Enquête sur le livre de M. Normand Lester: Enquêtes sur les services secrets (Les Éditions de l'Homme, 1998)
I - Erreur sur la personne
_ II - Une thèse invraisemblable
_ III - Des suppositions délirantes
_ IV - Pas de quoi être fier...
- I -
_ Erreur sur la personne
Que voit l'aveugle,
_ même si on lui met une
_ lampe à la main?
_ Proverbe indien
Le personnage Morin de votre livre n'existe pas. Il n'a jamais existé.
Sur des hypothèses en l'air, des inférences ténues et des racontars de sources commodément anonymes, vous avez fabriqué une histoire politico-policière extravagante et imaginé le protagoniste négatif qu'elle requérait.
Résultat: sous couvert d'«enquête», vous présentez au lecteur un être inventé et des suppositions farfelues auxquelles vous essayez de donner un air de réalité. Vos allégations à mon sujet -- colorées par un vocabulaire sciemment péjoratif -- trahissent un manque de rigueur et de sens critique. Vos interprétations d'événements pris hors contexte sont aussi superficielles que se révèle flagrante votre partialité.
Mais à quoi d'autre fallait-il s'attendre? En effet:
vous considérez automatiquement bien informée, objective et désintéressée toute source qui conforte vos prétentions;
En vertu de la mission qu'il s'assigne, celui qui se targue de faire du «journalisme d'enquête» encourt le devoir de savoir de qui il parle quand il écrit sur quelqu'un, et de connaître de quoi il parle quand il relate des situations. Les énormités que vous avancez sur mon compte démontrent que vous avez contrevenu à cette obligation professionnelle, faute qui vous a, du coup, condamné à l'invraisemblance et, de là, propulsé dans l'absurdité que résume l'encadré suivant:
Soumis à un chantage fédéral des années durant, j'aurais combattu l'émergence internationale du Québec en livrant à des agents d'Ottawa fédéraux des informations de nature à ruiner les stratégies des gouvernements dont j'ai été successivement fonctionnaire et ministre!!!
Qu'est-ce qui a bien pu vous pousser à prétendre l'imprétendable? Libre au citoyen que vous êtes de croire ou d'affirmer de moi ce que vous voulez. Mais votre statut dans le monde des médias -- celui que vous pensez avoir ou celui auquel vous aspirez -- ne vous a jamais octroyé le droit de proférer sans démonstration incontestable des accusations insensées qui mettent en cause ce dont je crois avoir pendant si longtemps donné tant de preuves: ma loyauté totale et constante envers le Québec.
En tout cas, je n'ai jamais rien lu d'aussi ahurissant.
- II -
_ Une thèse invraisemblable
Qui voit le ciel dans l'eau,
_ voit des poissons sur les arbres
_ Proverbe chinois
Dans vos extrapolations sur la signification de mes faits et gestes, vous avez constamment négligé une réalité patente: mon comportement, comme sous-ministre, ministre, professeur, auteur et citoyen, a toujours été marqué par une orientation pro-québécoise si indiscutable, si ferme et si notoire qu'il rend intenable et sotte toute suspicion selon laquelle j'aurais agi contre des intérêts nationaux du Québec en complotant avec ceux qui s'opposaient à l'action de son gouvernement.
Dans un passage reflétant, par exception, moins mal la réalité que les 70 pages de votre livre que vous me consacrez, vous écrivez d'ailleurs de moi ceci qu'il vaut la peine de citer (pp. 146-147):
Voilà un personnage considérable de l'histoire contemporaine du Québec et du Canada. Son influence politique dépasse en importance celle de la plupart des ministres qui ont siégé à Ottawa ou à Québec depuis 40 ans. L'homme joue un rôle capital dans la politique d'affirmation du Québec dès 1960 alors que Jean Lesage, nouvellement élu premier ministre, lui demande de rédiger ses discours économiques. (...) Il est de la première équipe de la Révolution tranquille (...). C'est à lui que les premiers ministres Daniel Johnson, Jean-Jacques Bertrand, Robert Bourassa et René Lévesque confient l'élaboration des stratégies dans leurs négociations avec Ottawa.
Ainsi donc, selon vos propres mots, j'ai joué un rôle capital dans la politique d'affirmation du Québec dès 1960, j'ai été de la première équipe de la Révolution tranquille et cinq premiers ministres successifs (les quatre mentionnés, plus Jean Lesage que vous avez oublié) m'ont confié l'élaboration des stratégies dans leurs négociations avec Ottawa.
Hormis insondable parti pris ou ignorance crasse, qui pourrait un instant croire que j'aurais fait cela en fonction des intérêts et sur instructions d'Ottawa? Or c'est bel et bien la prétention sous-jacente à votre livre!
Une prétention d'une remarquable inconséquence. Car, comment la conciliez-vous non seulement avec ce que j'ai rappelé plus haut sur le sens irréfutable de toute ma carrière, mais aussi, par exemple et plus précisément, avec les positions autonomistes et les innovations (SGF, RRQ, Caisse de dépôt) auxquelles j'ai contribué alors que j'étais sous-ministre? Avec mon apport à l'élection du Parti québécois en 1976? Avec mes efforts pour informer les Québécois sur les dossiers politiques par des conférences, entrevues et publications? Si j'avais été celui que vous inventez, pensez-vous que j'aurais autant agi pour renforcer le Québec? Autant parlé et écrit pour dénoncer le régime actuel? Et, en général, autant fait ce que j'ai pu en faveur de la souveraineté du Québec?
