Bâtonnier (2005)

Entrevue avec un Bâtonnier

ou l’art de la rhétorique

Chronique de Louis Lapointe

*« Bâtonnier » est un roman écrit en 2005 qui raconte les tribulations de Jacques Milaire, un avocat de 50 ans représentant les médias et les compagnies de pétrole, qui souhaite devenir Bâtonnier et…juge. Toute ressemblance avec la réalité est purement fortuite.

***

De retour de Paris, le Bâtonnier Jacques Milaire n’est pas au bout de ses peines. Il doit habilement désamorcer une crise qu’il a provoquée juste avant son départ pour la France. Afin de créer une diversion, il profite de la situation pour recommander d’importantes modifications à la loi sur le Barreau. Il propose, entre autres, la prolongation de la durée du mandat du Bâtonnier de un à quatre ans, l'obligation de pro bono, la scission du Barreau en deux entités distinctes et une Charte de protection du public qui oblige les avocats à déclarer leurs intérêts qui vont à l’encontre du bien public. Son objectif demeure toujours de devenir juge et pour ce faire, il doit tirer avantage de toutes les situations. Il accorde des entrevues...

à un journal...

Journal L’Action,

LE BÂTONNIER DU QUÉBEC ANNONCE UNE VASTE RÉFORME DU BARREAU. UNE CHARTE DE PROTECTION DES DROITS DU PUBLIC SERAIT INSTITUÉE.

« (…)Après avoir fait le point sur les difficultés rencontrées par le Barreau au cours des dernières semaines, le Bâtonnier du Québec nous a annoncé qu’il allait entreprendre une vaste consultation sur une proposition de modifications à la Loi du Barreau. Les principales modifications dont il nous a fait part sont :

- L’abolition de l’École du Barreau. Désormais, toute la formation professionnelle sera confiée aux universités et sera soumise à un comité d’agrément formé de représentants du Barreau, du ministère de l’Éducation et des Universités. Chaque faculté de droit devra présenter un projet de programme décrivant la formation, l’évaluation et le stage qu’elle propose.

- La formation permanente sera obligatoire pour tous les avocats voulant pratiquer au Québec. Ils devront compléter un minimum de crédits de formation continue chaque année. Les avocats étrangers et québécois qui ne pratiquent pas activement au Québec devront soumettre leur demande de pratique au comité de la formation qui établira le nombre de crédits obligatoires qu’ils devront compléter pour pratiquer le droit au Québec.

- Tous les avocats inscrits au tableau de l’ordre auront l’obligation de pro bono, soit de servir bénévolement un minimum d’heures par année. Ceux qui ne pratiquent pas activement pourront contribuer à des œuvres, par du travail bénévole.

- La structure du Barreau sera scindée en deux sections indépendantes l’une de l’autre. Une aura la responsabilité de l’application des lois professionnelles et la protection du public portera le nom de Barreau du Québec et sera présidée par un Bâtonnier élu au suffrage universel tous les quatre ans. Le public y sera mieux représenté par un nombre plus élevé d’administrateurs avec droit de vote. L’autre section aura la responsabilité de représenter les avocats et de fournir des services, non couverts par les lois professionnelles, que les avocats voudront bien se donner. Elle portera le nom d’Association des avocats du Québec et sera présidée par un président élu pour quatre ans lors du même suffrage que le Bâtonnier. Ces deux entités pourront partager des services administratifs communs.

(…) Le Bâtonnier a déclaré que ces propositions de modifications avaient pour but de régler les problèmes reliés à l’accès à la pratique, à l’évaluation des compétences et à une meilleure protection du public. Au sujet du travail pro bono, le Bâtonnier a affirmé que cette proposition visait à rehausser l’image des avocats et à redonner des lettres de noblesse à une profession qui est de plus en plus perçue comme affairiste et peu impliquée dans les problèmes de la société civile. La pratique du pro bono ne remet pas en question l’Aide juridique, les deux programmes étant distincts et ne visant pas nécessairement la même clientèle. Les deux programmes ne pourront d’ailleurs être jumelés pour une même série de services à un même client. (…)

UNE CHARTE DE PROTECTION DU PUBLIC.

Enfin, le Bâtonnier nous a indiqué qu’il souhaitait instituer une charte de protection du public à laquelle tous les avocats seraient soumis. Cette charte interdirait au Barreau et à ses membres, toutes activités de lobbying auprès des gouvernements, qui visent ou ont pour effet de diminuer les droits du public, lorsque ces activités ne sont pas inscrites à un registre public où leurs buts et toutes leurs conséquences y sont décrits, de façon à ce que le public connaisse l’existence et les implications de ces démarches qui visent ses droits. (…) »

et à la radio…

- Monsieur le Bâtonnier, je crois que nos auditeurs aimeraient comprendre le but de votre proposition de charte. Alors qu’un vent de scandale s’abat sur le Barreau, vous arrivez avec des propositions de réforme qui sont un mélange d’idées provenant de votre adversaire et cette fameuse charte, si bien que vous ne vous êtes pas expliqué au sujet de ce gaspillage d’argent dans un projet d’École qui n’a pas levé et surtout dans un projet de portail informatique qui a englouti des millions de dollars. Enfin, l’admission du fils du présumé parrain de la mafia à l’École du Barreau et la réinscription sans condition de l’ancien premier ministre au tableau de l’ordre. Comment expliquez-vous tout cela ?

