondus, ne jugeront pas maintenant à propos de joindre leurs voix à la mienne directement auprès de Monsieur Barbier en plus de la plus simple grogne populaire à laquelle ils ont déjà sans aucun doute participé ?
Je me prends peut-être à rêver mais peut-être un chef politique souverainiste québécois pourrait-il trouver opportun de le faire aussi ? Si ce n'est déjà fait, bien sûr et de manière plus officielle, puissante et percutante que moi ? Cela donnant, à l'idéal, l'occasion à l'Express de diffuser une entrevue politique qui sortirait de l'ordinaire de la couverture journalistique du Québec en France ? Geste de l'express Magazine qui, il me semble, ne serait pas entièrement inutile au rééquilibrage en ce pays de l'actualité politique et des relations France-Canada-Québec ?
Ce qui ne resterait certainement pas inutile pour renforcer la liberté et la démocratie d'un pays d'Amérique du Nord qui, selon moi, profite largement d'une certaine négligence d'analyse des média européens pour sans cesse combattre les droits linguistiques d'un certain petit peuple francophone...
Bonne lecture à tous, merci d'avance de votre soutien et surtout, que vive enfin le Québec libre.
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Boulogne-Sur-Gesse, vendredi, 16 juillet 2010.
Sans préjudice.
Express Magazine
_ Monsieur Christophe Barbier
_ Directeur de la rédaction
_ 29 rue de Châteaudun
_ 75009 Paris

Monsieur,
le 7 juillet dernier, j'ai pris connaissance de votre hors-série numéro 17 (juillet et août 2010).

Plusieurs de ses textes m'ont laissé pour le moins perplexe. Selon moi, de nombreux propos qui y sont tenus ne peuvent qu'inquiéter tout démocrate. Encore plus lorsque celui-ci est Québécois.

Sous le titre somme toute anodin de "S'installer au Canada, toutes les clefs pour réussir", je vous avoue que je ne m'attendais pas à retrouver le genre de propos infondés que plusieurs politiciens répètent généreusement là-bas depuis 1995. Ma première surprise, qui ne fut pas la seule, est venue de la distance séparant l'intention annoncée par votre magazine et la partialité politique de son contenu. Que dans une publication française qui se veut objective on rencontre une rhétorique qui tente de marginaliser le peuple francophone du Québec au sein d'une majorité anglophone, cela n'a-t-il pas de quoi offenser ? Je vous le demande.

Mais, pourriez-vous me répondre, après tout, le référendum de 1995 ne fut-il pas perdu ? Les Québécois n'ont-ils pas refusé d'entériner l'option de leur indépendance politique ?

La chose est vraie. Même si leur majorité fut faible, il est exact que le plus grand nombre des votants opta pour le statu quo, donc le maintien du Québec dans la fédération canadienne. D'ailleurs, ma protestation n'est pas à ce sujet. Je ne dis pas que pour une raison ou une autre, parce qu'il y en eu plus d'une, son résultat ne compte pas ou n'aurait pas dû compter. Non, ce dont je traite ici, ce que je critique sévèrement aujourd'hui auprès de vous, c'est de la décevante participation de L'Express à une stratégie politique anti-démocratique. Plan de mise à l'écart délibérée, qui a été construit en 1995 et qui depuis, est appliqué.
Que votre publication participe à la diffusion de ces idées en France, comme dans toute la francophonie mondiale, cela a de quoi décevoir un lecteur comme moi. Et aux réactions québécoises qu'elle déclenche, je peux affirmer que je ne suis certainement pas le seul outré. Fait de manière intentionnelle ou pas, puisque je n'accuse ici personne de préméditation intellectuelle complice, la chose m'est quand même inacceptable. Accepteriez-vous que je vous rappelle quelques strictes données ?

Lors du référendum de 1995 au Québec, côté francophone, catégorie regroupant autant les descendants de France que les autres, une proportion de 60% vota pour l'indépendance politique. Simultanément, 95% des non-francophones opta pour continuer dans le cadre fédératif du Canada. Ces derniers formant 20% de la population totale, élément déterminant, le résultat global de la consultation populaire, seul qui compte en démocratie et tel est bien, fut de 49,42% en faveur de l'indépendance. Verdict qui fut totalement respecté par les perdants, francophones donc en quasi totalité, malgré leur déception générale et parfois même, l'irritation montrée par quelques-uns d'entre eux.