S'il décèle une discordance entre sa théorie et la réalité, le chercheur sérieux conclut que sa théorie est déficiente; il la modifie ou en élabore une autre. Vous, non. Vous êtes demeuré dans un tunnel mental d'où vous ne pouviez plus voir les faits qui infirmaient votre thèse, quand ils ne la détruisaient pas. C'est ce trait qui m'a rappelé le proverbe chinois cité en exergue.
Vous avez façonné la fiction qui collait à votre doctrine. C'est pourquoi vous n'avez même pas pensé que mes déclarations de 1992 pouvaient être exactes ni qu'étaient authentiques les explications et les mises en situation contenues dans mon livre Les choses comme elles étaient.
Il faut se rendre à l'évidence: ni le sens commun ni la nature de mon engagement politique ni la signification de ce que vous écrivez vous-même dans le passage cité plus haut ne vous ont effleuré parce que vous n'avez pas vu ce qu'il fallait voir ni compris ce qu'il fallait comprendre. Vous ressemblez à cet enquêteur du conte d'Edgar Poe, La lettre volée, qui, englué dans ses conjectures abracadabrantes, cherchait vainement une lettre partout, alors qu'elle était tout le temps restée devant lui, à portée de sa main... Il s'est produit chez vous une erreur d'embranchement, méprise dont votre inspiration a tiré une aberration que vous avez transformée en accusation. C'est cette myopie que je pressentais, lors de l'unique fois où vous m'avez interviewé en mai 1992, quand je vous disais que vous alliez commettre une injustice envers moi. Encore excité par votre scoop d'alors, vous vous êtes obstiné à construire, dans votre livre, une histoire que vous imaginiez en béton sur une fondation qui, vous le verrez ici, n'était que de paille.
Réfugiés dans leur monde chimérique, des illuminés, heureusement rares, ont même été jusqu'à concevoir un scénario selon lequel j'aurais été «recruté» par les fédéraux dès les années 50 (60 ou 70) dans le but de contrecarrer, de l'intérieur, l'élan patriotique québécois. Sombre machination, compliquée, qui supposerait que, à mon insu et nonobstant mes inclinations naturelles, quelqu'un quelque part -- ou quelque état-major mystérieux -- aurait soigneusement «programmé» mon propre avenir dans un sens contraire aux intérêts québécois, il y a de cela trente ou quarante ans, et «commandé», outre les miennes, les décisions ultérieures de tous ceux qui ont eu de l'influence sur ma carrière, de telle sorte:
Eh bien, ce scénario démentiel, que tout être le moindrement en possession de ses moyens jugerait insoutenable -- ou, pour reprendre une expression de René Lévesque, «fou braque» --, même dans un pitoyable roman ou un navet cinématographique de politique-fiction, vous raisonnez comme s'il formait le fil directeur de toute ma carrière!
- III -
_ Des suppositions délirantes
Le sage n'affirme rien
_ qu'il ne prouve.
_ Proverbe latin
Vous avez peut-être déjà saisi combien vous vous êtes leurré, mais voyons de plus près, citations à l'appui, pourquoi vos postulats sont invraisemblables.
Avant la page 167 et bien que je vous aie nié cette fausseté dès 1992, vous avez «appris» au lecteur qu'étudiant aux USA j'aurais eu des contacts avec le FBI. Puis tout à coup, au fond d'un paragraphe, vous vous sentez obligé d'insérer les mots cités. Précaution, d'allure anodine et qu'on pourrait presque ne pas voir en lecture rapide, mais qui fait soudainement régresser au rang d'histoires vos «découvertes» depuis le début. Vous admettez par la bande avoir jusque-là spéculé sur des improbabilités non vérifiées. C'est à retenir, quand on pense à toutes les autres pages qui s'en viennent.
Je voudrais ajouter ceci, pour vous épargner des efforts inutiles au cas où vous retomberiez en veine irrépressible de «révélations» à mon sujet: vous ne réussirez jamais à corroborer mes «rapports» avec le FBI, la CIA (ou, pourquoi pas, le KGB) parce que lesdits «rapports» n'ont jamais existé qu'en mode imaginaire.
Plusieurs citations en un seul bloc, mais il s'agit, avec le chantage dont je parle plus loin, d'une de vos deux obsessions: j'aurais été selon vous, pendant des décennies, coupable de collaboration avec la police secrète d'Ottawa (p. 193, 5e ligne du bas) et, par là, une sorte de traître au Québec! Vous n'osez pas affirmer nettement une telle monstruosité, mais à quoi riment les mots relevés plus haut, et disséminés dans votre livre, sinon à en persuader obliquement le lecteur? Jeu auquel vous vous livrez même si, pour reprendre vos propres termes, vous n'avez jamais pu faire corroborer ces histoires.
Je nie catégoriquement vos vingt ans de rencontres secrètes et vos autres insinuations tendancieuses. Dans Les choses comme elles étaient, j'ai expliqué les circonstances de ce que vous appelez des liaisons, expression à dessein péjorative. Vous avez trouvé dans mon livre des informations que vous n'auriez jamais sues si je ne les avais pas moi-même fournies, mais vous les interprétez hors contexte et leur accolez une signification qu'elles n'ont jamais eue. Ensuite, de la transformation que vous leur faites subir, vous tirez les «indices» de culpabilité que vous cherchez. Le procédé ne vous honore pas.
Ces citations de 1992 reflètent des opinions spontanées sur votre scoop me concernant. Mais pourquoi avez-vous oublié, dans le lot, celle de William Johnson (eh oui!), dans The Gazette du 9 mai: «Personnally, I believe Morin when he says that he was always committed to PQ and to sovereignty. By his actions and his writings he has done as much for the cause of sovereignty as anyone with the exception of René Lévesque. There is no reason to doubt his sincerity.» Johnson avait tout compris. Pas vous.