- Écoutez Madame Bazzou, les bâtonniers du Québec n’occupent leur charge que pendant un an après avoir occupé brièvement la fonction de vice-président, ils doivent bien souvent vivre avec les décisions de leurs prédécesseurs et les conséquences des actions des employés permanents. Le peu de temps qu’ils passent à la tête de leur ordre en fait plus des porte-parole que des représentants imputables des décisions prises et de leurs conséquences. Moi je vis très bien avec l’admission de ce jeune homme qui veut devenir avocat, il s’est expliqué auprès d’un comité chargé d’évaluer sa conduite et ses mœurs, il n’a pas à répondre de la conduite de son père. La réinscription de l’ancien premier ministre au tableau de l’ordre ne me pose pas plus de problèmes. On dit que j’ai fait des pressions personnelles pour qu’il soit réadmis, ce n’est pas le cas. En vertu de mon pouvoir de surveillance, j’ai suggéré que nous le réinscrivions sans condition. Il y a beaucoup de gens qui ont des titres d’avocats au Québec et qui n’ont jamais pratiqué, comme ce célèbre musicien qui a accompagné notre Diva québécoise. Il y a également de nombreux avocats qui ne pratiquent plus depuis des années parce qu’ils sont devenus administrateurs. Pourtant, ils ne seront pas questionnés sur leur compétence s’ils retournent à la pratique. Parallèlement à ça, il y a des gens qui veulent venir pratiquer au Québec : des anciens bacheliers québécois qui n’ont pas fait leur École du Barreau, mais qui ont obtenu leur titre en Ontario ou aux États-Unis. Il y a aussi des gens, qui sont avocats, qui ont toujours pratiqué dans d’autres pays et qui veulent venir pratiquer ici. On rend la vie plus difficile à ces gens qui ont toujours été actifs dans la profession qu’à ceux qui n’ont rien fait depuis belle lurette, c’est inconcevable. C’est l’objet de ma proposition de réforme, on doit évaluer les personnes en fonction de leur pratique pas de leur titre, et on doit obliger tout le monde à se former. Il ne doit pas y avoir de droits acquis en matière de compétence professionnelle, puisque c’est la protection du public qui est en jeu. Cette obligation de formation que je propose comporte celle de mise à niveau pour ceux qui n’ont pas pratiqué depuis de nombreuses années et pour ceux qui n’ont jamais pratiqué au Québec. Pour ce qui est de l’argent des avocats et du public englouti dans de désastreux projets, je propose qu’à l’avenir nous ayons des bâtonniers qui demeurent assez longtemps assis sur leur chaise pour être imputables de leurs décisions et actions, un mandat de quatre ans m’apparaît être un minimum. Par ailleurs, je ne me sens pas responsable de ces dérapages dont vous parlez, j’ai même pu constater avec étonnement que personne ne se sent responsable au Barreau. Pourtant, dans le cas de l’École, il s’agit de l’argent du public et des étudiants, les avocats n’y investissent pas un sou. Autre étonnement, les avocats sont très peu critiques par rapport à leur ordre qui gaspille leur argent dans un portail informatique qui coûtera une fortune, il y a très peu d’avocats pour venir poser des questions à leur assemblée générale annuelle. Les congrès attirent près de 600 avocats chaque année et il n’y a jamais plus de 150 membres qui assistent à la réunion sans dire un mot.

- Votre proposition de réforme n’est-elle pas une grosse diversion pour que les regards se tournent vers vous et votre charme ?

- Non, au contraire, je ne souhaite pas créer une diversion, mais me placer au centre du débat. En proposant une Charte des droits du public et le pro bono obligatoire pour tous, je souhaite que nos avocats s’impliquent dans les grands enjeux où ils sont les acteurs. Leur rôle dans la société a des conséquences sur la vie des citoyens, ils ne peuvent continuer de se cacher dans le domaine privé. Je souhaite qu’ils prennent exemple de mon action en se plaçant eux aussi au centre de débats importants. Les avocats ne doivent plus être perçus uniquement comme des empêcheurs de tourner en rond.

- Vous ne croyez pas que la population va se méfier de ce soudain intérêt pour le bien public, alors que vous avez toujours été perçus comme des profiteurs et des exploiteurs du malheur des autres.