Seul ennui, pendant la période qui suivit immédiatement, celle d'un certain blues post-référendaire pour les francophones du Québec, la stratégie canadienne ultime qui avait été mise en place pour contrer ce que les sondages d'alors montraient, soit la progression implacable de l'option indépendantiste, a été rendue volontairement pérenne. Pérenne à l'intérieur du Canada, ce qui est une chose, mais d'une application extensive dans ces pays-là où les Québécois pourraient trouver témoignages de leur profond et véritable sens démocratique. Ce qui en est une autre. Sans parler de ces quelques endroits du monde, francophones, où les adversaires d'un Québec libre de ses choix trouvent des populations nationales qui comprennent la difficulté québécoise à préserver sa langue et sa culture. Ou pire encore pour ceux-là, où une population nationale pourrait ne pas rejeter l'idée que cette majorité francophone puisse prendre en main la totalité des outils politiques qui lui permettent de le faire...

Mais de quoi cette stratégie de politiques canadiens est-elle faite pour être si condamnable, me demanderez-vous ?

L'idée en est simple, voir simpliste, bien que son application ne cesse d'être de plus en plus élaborée. Il s'agit de définitivement abattre l'espoir de liberté politique du Québec. Pas de tuer l'idée elle-même bien sûr, parce que ses adversaires savent fort bien qu'elle ne mourra pas tant et aussi longtemps que resteront debout au moins quelques Québécois. Non; mais de ruiner l'espoir historique de ce peuple à prétendre que sa langue est aussi légitimement ancrée en Amérique du Nord que l'est la langue anglaise.

Sauf que pour réussir le coup, il en faudrait bien plus contre ce petit peuple français tenace que les embarras actuels dans lesquels on le met. Croyez-moi, il a bien trop pris l'habitude d'affirmer son désir de vivre libre et sans infériorité culturelle avec ses voisins continentaux, pour que tout en disparaisse. Quiconque prend le temps de se souvenir des difficultés surmontées dans son histoire, seul appuyé d'Amérindiens mais autrement isolé, ne peut croire que des manigances réussiront à le tromper sur lui -même. Mais trêve de digression et retour à ce qui est le véritable sujet de ma lettre.

En éditorial de présentation, Madame Laurence Pivot, rédactrice en chef du magazine, semble chercher à rassurer d'avance ses lecteurs au sujet de la qualité de son travail. En effet, cette "ex-imigrée à Montréal pendant dix ans", telle l'Express s'applique à le préciser sous sa souriante photo, ne décrète-t-elle pas d'emblée que des textes présentés, "l'ensemble forme un portrait réaliste du pays" ? Ne pouvons-nous pas nous demander sur quoi repose cet empressant besoin d'établir la qualité de son travail ? Quelqu'un aurait-il quelque inquiétude à laisser le lecteur en juger seul ? Librement et sur pièce ? Je ne peux me résoudre à le croire. Mais alors, dans ce contenu, se cacherait-il une intention non avouée ? Et non avouable ? Je me refuse aujourd'hui à cette possibilité !

Reste que ce questionnement, à défaut de donner quelque certitude de faits sur la noblesse, la bassesse ou la maladresse des intentions véritables de votre hors-série, me commande de redoubler d'attention. D'autant plus que les quarante premières années de ma vie au Québec m'ont donné si largement à réfléchir qu'en de nombreux endroits de ce que votre journaliste qualifie de "portrait réaliste", moi, je n'arrive à ne rien voir d'autre qu'une promotion d'opinions politiques subjectives et partisanes. Celles-ci profitant toutefois d'une présentation des choses qui les montre sous une allure aussi définitive qu'indiscutable.

Madame Pivot continue ensuite son texte en proposant de faire oeuvre de bienveillante protection auprès de ses lecteurs. En effet, à toutes et tous, elle adresse un bien curieux mais probablement salutaire avertissement : Si l'accueil de nos cousins est chaleureux, il faut pourtant se méfier, là aussi, des faux amis dans la langue (pas toujours commune), le monde du travail ou la vie quotidienne. Car les us et coutumes... sont plus différents qu'on le pense.

De la pensée de ce péril en faux-amis, ne sentez-vous pas les frissons courir le long de votre épine dorsale ?