Intéressante aussi cette ligne de Lysiane Gagnon (p. 174): Comment expliquer que M. Lévesque n'ait ensuite eu que de bons mots pour M. Morin dans son autobiographie? Réponse: il savait à quoi s'en tenir.
Il s'agit ici d'un extrait d'une déclaration de Jean-Roch Boivin. Vous citez également Marc-André Bédard (p. 186, 13e ligne) qui dit ne pas avoir de raisons de douter que la participation de M. Morin à ces rencontres [avec la GRC] ait pris fin en 1977 et qu'il ait su garder le contrôle de la situation. Et Marc-André Bédard se déclare, comme Jean-Roch Boivin, convaincu de [la] loyauté [de Morin] dans la défense des intérêts du Québec et de la sincérité de la démarche qu'il avait entreprise en 1975.
Bien. Mais voilà: vous qui n'hésitez pas, quand elles me sont défavorables, à extrapoler à partir de confidences douteuses venant de sources anonymes, et qui ne répugnez pas non plus à «en remettre», il est curieux que vous ne commentiez pas ces témoignages, pourtant limpides, de personnes crédibles (le directeur de cabinet de Lévesque et le ministre de la Justice de l'époque) qui, elles, connaissaient la situation. Non, pas un mot. C'est comme si, en s'exprimant, Boivin et Bédard n'avaient rien dit. Les citez-vous uniquement pour éviter que votre préjugé négatif soit trop criant?
Il y a aussi cette pièce de mon «dossier» qu'à nulle part vous ne mentionnez: comme vous avez (ou auriez) dû le voir dans Mes premiers ministres (pp. 578-580) et dans Les choses comme elles étaient (pp. 467-468), et comme aurait pu vous l'affirmer pas mal de monde, mes relations avec René Lévesque demeurèrent, après mon départ, toujours amicales et chaleureuses. Aurait-il agi ainsi si j'avais été le genre de personnage que vous vous acharnez à décrire?
Par contre, précédemment (p. 173, 20e ligne), vous relevez en passant que le sergent d'état-major Gilbert Albert, de la GRC, s'est porté publiquement à [la] défense [de Morin] sur les ondes de Télémédia en soutenant qu'il n'avait jamais rien dit d'important à la GRC. Mais là encore vous êtes d'une étrange retenue. Pas de précision, pas d'analyse. Dans Pleins feux sur les services secrets, Richard Cléroux, l'auteur, cite au moins la déclaration de ce témoin (pp. 270-271) qui, contrairement à vous, a eu connaissance de conversations. Malgré la pertinence de ses propos, vous vous abstenez de les citer. Je supplée donc à votre lacune en reproduisant deux de ses phrases (prises dans le livre de Cléroux qui porte sur le même sujet que le vôtre): «On savait que [Morin] ne nous donnait pas les informations qu'on [la GRC] recherchait», et: «Parce que ce n'était pas une vraie source d'information, le gars. On lui posait une question et il répondait par une question.» Cléroux conclut: «[M. Albert] confirme ce que Morin dit aujourd'hui: il bernait la GRC, il posait plus de questions aux agents qu'il ne fournissait de réponses.»
J'insiste, tant c'est singulier: ces citations éclairantes ne vous suggèrent aucune leçon. Vous n'y consacrez que quelques lignes discrètes et neutres, alors que vous vous révélez, page après page, fort disert quand vous vous inspirez des élucubrations de vos sources affabulatrices. Bizarre.
Ces sources semblent d'ailleurs vous avoir induit à croire plausibles les hypothèses invraisemblables sur lesquelles vous confectionnez votre charge contre moi. Mais, non content de vous être fait embarquer par elles, en 1992, dans un esquif destiné à naviguer sur un océan de légendes, c'est encore auprès d'elles que, dans votre livre, vous vous obstinez à chercher réconfort. Pour cette raison, votre évaluation -- disons illusion -- de la réalité, ne tient aucun compte, mais vraiment aucun, des témoignages fournis par des gens bien identifiables, eux, et qui savent, eux, de qui et de quoi ils parlent.
Des propos de taverne peuvent suffire pour lancer un journaliste sur la piste d'une primeur, mais un enquêteur réfléchi et réfléchissant dépasse les sornettes glanées dans les colportages et les fantasmes de sources qui, désireuses de se rendre «utiles», gravitent autour des médias de la même manière qu'elles le font autour des politiciens. L'enquêteur consciencieux se méfie des pseudo-confidences de gens qui, pour faire les intéressants, lui offrent des «tuyaux» fictifs l'aiguillant dans des directions périlleuses.
Un fait demeure: vos sources ne démontrent jamais que ma relation des faits contiendraient des faussetés, alors que les commentaires émanant de personnes renseignées confirment mon compte-rendu des événements...
Une de vos hypothèses favorites: on aurait exercé sur moi des menaces de chantage, fable qui me paraît malheureusement vous avoir guidé.
Pour asseoir, dans votre livre, votre reportage de 1992, vous teniez peut-être à donner crédit à pareille sornette, mais, avant d'en faire état devant des lecteurs, n'aurait-il pas été élémentaire, comme méthode, que vous vous assuriez d'abord ne pas vous être fourvoyé? N'aurait-il pas été séant que vous vous munissiez de preuves convaincantes pour soutenir des avancés qui, à défaut de confirmations, demeurent de minables calomnies.