- Je crois que cette image ne correspond pas à la pratique de la majorité de nos membres. Peut-être y aura-t-il une méfiance au début, mais quand la Charte aura fait ses preuves, nous pourrons réévaluer la situation. Je ne m’attends pas nécessairement à un grand changement dans la perception du public : ce serait une très grande victoire pour moi si nous freinions tout simplement la montée du cynisme à l’endroit des avocats et de la classe politique.

- Êtes-vous une personne de pouvoir Jacques Milaire?

- Je crois que je suis une personne de devoir qui a foi dans le pouvoir de l’Homme de changer les choses. Je crois que je suis un peu à l’image de Frodon dans le Seigneur des anneaux. Je ne convoite pas le pouvoir pour le pouvoir, je suis un porteur de message à l’image d’Hermès ou de Mercure si vous voulez. Je souhaite plus relier que dominer, je m’intéresse donc plus aux gens d’idées et d’action et à leurs interrelations, qu’aux personnes de pouvoir qui veulent dominer. Le pouvoir les avilit, alors que j’ai plutôt l’impression de m’assagir sous son influence.

- De grandes langues disent que vous faites toute cette parade pour devenir juge ?

- Tout d'abord, je ne fais pas de parade, ce que je fais, je le fais avec sérieux même si cela me procure énormément de plaisir. Mes amis vous diront que je sais joindre l’utile à l’agréable, cependant, je suis obligé de reconnaître que le fait que je veuille devenir juge n’est pas étranger au chemin que j’emprunte. Je ne fais pas de l’organisation politique pour devenir juge, je veux entrer par la grande porte. Mon action me prépare à la fonction de juge en ce qu’elle porte sur des questions éminemment modernes. Tout à l'heure, je disais que le pouvoir m’assagissait, je crois que mon désir de devenir juge est une quête vers la sagesse. Mon expérience dans la réflexion et l’action me servira à devenir un meilleur juge, à avoir une plus grande distance par rapport aux problèmes de l’Homme qui demandent réflexion, expérience et sagesse.

- Si je comprends bien, vous placez votre action comme Bâtonnier au centre de l’échiquier, alors que vous percevez celle de juge en marge du débat.

- Pas tout à fait. Je dirais plus que la distance qu’un juge doit avoir par rapport aux problèmes de la société exclut qu’il soit en marge. Le juge doit demeurer un observateur des scènes de la vie quotidienne et des grands débats, pour être en mesure d’interpréter les changements dans la société qui exigent de lui qu’il révise la position de la cour dans des domaines en pleine évolution. L’exemple des droits des communautés culturelles et de la nécessité de vivre ensemble est un exemple de sujet en constante évolution. Nous savons tous que nous devons élever des enfants équilibrés. Même si les gardes partagées d’enfants de parents séparés semblent être une panacée, elle pourrait devenir une expérience traumatisante si les parents ne se montrent pas à la hauteur. Nous avons, comme juge, le devoir d’être vigilants et de donner le maximum de chances à ces enfants pour qu’ils deviennent des acteurs impliqués dans leur projet de vie.

- Qu’est-ce que vous répondez à vos détracteurs qui dénoncent votre duplicité au sujet de la scission du Barreau en deux entités indépendantes ?

- Comme je l’ai dit tout à l’heure, les avocats n’aiment pas les débats au sujet de leur ordre. Les campagnes au Bâtonnat ne sont pas des occasions de débats d’idées, mais des concours de popularité. C’est peut-être malheureux, mais c’est comme ça. Comme je voulais gagner l’élection, j’ai fait ce qu’il fallait. Je suis content que mon adversaire ait reçu un certain appui qui prouve bien que les avocats peuvent changer leur perception face à ce genre de débats. Par ailleurs, si la durée du mandat du Bâtonnier passe d’un an à quatre ans, nous n’aurons pas le choix de faire des débats, sinon nous risquons de trouver le temps long avec un Bâtonnier qui n’aura pas la prestance nécessaire. Je crois que c’est une mesure qui favorisera les débats publics, ces débats seront bénéfiques pour notre ordre professionnel.

- Nous vous regarderons aller au cours des prochaines années Monsieur le Bâtonnier. Peut-être aurons-nous même l’occasion de converser à nouveau à l’antenne.

- J’accepte d’avance votre invitation !

À suivre...

Copyright © Louis Lapointe, 2005. Tous droits réservés.

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Autres épisodes de « Bâtonnier » :

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Le conseiller (1)

Le club

Une visite en prison

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Quand le Québec s’éveillera, le monde s’étonnera ! Révolutions et Révolution tranquille

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Louis Lapointe534 articles

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L'auteur a été avocat, chroniqueur, directeur de l'École du Barreau, cadre universitaire, administrateur d'un établissement du réseau de la santé et des services sociaux et administrateur de fondation.





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