Français à la CSDM - L'enrichissement plutôt que la matraque

Crise linguistique au Québec 2012


Abdoul Echraf Ouedraogo, démographe -
On apprenait récemment que la Commission scolaire de Montréal (CSDM) a l'intention d'imposer l'usage du français dans ses cours de récréation. Cette nouvelle m'a rappelé de lointains souvenirs d'écolier dans un petit village du sud de la Mauritanie, à quelques kilomètres du fleuve Sénégal.
En sixième année du primaire, notre enseignant d'alors, un éternel volontaire de la langue française, voulait coûte que coûte nous habituer à parler français; ce qui était loin d'être évident pour des enfants dont le français n'est pas la langue maternelle. Il avait alors institué ce qu'on appelait dans l'arsenal punitif de notre école un «symbole», un petit bout de bois, sorte de tag qu'on devait se distribuer entre élèves chaque fois qu'on surprenait un petit camarade en infraction — entendez là en train d'utiliser une autre langue que le français dans la cour d'école.
Comme châtiment, celui qui finissait la fin de semaine avec le symbole devait alors se charger toute la semaine suivante d'arroser les arbres plantés tout autour de l'école pour fixer les dunes qui menaçaient à tout moment d'ensevelir les salles de classe.
Vu d'ici, il peut paraître «le fun» d'avoir à arroser des arbres toute une semaine. Sauf que cela ne se passait pas avec un robinet muni d'un pistolet à jet d'eau. Il fallait se déplacer sur trois kilomètres, là où se trouvait le puits le plus proche, remplir cinq seaux d'eau et donc faire autant d'allers-retours entre le puits et l'école avec le seau d'eau sur la tête par une température de 35 degrés Celsius. Je me souviens que quand ce fut mon tour de dormir avec ce bout de bois maudit, il a fallu toute la semaine l'aide de ma mère et de mes soeurs pour arriver à bout de la tâche, tant ces arbres étaient assoiffés d'eau.
Cette mesure de «promotion» du français imposée par notre enseignant, même si elle n'avait pas la même force qu'une loi, n'avait pas son pareil pour encourager les jeunes sahéliens que nous étions à pratiquer la langue de Molière. C'était épuisant mentalement, il est vrai, de parler toute une journée une langue qui n'est pas la nôtre, mais cela n'était rien comparativement à ce que subissaient les camarades pris en délit d'usage de leur langue maternelle.
Préoccupations identitaires
Pourtant, aussi sisyphéen que pût paraître ce châtiment, il me choque encore moins aujourd'hui que l'intention de la Commission scolaire de Montréal d'interdire à de jeunes élèves le droit de choisir leur langue de conversation en dehors de la classe. Elle me choque moins, car cette mesure était le fruit d'une discussion entre un enseignant et ses élèves tous d'accord sur l'importance de maîtriser le français parlé, nécessaire pour la réussite scolaire et même sociale.
On était donc très loin des préoccupations nationalistes et identitaires quant à la place du français dans l'espace public, comme paraît l'être la présente décision de la CSDM. Ensuite, sans même mentionner que le choix de la langue dans une conversation privée est un droit individuel inaliénable, convient-il de rappeler que toutes les études relatives à la réussite scolaire chez les enfants ont montré que la maîtrise et l'usage d'autres langues, y compris la langue maternelle, sont des facteurs favorisant la réussite et la performance scolaires?
Ce qui est aussi regrettable, c'est la confusion entretenue dans le discours par certains défenseurs de la langue entre deux problèmes fondamentalement différents: celui de la dégradation de la qualité du français chez les jeunes et celui, tout autre, du recul de l'usage du français dans l'espace public. La dégradation de la qualité du français n'est en rien tributaire à l'usage de l'anglais, aux jeunes immigrants ou à leurs parents, ni même à tout autre facteur externe à notre société francophone québécoise.
Elle est le fait de francophones de toutes les origines qui maîtrisent de moins en moins leur langue, ses nuances et sa richesse. Ce problème est par contre tout aussi vrai pour l'anglais, l'espagnol, l'arabe, le swahili, le berbère, le peul, le wolof et toutes les autres langues du monde confrontées à «la nouvelle économie des mots» rendue possible et parfois nécessaire par la «planète Web». Cette dégradation semble en plus irréversible avec la simplification des communications modernes qui conforte le «nouvel homme techno» dans sa tendance naturelle à utiliser de moins en moins de mots pour communiquer («l'insoutenable légèreté de l'être» n'a jamais été aussi vraie!).