Raisonnons un peu. Si la GRC ou les fédéraux avaient eu un moyen quelconque de me faire chanter, ce moyen ne pouvait servir qu'à condition que j'en sache l'existence. N'est-ce pas, si personne ne m'avertit d'un chantage possible, comment me sentirais-je menacé? Vous imaginez-vous alors que, le cas échéant et alerté du danger, j'aurais accepté, d'autant que je n'y tenais pas tellement, de devenir sous-ministre à un moment où j'occupais, à l'Université Laval, le poste de professeur dont j'avais toujours rêvé? Ou que, plus tard, j'aurais été m'exposer au chantage en m'engageant en politique active, occupation dont, le moins qu'on puisse dire, est qu'elle n'était pas ma vocation première?
À supposer, toujours par impossible, que je n'aurais appris ladite «menace» de chantage qu'après être devenu sous-ministre, n'aurait-il pas été plus pratique et expéditif, pour les fédéraux, que la GRC se débarrasse de moi une fois pour toutes, en mettant abruptement fin à [ma] carrière, comme vous dites, à l'époque où j'indisposais Ottawa dans le dossier des pensions, du partage fiscal, des programmes conjoints, des premiers rapports du Québec avec l'étranger, de la conférence de Libreville, etc.? Ou encore, avant que je ne facilite l'élection du PQ en 1976? Ou pendant que j'étais ministre? Ou à la veille du référendum de 1980? Ou au moment où j'écrivais mes livres et prononçais des dizaines de conférences?
Disons-le autrement: si on avait exercé des pressions sur moi dans le cadre d'une opération visant à nuire à la démarche autonomiste ou souverainiste du Québec, comment se fait-il que j'aurais pu, fonctionnaire, ministre, auteur ou conférencier, me livrer pendant des années et sans aucune entrave à des activités favorisant la démarche politique qu'étaient précisément censés combattre les concepteurs de l'opération? Il ne m'appartient pas d'évaluer dans quelle mesure a été efficace l'influence que j'ai pu exercer, mais elle n'a certainement pas été nulle. Pourquoi m'aurait-on tout ce temps laissé faire?
Sachez donc qu'il n'y a jamais eu, à aucun moment de ma vie, ni chantage, ni menace de chantage, ni crainte de chantage chez moi, ni même possibilité de chantage pour la bonne raison que personne à nulle part ne disposait de quoi que ce soit pour me faire chanter!
Vous parlez ici de l'itinéraire du ministre Masse lors d'une mission en Europe à la fin des années 60. Je relève cette phrase non pour vous faire un cours abrégé d'administration publique, mais pour améliorer vos connaissances du fonctionnement d'un gouvernement. Quand un ministre va en mission à l'étranger, beaucoup de personnes sont forcément au courant de son itinéraire: les gens qui l'accompagnent, son cabinet, celui du premier ministre, ses hauts fonctionnaires, ceux du ministère des Affaires étrangères (et de certains ministères techniques) des autres pays, les délégations de Québec dans les pays visités, des journalistes parlementaires, des journalistes étrangers, sa famille, plusieurs de ses amis, etc. Il n'arrive à peu près jamais qu'un ministre puisse partir en mission dite «secrète» car, là aussi, malgré la discrétion recherchée, pas mal de monde sera tôt ou tard au courant.
Sans le dire aux médias québécois (pour des raisons que j'explique dans L'art de l'impossible, pp. 269-270), j'ai moi-même fait plusieurs missions à l'étranger en compagnie de Louise Beaudoin, mais veuillez croire que bien des gens connaissaient notre itinéraire, à commencer par le personnel de mon ministère et celui du premier ministre.
Vous prétendez aussi que Masse était «filé» par le SS/GRC, une autre de vos multiples affirmations gratuites dont il n'existe aucun embryon de preuve. Pourquoi imaginer des «filatures»? Vous oubliez, ou on ne vous a pas dit, que les ambassades canadiennes envoient toujours des fonctionnaires se mêler aux auditoires devant lesquels un ministre prend la parole. Ou s'enquérir après coup, auprès de leurs vis-à-vis étrangers, des échanges qui ont eu lieu lors de réunions dont les représentants fédéraux ont été tenus à l'écart. J'ai moi-même pris connaissance, presque en temps réel, des rapports secrets que ces fonctionnaires fédéraux faisaient sur mes faits et gestes à l'étranger (voir encore L'art de l'impossible, chapitre 14, où sont cités certains de ces comptes-rendus).
Il est ridicule d'écrire que j'étais seul, en tant que sous-ministre, à connaître l'itinéraire de Masse. Vous imaginez-vous que personne d'autre n'était au courant (voir plus haut)? D'ailleurs, pourquoi aurait-on caché ses allées et venues? Après tout, il allait prononcer des conférences! Vous raisonnez, avec un zest de paranoïa, comme si la dissimulation s'imposait.
Soyez renversé! Pour une rarissime fois de ma vie, je suis d'accord avec des anciens membres du Cabinet Trudeau (qui comprennent Trudeau lui-même et Chrétien). Votre réaction sur cet aspect des choses confirme que, tout compte fait, vous êtes mal renseigné. Vous doutez que les autorités politiques n'ont jamais été mises au courant et, sans vous interroger ni fouiller davantage, vous concluez en exprimant votre conviction contraire par un pauvre Allons donc! (p. 203, 2e ligne) qui appelle la réplique de Cyrano: «C'est un peu court, jeune homme!»
Journaliste-enquêteur (!), vous êtes passé à côté d'une composante fondamentale de l'histoire: l'ignorance des politiciens fédéraux. Vous publiez Enquêtes sur les services secrets, mais, paradoxe, vos «enquêtes» oublient cette dimension de la réalité. Pire, vous ne semblez même pas la croire plausible. Vous vous contentez d'admettre que, si elle s'avérait -- mais vous aviez déjà décidé que c'était impossible -- , ce serait là l'élément le plus renversant de toute l'affaire. Un début de flash aussitôt éteint. Le laissant scintiller, il aurait pu vous éclairer et vous conduire ailleurs que là où vous vous êtes perdu.