Non ? Eh bien moi non plus ! Parce que ce que je perçois surtout, c'est la suffisance de cette personne à juger de la "langue pas toujours commune", du "monde du travail ou cette vie quotidienne" que pratiquent les Québécois. Chercher à déprécier un groupe d'individus en s'attaquant publiquement aux communs des mortels, non grammairiens, qui doivent lutter à 2 contre 100 pour ne pas simplement voir leur langue et leur société disparaître, à mes yeux, ce n'est ni glorieux, ni signe d'une très grande compréhension de cet endroit où elle aurait tout de même habité quelques années.

Sans parler que pour convaincre d'une méfiance à adopter chez des "cousins" remplis d'enthousiasme et d'attentes envers eux, ne vaut-il pas au mieux exposer aux lecteurs un minimum des périls qui pourraient les attendre ? Comme le risque de se sentir chez eux dès leurs premiers jours, malgré la disparition de leurs nombreux repères quotidiens et de l'acquisition progressive de différents ? Ou comme celui, très élevé, de ne jamais être considéré comme une pièce en trop par la société québécoise ? Celui d'être accepté comme un soutien fiable pour renforcer une francophonie nord-américaine qui, sans cesse, se trouve remise dans une situation qui la fragilise ? Ou finalement, oh risques suprêmes !, ceux-là de trouver compagne ou compagnon parmi les occupants du lieu, d'en être heureux ou heureuse et même, catastrophe de toutes les catastrophes dans ce chambardement, de voir en arriver de petits Québécois qui, à leur tour, auront rencontré suffisamment d'amour pour ne jamais laisser tomber la langue de leurs parents ? Horrrrreur. Ouhhhhh..., rien qu'à y penser, cela découragerait certainement quiconque de s'approcher de cette dangereuse espèce d'humains qui cherche à se reproduire !

Bien sûr, j'exagère. Mais lorsqu'on réalise que l'éditorialiste juge à propos de n'user d'aucun soupçon, équivalent ou autre, à l'endroit de ces autres Canadiens qui forment 80% de la population du pays, amis plûtôt que "cousins", comment ne pas comprendre l'absurdité de l'avertissement de la rédactrice ? En effet, ces écarts culturels qui existent entre les deux continents, ne les apprendront-ils pas indifféremment auprès des deux communautés linguistiques ? Je vous le demande. Moi, j'ai beau réfléchir, je ne vois pas. Je ne suis pas la plus diplômée ni intelligente des personnes du monde, mais je note néanmoins qu'une personne qui voudrait participer au retournement d'une opinion généralement favorable à l'endroit des Québécois ne s'y prendrait pas autrement.

A cette mise en bouche, ou plus précisément à cette mise en tête, succède ensuite une entrevue du reporter Jean-Michel Demetz. Sous le titre de "Un désir d'Amérique", l'article présente bellement un certain Jean-Daniel Lafond. Il est vrai que le personnage ne manque pas de qualités, dont celle d'être l'époux de la très médiatique Gouverneure Générale du Canada, son Excellence Michaëlle Jean. A titre de rappel, cette élégante et gracieuse personne fut très appréciée des média lors de son séjour en France, printemps 2008. Elle profitait du 400è anniversaire de la ville de Québec pour y faire une tournée officielle; de nombreux reportages lui furent consacrés. Tant dans la presse électronique que celle écrite, souffla alors un vent d'admiration, ou en tout cas de présentations se rapprochant en plus d'un point de ce qu'a connu Lady Di en son temps, en plus fondée et spectaculaire pour cette dernière.

Dans ce second texte, en avant-propos, une précision est donc immédiatement faite pour souligner la valeur exceptionnelle du mari de la dame. En effet, comme lui, "Ils ne sont que trois Français au monde à être..."!

Etre quoi, se demande donc immédiatement tout lecteur soucieux de s'informer ?

Et "...conjoint(e) d'un chef d'Etat étranger", de terminer cette première phrase en forme de demi-vérité.

Mensonge ? J'accuse l'Express de mensonge ?