Dégradation de la langue
Pas besoin d'être un fin observateur pour voir ce processus de dégradation de la qualité de la langue opérer au quotidien. Tous les matins défilent devant nos yeux des «jeunes branchés» qui, de la porte de leur maison jusqu'à la salle de classe, se bouchent les oreilles avec un iPod ainsi que le regard avec un iPad, de sorte qu'ils n'ont plus besoin d'écouter ou d'entendre leurs semblables, ni même d'observer ou de voir ce qui se passe autour d'eux.
Et quand on n'a plus d'oreilles pour entendre ou écouter, plus d'yeux pour observer ou lire, que peut-on communiquer? Qu'apprend-on à communiquer? Voilà pourquoi, faute d'être utilisé à la maison comme à l'école, le vocabulaire français disparaît dans sa richesse comme dans ses nuances pour faire place à un nouveau langage caractérisé par des phrases incomplètes et beaucoup de gestes.
Au lieu de se vautrer derrière le réflexe facile de l'interdiction, la CSDM devrait d'abord s'attaquer en classe à l'appauvrissement de la qualité de la langue. Certainement, le défi peut paraître insurmontable à un moment où même nos futurs enseignants eux-mêmes coulent leur test de français, mais ce défi est bien plus constructif pour l'avenir de la langue française que d'antagoniser ses locuteurs autour de questions relevant tout d'abord de libertés individuelles.
En un mot, au lieu de s'occuper de la langue utilisée en dehors de la classe, la CSDM devrait d'abord essayer d'imposer à nos «enfants rois» l'obligation en classe d'enlever la casquette et les écouteurs, de fermer les iPod et iPad, d'articuler en parlant, de faire de la lecture à haute voix, de citer des sources documentaires autres que l'Internet, d'écrire et de jouer des pièces de théâtre, de mémoriser des pièces d'anthologie comme Le Corbeau et le Renard, Le Loup et l'Agneau, Le vieil homme et la mer, etc.
Des efforts jamais plaisants pour des jeunes prompts à se rebeller et à crier la fin du monde, mais qui leur seront très utiles pour écrire et parler plus tard «comme du monde». C'est là le seul remède qui vaille contre la dégradation de la qualité du français à l'école et c'est à ce défi qui relève de sa cour que l'école devrait s'attaquer plutôt que de vouloir imposer à des jeunes la langue à utiliser dans des conversations privées.
Chauvins
Il y a quinze ans, mon frère, alors spécialiste des langues nationales, concluait ceci qui mérite réflexion pour la CSDM et tous les défenseurs de la langue: «Une langue dominante n'a pas besoin d'une loi pour s'imposer, car le jour où le cours de l'histoire renoncera à sa médiation, les faits passeront outre l'acte juridique.» Il dénonçait alors des chauvins de mon pays d'origine qui voulaient coûte que coûte imposer l'arabe sur le français afin d'assimiler les minorités négro-africaines farouches tenantes de l'usage du français qui leur permettait d'exprimer leurs différences culturelles par rapport à l'arabe.
Cette conclusion vaut tout autant pour les promoteurs de la langue au Québec puisque quinze ans après, ces ayatollahs de la langue que combattait mon frère ont réalisé que leur radicalisme était le pire service qu'ils ont rendu à leur langue. Même les locuteurs qui l'apprenaient par amour ont décidé soit de revenir au français, soit à leur langue maternelle pour marquer leur refus de se faire imposer une autre langue.
Ce n'est donc pas rendre service au français que de vouloir l'opposer aux langues maternelles de ses millions de locuteurs, fussent-ils des Québécois pure laine, de seconde ou troisième génération. Et si recul de l'usage du français chez ses locuteurs il y a, le problème n'est pas tellement ce qui nous fait délaisser cette si belle langue que les avantages qui nous poussent par moments à en privilégier une autre. C'est pourquoi c'est du côté de l'attractivité de la langue qu'il faut travailler plutôt que de celui des interdits et des réglementations.
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Abdoul Echraf Ouedraogo, démographe


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