De mon point de vue -- et équipé, tout de même, de ma connaissance personnelle des faits en cause --, ce qui est vraiment renversant, c'est l'absence de cette piste dans un récit qui foisonne d'hypothèses sur tout le reste. Vous auriez pu tenir là une matière qui, à elle seule, aurait justifié le titre de votre livre. Comme quoi celui qui part avec une idée préconçue aboutit fatalement au cul-de-sac où elle mène.
Franchement, vous qui, comme journaliste, suivez depuis longtemps l'actualité, comment pouvez-vous ignorer que j'ai consacré une partie de mes énergies à établir sur une base ferme les relations internationales du Québec et à circonvenir les manoeuvres adverses d'Ottawa? Vos recherches auraient normalement aussi dû vous apprendre que, sous-ministre, ma participation à l'ouverture du Québec vers l'extérieur avait tellement irrité les fédéraux que Trudeau m'a dénoncé publiquement, le 19 octobre 1969, dans son célèbre discours sur «Finies les folies!»
Votre qualificatif gratuit d'oeil d'Ottawa me rappelle vos mots, si éloquents, de la p. 167, 11e ligne: Jusqu'ici, je n'ai jamais pu faire corroborer ces histoires... Or je dispose, moi, de corroborations, celle-ci, par exemple, venant de Pierre de Menthon, nommé consul général de France à Québec par de Gaulle lui-même peu après sa visite en 1967 (cf. Je témoigne, 1979, pp. 26-27):
«Les mouvements d'approche et de recul, cette sorte de ballet du ménage à trois que constituait le triangle Paris-0ttawa-Québec, n'étaient pas faciles à suivre (...). Dans ce jeu où toute initiative, tout pas en avant, devait être calculé au plus juste, Claude Morin (...) excellait. Avec finesse et opiniâtreté, il soupesait les différentes données: celles d'Ottawa, de Paris, ainsi que les tendances fréquemment divergentes au sein même du gouvernement québécois. (...) J'admirais Claude Morin de recommencer sans cesse cette lutte qui lui permettait de poser parfois un jalon et finalement, après maintes péripéties, de gagner du terrain en valorisant la position québécoise...».
Vous auriez également pu interviewer d'autres «corroborateurs» comme Jean Chapdelaine, Jean Deschamps et Yves Michaud qui ont tous été délégués du Québec en France et avec qui j'ai étroitement travaillé. Si vous aviez consulté ces personnes et vous étiez un peu mieux informé de mon apport aux relations internationales du Québec, vous auriez compris quel sommet dérisoire vos affirmations vous font atteindre.
Vous auriez aussi dû vous souvenir que j'ai décrit dans L'art de l'impossible la contre-offensive permanente d'Ottawa. Aurais-je pu raconter la saga de la percée internationale du Québec si, comme vous le dites, j'avais tenu le fédéral au courant de tous les détails de la diplomatie secrète Québec-Paris? Non, évidemment, car saga il n'y aurait pas eu.
Comment pouvez-vous étourdiment affirmer ce que dites sans vous apercevoir d'une réalité aisément observable: malgré les obstacles d'origine fédérale, le Québec est parvenu, au plan international, à faire ce qu'aucun autre État fédéré au monde n'a réussi. Comment y serait-il arrivé si Ottawa avait pu prévoir ses gestes?
Permettez-moi de signaler une chose assez étonnante qui ne plaide pas en faveur de votre flair d'«enquêteur». Comment se fait-il qu'en écrivant sur la diplomatie secrète Québec-Paris, vous n'ayez pas eu l'intuition d'un facteur particulier qui, avec d'autres, explique le succès de la percée internationale du Québec? Vous proclamez, sans preuve comme d'habitude, que le fédéral était au courant de tous les détails, mais l'idée ne vous vient même pas que non seulement ce puisse être faux, mais que le contraire se soit effectivement produit! C'est-à-dire que le Québec ait été de loin mieux renseigné sur les plans et les contre-offensives d'Ottawa, que l'inverse... Pourtant c'était déjà transparent dans L'art de l'impossible où j'utilise des notes internes d'Ottawa, ultra-confidentielles, auxquelles, normalement, je n'aurais pas dû ni pu avoir accès, et plus explicite encore dans Les choses comme elles étaient où, à la page 379, on peut lire ceci sur les fuites de documents secrets de provenance fédérale: «[Ces fuites] se répétèrent assez souvent tout le long de ma carrière pour que je sois en mesure d'affirmer aujourd'hui que, pendant des années, le Québec a pratiquement toujours "vu Ottawa venir"»...
Vous portez ici une très grave accusation qui est une injure pour moi, en même temps qu'un formidable brevet de médiocrité pour vous. L'injure, vous avez dû en saisir la portée dans les lignes précédentes. Le brevet de médiocrité, vous le méritez parce que vous avez tout confondu en extrayant des conclusions de prémisses qui n'existaient pas.
Je comprends que des gens se soient interrogés sur la sagesse de ma décision d'«aller voir», par moi-même et seul, ce que la GRC mijotait peut-être contre le PQ au milieu des années 1970. J'admets que ces gens se soient demandés si j'ai pris le bon moyen: beaucoup qui restent passifs, par peur du risque, savent toujours après coup comment auraient dû se comporter ceux qui ont agi. Je reconnais, l'affaire étant complexe, qu'on ait pu en avoir des doutes sur mes motivations, et c'est pourquoi j'avais pris la précaution de préparer au préalable un document explicatif notarié. Bref, il était normal qu'on se posât des questions à la suite de votre scoop. Sur le coup, j'y ai répondu de mon mieux, allant au plus pressé. Dans Les choses comme elles étaient, j'ai plus tard mieux expliqué comment et pourquoi c'était arrivé. (Étrange: journaliste-enquêteur, vous ne vous demandez jamais ce qu'«on» aurait fait contre le PQ si, craintif, j'avais en 1974 eu peur d'«aller voir»).