Ma foi non. Mais j'affirme que son reportage prête à caution. En effet, pour pouvoir annoncer que celui-ci est le conjoint "d'un chef d'Etat étranger", n'a-t-il pas dû passablement pousser la dose avec la réalité ? D'ailleurs, l'article en question ira jusqu'à user d'une appellation assez originale. Monsieur Lafond est mari du "chef d'Etat (de facto) du Canada". Je ne suis pas latiniste de grande valeur, mais le hasard veut que j'en connaisse un. Et je l'ai consulté pour me rassurer. Tel je le supputais, l'expression "de facto" ne veut rien dire d'autre que "de fait". Ce qui tombe mal parce que dans les faits, ceux les plus stricts, le seul chef de l'Etat canadien reconnu par la constitution du pays, c'est la personne qui légitimement porte la couronne d'Angleterre. Soit, depuis 1952, Sa Gracieuse Majesté Elisabeth II, reine du Royaume-Uni et des pays du Commonwealth Britanniques.

Monsieur, dans les faits, dame Jean n'est que la représentante de l'autorité royale, par délégation au Canada. Ce qui n'est certainement pas rien, j'en conviens, mais qui ne fait pas d'elle pour autant le chef de l'Etat canadien. Pas plus que son mari ne serait un genre de prince Consort quand bon le semble. Raison pour laquelle si je ne doute pas du dégoût de l'Express pour la menterie, je me demande quand même à quoi il participe ? S'il s'agit de remonter un peu le moral aux Français en leur présentant l'extraordinaire exception de l'un des leurs, je veux bien l'accepter, parce que les temps actuels sont durs. Mais s'il s'agit de leur donner en exemple à suivre les particularités de cette personne au "destin étonnant", là je ne suis plus d'accord.

Par exemple, celle d'être né dans le "non-lieu... d'une banlieue ouvrière", marquant ainsi de ses paroles les valeurs qui sont les siennes. Ce à quoi je me limiterai à dire qu'après être allé jeter un coup d'oeil sur le site internet de l'endroit, à des lieux de cette image qu'en donne Jean-Daniel Lafond, ce qu'on y trouve pourrait rendre jaloux un très grand nombre d'habitants de petites communes. Et même, bon nombre de grandes...

Enfin, celui-ci raconte donc que né à cet endroit sous les bombes en 1944, un rêve d'Amérique entra très tôt dans son enfance. Expliquant "non péjorativement", c'est lui qui le précise, qu'il ne se trouvait à cet endroit que parce que sa famille avait été déracinée du Bourbonnais et du Berry par la Première Guerre et par conséquence, qu'il y était en quête d'un lieu éloigné d'appartenance. Il continue en annonçant que lors de ses vacances d'enfance en Auvergne, il fut aussi très marqué par "le passage des soldats américains en manoeuvre" qui "nous jetaient des babioles". Informations que je peux parfaitement comprendre malgré l'imprécision des mots.

Toutefois, il poursuit par: Américains, Canadiens, je ne faisais pas de différence à ce stade. Je rêvais en exil. Mes héros n'étaient pas français, mais américains. Ce qui apparaît si clairement que c'est là où sa quête d'identité et sa construction de repères d'enfance se séparent définitivement de ce qu'ont été les miennes. Plus loin, suivent successivement sa surprise que "malgré l'illusion des langues" Montréal n'était pas la France; que le Québec était fait d' "une histoire de résistance à l'assimilation"; qu'après "une révolution copernicienne" il en est devenu "Québécois en 1974"; qu'il fut "accusé de traîtrise" lorsque son épouse et lui se sont installés à Ottawa et surtout, surtout, que "les vrais premiers Québécois, ici, sont des néo-Québécois". Ce qui me scandalise d'autant plus que Monsieur Lafond insiste pour que les Québécois reviennent cinquante ans en arrière, assénant donc qu' "il serait bon d'avoir un patriotisme canadien français et de reconnaître qu'il y a une citoyenneté canadienne française". Rétropédalez pour avancer, Mesdames et Messieurs, rétropédalez et vous avancerez !... , telle est sa proposition pour nous.

Qu'une telle phrase sorte de la bouche du commun des mortels, personne sans titre ni responsabilité politique, lors d'une conversation privée, il est vrai que sans la cautionner je n'y porterai pas une grande attention. Mais ce n'est pas le cas de figure présent. Qu'une personnalité publique bien en vue, époux de la Gouverneure générale du Canada, puisse déclarer cela dans un média à grand tirage et que celui-ci reprenne ses mots sans y mettre une forme ou une autre de bémol, cela me dépasse. Surtout dans la patrie des Droits de l'Homme. Inquiétant.