Peu importe l'origine de votre nouvelle de 1992, vous avez alors fait ce que vous croyiez devoir faire. Je vous avais averti que vous commettriez une injustice envers moi si vous ne la mettiez pas dans son contexte global de temps et de lieu, mais je ne vous ai jamais reproché de l'avoir diffusée. Je prévoyais qu'elle me serait terriblement dommageable à cause du symbole que d'aucuns, sautant trop vite aux conclusions, ne manqueraient pas d'y déceler, mais, vu vos dispositions d'alors, j'ai bien compris que je n'y pouvais rien.
De là, cependant, à déduire abusivement de ce scoop (comme vous le faites dans votre livre, en liant des situations sans rapport entre elles et qui, toutes, s'expliquent légitimement) que j'étais de longue date un espion cherchant à nuire au Québec, il y a une marge abyssale que vous n'aviez pas le droit de franchir avec l'inadmissible légèreté que dévoilent les mots-tampons selon moi où l'on sent que vous énoncez une impression strictement personnelle, que vous êtes le seul à soutenir, et dont vous savez bien qu'elle n'est pas appuyée sur de l'indéniable. Sûr de votre coup, vous n'auriez pas atténué votre affirmation.
Quelque chose devrait vous tracasser. Lorsque votre livre est paru, les médias n'ont pas relevé que vous m'y accusiez, ancien haut fonctionnaire et ministre, d'espionnage au profit d'Ottawa. Pour autant que je sache, personne ne fit allusion à cette «découverte». Comme vous n'en aviez pas parlé en 1992, c'était là une nouvelle sensationnelle, peut-être la plus spectaculaire de votre «enquête». Mais, contrairement à ce qui aurait dû se produire, aucun des comptes-rendus habituels accompagnant une publication, pas plus que les rapports de ce que vous avez pu en dire en entrevues ne la mentionnèrent. Vos confrères journalistes demeurèrent cois , et moi-même je n'ai appris ce dernier-né de vos «scoops» que huit mois plus tard en lisant le livre. J'ignore la cause de ce silence impressionnant, mais je hasarderai l'opinion qu'on n'a pas pris votre «trouvaille» au sérieux. Avec raison.
Votre obsession du chantage et de ma vulnérabilité me force à répéter ce que j'ai écrit quelques paragraphes plus haut, et que je tape ici en majuscules pour que le message ne vous échappe pas: IL N'Y A JAMAIS EU, À AUCUN MOMENT DE MA VIE, NI CHANTAGE, NI MENACE DE CHANTAGE, NI CRAINTE DE CHANTAGE CHEZ MOI, NI MÊME POSSIBILITÉ DE CHANTAGE POUR LA BONNE RAISON QUE PERSONNE À NULLE PART NE DISPOSAIT DE QUOI QUE CE SOIT POUR ME FAIRE CHANTER!
Faux. Je vous ai déjà fait noter l'ignorance des politiciens fédéraux quant à cette affaire, mais, semble-t-il, une analyse supplémentaire s'impose.
Vous supposez que quelqu'un de la délégation fédérale «savait». Admettons-le pour les fins de la discussion. Comment alors les stratèges d'Ottawa auraient-ils pu utiliser cette information? Par des pressions pour infléchir notre stratégie (dans le style: faites en sorte que le Québec cède à Ottawa, sinon...)?
Un peu de réalisme politique. Élaborée au début de l'été 1980, il s'avéra que notre stratégie avait des chances de faire rater le coup de force post-référendaire que les fédéraux envisageaient: elle donna lieu à un front commun interprovincial qui tint le coup pendant presque dix-huit mois, un record de tous les temps; elle bousilla les plans d'Ottawa; elle fit avorter la conférence de septembre 1980 où, selon les espoirs fédéraux, la manoeuvre devait se concrétiser; et elle contribua à faire réélire le PQ en avril 1981! Dans ce contexte, il va de soi que personne ne serait parvenu à faire modifier notre approche dans le sens d'une soumission: elle semblait pouvoir réussir ou, du moins, épargner au Québec les effets les plus néfastes du NON référendaire. Lorsqu'une stratégie se révèle efficace -- c'était à ce moment le cas --, les adversaires comprennent qu'ils ne la feront pas changer en «agissant» sur un de ses responsables, surtout quand le responsable en question n'est pas seul à l'avoir conçue et qu'elle résulte d'un travail d'équipe. Il est trop tard, c'est déjà parti, elle est enclenchée.
Quant aux attitudes ponctuelles et aux tactiques du front commun interprovincial, les fédéraux n'avaient pas besoin, pour les connaître, de déployer des moyens savants: objets de conférences de presse régulières, elles n'étaient guère plus dissimulables et dissimulées que celles d'Ottawa.
Pendant les pourparlers qui s'échelonnèrent de juillet 1980 à novembre 1981, les fédéraux auraient-ils pu déstabiliser la délégation du Québec en lançant un pavé ou, si l'on veut, une torpille politique dans sa mare (comme c'était arrivé à la délégation d'Ottawa en septembre 1980, avec la divulgation du document secret connu sous le nom de «mémoire Kirby»)? Certainement, mais à une condition expresse: disposer de l'«arme» voulue. Or, il n'y eut ni pavé, ni torpille inopinée contre la délégation québécoise, seulement, en bout de piste, le jeu normal de la solidarité Canada-anglais+Ottawa (la «nuit des longs couteaux»).
Continuons l'analyse. On pourrait penser que «quelqu'un savait», mais que les fédéraux, sûrs dès le début que leurs positions constitutionnelles prévaudraient, jugèrent superflu de chercher à déstabiliser la délégation du Québec et d'encourir le risque inhérent à l'opération. Ils n'avaient cependant pas cette assurance, loin de là. Les provinces anglophones n'ont accepté les positions fédérales qu'en octobre-novembre 1981, à la toute fin du processus, après un an et demi de débats où, en grande partie à cause du Québec, Ottawa a rencontré des difficultés bien supérieures à celles prévues par ses stratèges. J'ai expliqué le déroulement des événements dans Lendemains piégés.
Là, vous vous surpassez! Le conte frôle ici l'apothéose. Jugez-en: votre livre aligne des conjectures, agite des calembredaines et lève des coquecigrues, mais, quant à la substance, il ne contient, et pour cause, rien de fondé qui aille au-delà de votre scoop de 1992. Qu'à cela ne tienne, le lecteur va, comme on dit, en avoir pour son argent. Vous lui réservez une surprise dans les dernières lignes consacrées à mon «cas» où vous surgissez soudain, tambour et trompettes, avec une effarante révélation! Ou qui aurait pu en être une, si seulement vous saviez de quoi il s'agissait...
Vous parlez, sans l'identifier, d'un service de renseignement américain, alors qu'habituellement vous ne ratez jamais l'occasion d'évoquer le FBI ou la CIA: discrétion ou ignorance? Vous écrivez surtout que le fameux dossier du mystérieux service américain a complètement changé [l'] attitude de la GRC à mon sujet. Pour avoir un tel impact, l'information me concernant devait être considérable, stupéfiante, voire monumentale.
Mais la guigne s'acharne sur cette étrange épopée en forme de pétard mouillé. Non seulement vous ignorez de quoi il retourne, mais vos sources politiques fédérales et vos anciens cadres des services secrets n'ont pas l'air de le savoir non plus. Ou, ce qui serait mortifiant, personne n'a daigné vous souffler le moindre début d'indication, même vaporeuse, sur la signification d'une information aussi colossale. Personne n'a condescendu à vous laisser soupçonner, entrevoir ou augurer dans quel sens ce gigantesque tuyau à mon sujet aurait complètement changé [l'] attitude de la GRC. S'est-elle mise à m'admirer? à me craindre? à me honnir? à me fuir? à me rechercher? Ni le malheureux lecteur un moment aguiché, ni le héros du conte -- moi -- ni même, ce qui est plus insolite, l'auteur-enquêteur-concepteur ne le sauront jamais! Le surréalisme ne se limite pas à la peinture et à la poésie.
Critiquant Fenimore Cooper, l'humoriste Mark Twain rappelle la règle littéraire classique selon laquelle «a tale shall accomplish something and arrive somewhere» et en conclut que Cooper «accomplishes nothing and arrives in the air». Cooper écrivait des histoires de Far West, mais le jugement de Twain peut s'appliquer à d'autres genres de fiction.
Vous avez raison: dans tout cela il y a un aspect énigmatique, mais ce n'est pas celui dont vous voulez persuader le lecteur. L'énigme est plutôt celle-ci: pourquoi, diable, décorez-vous votre narration d'un artifice ultime aussi grotesque et aussi bancal que mon dossier américain inconnu? Au terme de votre récit, vous êtes-vous mis à douter de vos postulats (chantage et espionnage)? En avez-vous soudainement saisi la fragilité? Vous êtes-vous tout à coup demandé si, déjà incertains, ils n'étaient pas tout bonnement faux? Est-ce alors que, pour leur appliquer un vernis de crédibilité, vous avez conçu l'esquive ou la manoeuvre de diversion d'un introuvable dossier américain dans l'espoir que son irruption fracassante, dans le dénouement du conte, apporterait in extremis à votre séquence de fariboles vacillantes le ciment magique qui leur permettrait de ne pas s'écrouler à la simple lecture?
J'attire ici votre attention sur une constatation qui m'a frappé et que je tiens pour significative: c'est vous seul en définitive -- et uniquement vous -- qui êtes à l'origine des déductions les plus abusives de votre livre, celle du chantage et l'espionnage! J'ai noté que vos propres sources n'en parlent pas. Si l'une d'elles l'avait fait, ne l'auriez-vous pas hardiment indiqué?
Cerise sur le gâteau, vous achevez votre chapitre (bas de la page 204) par un sublime aveu d'ignorance impuissante: vous parlez de poupées russes, imbriquées les unes dans les autres. Comme «conclusion» d'une «enquête», on a déjà vu plus concluant...
* * *
Non seulement vos sources me paraissent peu abondantes, mais vous avez dû vous rendre compte qu'il était impossible à celles que vous avez consultées d'ajouter de l'inédit authentique à ce que vous racontiez dans votre scoop. Par exemple, elles ne vous ont pas révélé de «faits nouveaux» que vous auriez pu rapporter dans votre livre, ces «faits» n'existant pas. Quant aux circonstances et aux détails que vous ignoriez de l'affaire en 1992, c'est moi-même, je l'ai dit, qui en ai fait état dans mes déclarations à l'époque et dans Les choses comme elles étaient. Autrement, vous les ignoreriez encore.