D'opposer ainsi deux valeurs de Québécois, celle des "vrais premiers", à laquelle lui et sa femme appartiennent bien évidemment, et celle sans doute des faux premiers, ou des vrais seconds, ou encore des vrais derniers, cela présenté dans un magazine comme si l'homme avait dit "j'aime les tomates", mais à quoi donc cela rime-t-il ? Sommes-nous toujours en démocratie ? Questions : Madame Jean et cette souveraine qu'elle représente, Elisabeth II, ont-elles été mises au courant de ses propos discriminatoires avant qu'il ne les prononce ? Cela serait surprenant. Et qu'on ne me dise pas qu'un "philosophe, écrivain, cinéaste" tel il est souligné dans le texte, ne comprendrait rien de la gravité de sa phrase... Je n'ai pas envie de rire !

Qu'est-ce donc que ce nouveau clivage ? Elle vient d'où cette idée ? Et de son côté, l'Express ne sait-il pas qu'il vend aussi, du moins encore, des exemplaires de magazines au Québec ? Une décision de sa direction indiquerait-elle à ses rédacteurs de tenter dorénavant de hausser ses ventes en ciblant d'autres lecteurs que ceux avertis ?

C'est à n'y rien comprendre. Ou alors, si au contraire il y avait justement quelque chose à en comprendre, je ne vois pas comment votre magazine pourrait jamais en tirer quelque fierté ?

Imaginez les réactions si pour un autre peuple minoritaire du monde, l'équivalent se produisait ? Changer le mot "Québécois" par n'importe quel autre nom propre collectif, à votre choix. Et maintenant, essayez pour en voir le résultat.

Qu'en pensez-vous ? Quelle serait la réaction des intellectuels si la femme de Barak Obamah lançait dans un grand magazine que "les vrais premiers Américains Noirs" sont ceux arrivés par migration récente ? Ou si l'épouse de Shimon Perez décrétait publiquement que "les vrais premiers Israéliens" sont ceux arrivés après 1956 ? Ou encore, quelle indignation aurait provoquée cet homme s'il avait dit que "les vrais premiers Canadiens" sont ceux qui sont arrivés dans ce pays par l'immigration ? Que cela signifierait-il pour les Amérindiens et les Inuits ? Qu'ils seraient de faux premiers Canadiens ? Ou qu'ils ne seraient pas Canadiens parce que leurs ancêtres étaient sur place bien avant que ce nom n'existe ?

Alors, en quoi s'en prendre ouvertement aux Québécois serait-il acceptable ? Y aurait-il une exception pour cette minorité parce que c'est le Canada qui la domine politiquement ?

D'ailleurs, pour vous convaincre de ces écarts de réalités qui démarquent cet illustre de moi, différences dont je ne tire aucune espèce de gloire mais dont je ne ressens absolument aucune honte, tolérerez-vous qu'en miroir de votre reportage, je vous expose quelques-unes de mes propres particularités ?

Moi, je suis né en 1956 à Montréal, dans un quartier populaire où ma famille était parmi les plus pauvres et défavorisées. Côté vacances d'enfant, je n'ai rien à en exposer, vous laissant tout en comprendre. De la guerre, bien qu'ayant eu la chance de ne jamais rien connaître physiquement de ses violences, j'ai aussi eu un lot de marques indélébiles très tôt dans mon enfance. Elles me furent données par un homme, souvent malgré lui, accompagné de quelques-uns de ses amis. A vingt ans, ils s'étaient tous présentés volontairement à la même caserne militaire, souhaitant se battre ensemble outre-mer contre la folie du nazisme. J'ai écrit ici tel je les entendais dire eux-mêmes. Pour aller outre-mer, ils s'enrôlèrent dans une armée au drapeau britannique; ce qui n'était en rien une honte, bien que cela n'ait pas été ce qu'ils auraient aimé. Ils voulaient tous se rendre jusque dans cette France qui, depuis des générations, de parents à enfants successifs pendant deux siècles, était restée connue et aimée d'un groupe humain constamment méprisé dans son propre pays. Ce groupe-là étant le leur.