Les ressources de votre imagination emballée ont donc suppléé à l'absence de «faits nouveaux». Ce qui explique pourquoi l'inédit de votre livre se limite essentiellement à l'absurde «intrigue» politico-policière (chantage+espionnage) qui meuble plusieurs de vos pages, mais dont l'inanité patente décorera désormais de ses couleurs douteuses votre blason de journaliste-enquêteur. Peut-être comptiez-vous que le levain de vos affirmations gratuites réussirait à souffler cette fuyante pâte de votre cru? À quoi s'ajoute, touche finale d'ombre, le rôle invisible qu'aurait semble-t-il joué l'insaisissable dossier américain dont on vient de voir s'agiter la silhouette fantomatique sur la toile de fond de votre scénario...
Le truc du dossier-mystère d'origine ténébreuse -- fugace deus ex machina surgissant à la face du lecteur ébahi -- m'a laissé pantois. Je sais que mon «cas» revient ailleurs dans votre livre, mais la nature de cette «révélation» m'en a fait terminer là ma lecture.
- IV -
_ Pas de quoi être fier...
Jusqu'ici, je n'ai jamais pu
_ faire corroborer ces histoires...
_ Normand Lester
Pour paraphraser un mot de de Gaulle: «Ce qu'il y a de sérieux avec votre livre, c'est qu'il n'est pas sérieux». Mais le plus sérieux, c'est que ça se publie! À la liberté de parole vous avez joint celle de manquer de jugement.
Je me demandais plus haut ce qui avait bien pu vous pousser à prétendre l'imprétendable. Je crois pouvoir donner ici un début de réponse.
D'abord, au lieu d'expliquer, en les complétant, des faits mal connus ou mal compris, ce qui est le propre d'une enquête, vous avez essayé de démontrer la thèse que vous aviez, consciemment ou non, pré-établie. À cette fin, vous avez privilégié tout ce qui vous paraissait soutenir cette thèse et, par ricochet, porté peu d'attention aux éléments qui, parfois plus importants que ceux que vous reteniez, l'affaiblissaient et même l'anéantissaient. C'est le cas typique de l'auteur qui devient prisonnier d'une idée préconçue et qui, pour ainsi dire, se met à son service.
Ensuite, vous avez fonctionné dans un univers psychologique clos, peuplé d'agents secrets sur la piste les uns des autres, ce qui vous a confiné à des paramètres qui ont raccourci et obscurci votre perspective.
En outre, vous avez adopté, pour la conception et l'écriture de votre livre, la facture des émissions télévisées où le narrateur, superficiel et axé sur l'immédiat, débite des nouvelles dépourvues de mises en contexte et d'analyses; l'objet et le format des reportages où Radio-Canada-TV vous a spécialisé ont déteint sur votre travail d'auteur et vous ont fait appliquer, à une situation politique complexe, l'approche d'envergure limitée qui, je suppose, peut convenir à des enquêtes médiatiques courantes.
Enfin, convaincu que vos hypothèses reposaient sur des bases fermes, vous n'auriez pas craint d'en discuter avec moi; vous l'auriez même exigé, persuadé de pouvoir ainsi confirmer la solidité de vos déductions et revêtir vos avancés d'une inattaquable crédibilité. Chercheur consciencieux, vous n'auriez pas hésité à tester vos postulats auprès de moi et d'autres personnes, ce qui vous aurait épargné de vous rendre compte de leur inexactitude une fois le mal fait, vos lacunes révélées et vos erreurs désormais consignées dans un livre. Les précisions et éclaircissement que, naturellement, j'aurais été prêt à vous apporter auraient corrigé le résultat branlant de vos «investigations» sommaires. Vous y auriez même trouvé une matière intéressante et inédite. Mais non.
En somme, interprétant mes faits, gestes et attitudes à travers un prisme qui les a travestis et sans comprendre la signification véritable de situations qu'après tout je connais mieux que vous, car elles appartiennent à ma vie, vous avez plutôt préféré inventer la sombre «intrigue» dont vous pensiez avoir besoin pour glamouriser rétrospectivement votre scoop de 1992. Ce n'est pas glorieux.
Vous voyez maintenant jusqu'à quel point vous avez fait erreur à mon sujet.
Peut-être mesurez-vous aussi le tort que vous m'avez causé auprès des gens qui ne me connaissent pas. Je ne méritais pas cela, ma famille non plus. Je ne vous demande pas de réparer le dommage, je m'en occuperai moi-même: qui se fierait à vous pour rendre compte de la réalité?
* * *
Au fond, c'est triste. Vous disposiez d'un sujet en or, mais vous l'avez en quelque sorte gaspillé. Vous êtes resté à sa périphérie. Le lecteur ne pénètre jamais vraiment dans le monde que vous êtes censé lui expliquer. Il comprend mal ce qui anime et motive ses acteurs. Il ne sait pas au juste ce qui s'est passé ni pourquoi. Vos sources me paraissent aussi provenir de la périphérie, un peu comme «l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours». Si vous vous étiez donné la peine, sans préjugé, de fouiller le sujet, votre livre aurait pu informer et servir. Tel qu'il est, il n'informe pas, il déforme et ne peut servir à rien.
Votre «recherche» ne se compare pas aux travaux étoffés américains, britanniques, français -- et même canadiens-anglais -- sur des sujets politiques, historiques ou biographiques. Après leur parution, on y réfère parce qu'on les sait fiables. Cela n'arrivera pas à votre livre. Il fait partie d'une autre catégorie.
* * *
N'accusez pas réception de mon texte. Ne m'appelez pas pour me poser des questions; vous auriez pu -- et dû -- y voir avant. Ne m'envoyez pas vos commentaires. Ni vos regrets.
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