Ensuite, à propos de cette langue française au Canada, au contraire de l'écrivain, pour ma part on ne m'a jamais donné l'occasion de cultiver de nombreuses illusions. La réalité la plus stricte m'a montré qu'en cette matière, il y avait la nôtre de langue, le français, sans cesse à devoir justifier son existence, sans cesse à devoir batailler dans ce pays pour ne pas qu'elle disparaisse, sans cesse perçue comme le symbole honteux de notre demi-humanité partout où elle signalait à nos maîtres notre irritante et persistante existence collective. Et qu'il y avait l'autre langue, celle des riches, des gagnants normaux de ce qui nous apparaissait être la loterie de la vie canadienne, langage de ceux qui fièrement règlent le monde et le pays selon leur propres montres, cette langue noble, propre et blanche : l'anglais.

Parce que voyez-vous, ce qui a amorcé et déterminé mon propre exil, tel aussi celui du peuple auquel j'appartiens, exil rapaillé d'un monde solitaire par destin dans un pays défriché, labouré, couru, navigué, mesuré, respiré, mangé et aimé par ses propres anciens; exil bien moins brillant sans doute que celui d'un autre, peut-être moins compréhensible et secourable pour les élites glorieuses; mais qui a tout de même rempli jusqu'à maintenant mon humble existence et celle, plus importante, de mes semblables, c'est ce qu'ont vécu ma famille et mes proches depuis cinq cents ans sans réussir à accéder à une solution apaisante. Histoire que je suis prêt à donner pour sienne à quiconque ne refuse ni le français, ni la misère que cette langue nous a valu pour que nous arrivions enfin à cotoyer la liberté.

Autrement, de cette résistance à l'assimilation, sans peut-être vous en avoir entièrement convaincu, vous en aurez maintenant tout compris je crois ? Au contraire de ce cinéaste, non je n'aurai jamais aucune revendication de quelque crédit que ce soit pour l'avoir découverte. Aucune, parce qu'il aura suffi que coule dans mes veines le sang des humbles pour avoir la certitude de la servir de mon mieux. Sans tambour ni trompette. Moi, mes héros d'enfance, ceux qui ont nourri mes rêves d'Amérique, c'est en français qu'il parlaient. Et ce n'est certainement pas moins bien que s'ils avaient parlé l'anglais.
Pour moi comme pour une très large majorité là-bas, pas de vrais ou faux Québécois, ni premiers, ni deuxièmes et encore moins de derniers. Québécois, peu m'importe la couleur de peau, l'âge, la religion, le sexe, le niveau d'instruction, la langue maternelle, d'où on vient, où on rêve de finir ses jours. Refuser de croire en l'infériorité du groupe auquel j'appartiens, francophone et amoureux de la vie, refuser de combattre la langue de sa majorité, cela me suffit pour reconnaître mien un citoyen. Québécois égal à égal entre nous, Québécois égaux à égaux avec ceux qui ne le sont pas. Sans complexe d'infériorité, ni de supériorité. Mon Amérique à moi, de lacs et de rivières, c'est de cela qu'elle veut se construire.

Que cherche donc à faire le mari de la Gouverneur Générale du Canada par sa proposition, sinon de provoquer traîtreusement les réactions de racisme de part et d'autres des oppositions politiques ? Et que penser d'une revue qui persisterait à ne pas percevoir toute la charge explosive en terme de ségrégation d'un numéro qu'elle diffuse et dans laquelle de tels propos sont tenus ?

Vous l'avez maintenant compris : pour assurer votre lectorat de la bonne foi de votre magazine,
je vous demande de retirer au plus tôt des kiosques ce numéro hors-série.

Ma lettre n'est évidemment pas une mise en demeure. D'ailleurs, qui serais-je donc, moi petit lecteur somme toute négligeable de l'Express, pour vous en adresser une ? Non, mais elle est toutefois une requête. Demande qui pourra lui mériter de votre lecteur, soit une fidélité renforcée, soit un retrait de sa confiance.

Bien sûr, je m'attends d'ici peu à une réponse de vous pour éclairer mon questionnement.
Veuillez croire, Monsieur, en les salutations les plus respectueuses de l'un de vos plus assidus lecteurs.
Yves Côté
Réponse de Christophe Barbier:
Monsieur Yves Côté...
Paris le 26 juillet 2010.

Cher Monsieur,
Merci pour votre lettre et votre franchise. Je transmets votre courrier aux auteurs du hors-série, mais ne comprend pas votre courroux. Ce hors-série est plébiscité par les lecteurs et spécialistes du Canada et du Québec.
Merci pour votre attention.
Je vous prie de croire, Cher Monsieur, à l'assurance de mes sentiments les meilleurs.
signature
_ Christophe Barbier
_ Directeur de la rédaction

Seconde lettre envoyée à l'Express Magazine:
Boulogne-Sur-Gesse, lundi 2 août 2010.
Sans préjudice.
Express Magazine
_ Monsieur Christophe Barbier
_ Directeur de la rédaction
_ 29 rue de Châteaudun
_ 75009 Paris

Monsieur,
j'ai bien reçu votre lettre du 26 juillet dernier et vous remercie de sa transmission aux auteurs du hors-série numéro 17 (juillet et août 2010) "S'installer au Canada". Bien entendu, je suis impatient de recevoir leurs réponses.
Vous m'annoncez ne pas comprendre mon courroux de ce numéro. Peut-être ne l'ai-je pas exprimer d'assez accessible façon ? Cela est possible et j'en prends donc bonne note pour le texte que je suis à préparer pour une modeste publication prochaine. L'écriture, même dans le cadre restreint d'une simple lettre, reste un exercice de communication incertain. Que je ne sois pas le seul à m'y frotter n'en change rien. Merci, donc, de m'en donner ici la certitude.
A propos du plébiscite général que vous m'annoncez de ce hors-série, pardon mais cela m'apparaît être de mettre la charrue avant les boeufs ! Cette popularité de vente ne peut venir que du désir du public à acheter un magazine traitant de manière très opportune, commercialement, des aspects pratiques de l'émigration française vers le Canada. Et aucunement d'une évaluation d'un contenu que des lecteurs ne peuvent évaluer qu'après avoir voté par leur achat... Teneur politique partisane, je le réitère, sans contrepartie de contradiction accordée et surtout, présentée comme des faits accomplis pour introduire le sujet annoncé en couverture. Chose que plusieurs de nous, citoyens québécois ou français, critiquons sévèrement sous des aspects divers et variés, tel l'Express le montre lui-même dans un article de sa version numérique du 6 juillet dernier.
Mais bon, peut-être commettons-nous tous la faute grave de ne pas compter parmi ceux des "spécialistes du Canada et du Québec" que vous reconnaissez comme tels ? Cela, en commençant banalement par moi puisque dans votre réponse, vous ne présentez rien d'un souci élémentaire de les identifier nominativement comme vos références ? A moins que de votre part ce ne soit que la conséquence bien compréhensible d'un empressement ou d'un manque de temps à répondre ? Lacune que vos auteurs combleront d'eux-mêmes, je l'espère, pour me donner à juger du sérieux, du bien-fondé et de l'objectivité politique de leur travail et du hors-série en question ?
Réponse précise que malgré ma déception actuelle, je continuerai d'attendre résolument avant de prendre toute décision sur la suite personnelle que je donnerai à cette publication.
En attendant, je vous prie aussi Monsieur de recevoir l'expression de mes sentiments les plus cordiaux.

Yves Côté

***
Court épilogue épistolaire:
a) Si, malgré ma tentative directe de pédagogie explicative du 16 juillet, celle-ci s'ajoutant modestement aux multiples et nombreuses réactions de Québécois, Monsieur Barbier n'a pas compris notre courroux;
b) puisque, malgré sa promesse de transmission de ma lettre aux auteurs du hors-série, de ces derniers, à ce jour je n'ai toujours reçu nulle correspondance;
c) je souhaite dorénavant, au point même de l'espérer, recevoir publiquement quelques explications sur la ligne éditoriale du magazine français l'Express en matière de politique étrangère canadienne et québécoise. A défaut de quoi, puisqu'en matière d'information politique je refuse toute crédibilité à quelconque médium avance masqué, je lui retirerai entièrement la confiance personnelle que j'ai pu, jusque-là, lui accordé.
Et cela n'aura rien à voir avec le fait que je suis un indépendantiste québécois indécrottable, mais tout avec le fait que je suis partisan fidèle de la liberté humaine pour tous les peuples lorsque la démocratie et ses assises sont respectées par eux.


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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    27 octobre 2010

    Ces beaux cahiers sont de vastes opérations publicitaires grassements payés dessus et dessous la table par l'Ambassade du Canada et la Délégation Générale du Québec au plaisir du client. Comme les deux sont présentement fédéralistes...