Haro sur la culture « Made in Canada »

Avant les coupes effectuées par le gouvernement Harper, le Canada était déjà le cancre à l'international pour la culture

Harper et la culture



Ottawa anéantit plusieurs programmes culturels, dont celui de l'aide aux tournées étrangères des artistes canadiens. Le pays était pourtant déjà, et de très loin, le cancre de la classe internationale des pays riches, avec sa médiocre diplomatie culturelle. Comment expliquer cette étrange décision injustifiable d'un point de vue politique et économique?
La pièce Orphée et Eurydice, de la Compagnie Marie Chouinard, sera présentée à la Wesleyan University de Middletown, au Connecticut, dans trois semaines. Elle s'arrêtera a Seattle en octobre, puis à Tokyo et Kyoto en février. Elle est déjà passée par Rome, Hong Kong et Taiwan plus tôt cette année. D'autres créations de la compagnie montréalaise tourneront cet automne en France, en Belgique et au Pays-Bas. Au total, bon an mal an, la troupe offre plus des quatre cinquièmes de ses représentations à l'étranger.
La Compagnie Marie Chouinard perdra environ 200 000 $ généralement accordés annuellement par Ottawa pour ses tournées si les programmes culturels anéantis récemment ne sont pas remplacés. Une somme en apparence modeste mais finalement essentielle dans un budget fragile, liant une multitude de sources nationales et internationales. Sans jouer les Cassandre démoralisatrices, la chorégraphe annonce donc que les compressions menacent la poursuite de ses activités, voire la survie de sa très noble maison esthétique adulée partout dans le monde. Même un petit trou peut venir à bout d'un grand navire.
«Je suis en tournée à peu près 35 semaines par année, avec deux à trois semaines de représentations au Canada, explique Marie Chouinard au Devoir. La danse contemporaine est très internationalisée comme discipline, très mondialisée. On entend dire que de nouveaux programmes vont remplacer ceux qui disparaissent. J'ose espérer que c'est vrai, mais je trouve incroyable qu'on détruise les maigres acquis avant de faire connaître la reconstruction.»
En 2004-2005, 19 compagnies de danse québécoises ont effectuée 29 tournées dans le monde, pour un total de 263 représentations données dans 15 pays. Dans une stricte logique de marché (il y a évidemment beaucoup plus en jeu), les concurrentes étrangères n'attendent pas mieux que d'occuper les places que négligeraient les troupes canadiennes, bien malgré elles, surtout les québécoises, en fait, dans le cas de la danse contemporaine. Une substitution d'autant plus facile que l'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, la France et le Japon s'avèrent autrement plus généreux avec leurs propres ambassadeurs créatifs.
«Les deux tiers de nos revenus proviennent de l'extérieur du Canada, ajoute Édouard Lock, célébrissime chorégraphe de la compagnie La La La Human Steps. Concrètement, ça veut dire que les fonds fédéraux ont un effet de levier: ils nous donnent accès à des subventions accordées par l'étranger à une compagnie canadienne. Sans cet argent de départ de l'intérieur, les fonds extérieurs risquent de disparaître.»
Treize programmes
D'où la mobilisation de ces stars des arts et de centaines d'autres artistes cette semaine à Montréal, pour une manifestation à peu près unique dans l'histoire du Canada. La réaction des secteurs s'avère à la hauteur de la catastrophe appréhendée, dont les effets pourraient s'étendre bien au-delà de la stricte bien que capitale question des tournées à l'extérieur. Les quelque 45 millions retranchés à 13 programmes touchent la préparation des expos muséales comme l'archivage et la mise en ligne d'oeuvres canadiennes, la formation des futurs scénaristes comme le soutien au développement de nouveaux marchés pour les produits culturels ou l'aide à la «chaîne d'approvisionnement» de l'industrie de l'édition. Le livre, la danse, les arts visuels: les coupes vont saigner à blanc tous les secteurs.
«Le montage financier de toutes les opérations qui diffèrent de la simple production ou création artistique, qui sont, elles, principalement soutenues par le Conseil des arts du Canada, est ébranlé», juge Pierre MacDuff, directeur général de la compagnie de théâtre Les Deux Mondes, elle aussi en suractivité étrangère depuis plus de deux décennies. Son prochain spectacle, lancé mercredi à Montréal, intitulé Carnet de voyage, utilise d'ailleurs des souvenirs de tournées comme source d'inspiration. «Un programme comme celui de Développement des compétences permettait, par exemple, l'engagement financier d'un expert pour l'élaboration d'un plan d'affaires, le développement de nouveaux marchés, la résolution d'une crise de croissance, etc.»
Le lilliputien du lot, le programme Préservation de la musique canadienne, coûtait 150 000 $ par année, aussi bien dire 150 fois rien. Le total des disparitions (très précisément 44,8 millions au dernier compte) correspond au budget de construction d'un kilomètre d'autoroute, et encore, en rase campagne. Le gouvernement prétend que les programmes euthanasiés souffrent d'inefficacité chronique alors que les témoignages se multiplient depuis quelques jours de la part de leurs principaux clients pour affirmer haut et fort leur vitale nécessité.
D'où la question répétée comme un leitmotiv depuis la grande manif de mercredi: pourquoi? Pourquoi les conservateurs s'en prennent-ils à ces programmes déjà sous-financés? «Le gouvernement, sous des arguments fallacieux, agit de façon irrationnelle et, de ce fait, brise le dialogue avec les artistes, les créateurs et les organismes qui les représentent, répond Pierre MacDuff, par courriel. Comment, en effet, dialoguer de façon constructive avec une instance qui abolit un programme, PromArT, dont l'évaluation faite par les conservateurs s'était révélée positive en 2006?
La seul étude connue, sur laquelle le gouvernement appuie sa décision, était positive. Quel crédit accorder à celles qu'il ne rend pas publiques? [...] On pourrait croire que l'argument économique sera convaincant pour un gouvernement de droite. Mais ça ne semble pas être le cas. Alors, on fait quoi ?»
De la diplomatie culturelle
L'argument politique et diplomatique cherche aussi ses emprises logiques. La mondialisation croissante comme la réalité du monde depuis les attentats de 2001 ont mis en évidence une certaine faillite de la diplomatie classique et du même coup l'importance d'établir des ponts (plutôt que de fermer des portes) entre les cultures et les civilisations. Le professeur de sciences politiques Joseph Nye, de l'Université Harvard, propose même de faire de la diplomatie culturelle un rouage central des relations internationales au XXIe siècle, ce que de plus en plus d'États mettent carrément en pratique.
Le British Council consacre maintenant plus d'un milliard par année à ces affaires culturelles internationales. Le réseau du Goethe-Institut emploie 3300 personnes en Allemagne et dans 90 pays. La France déploie plus de 150 établissements culturels dans le monde.
Et ici? Le programme PromArt est le seul du lot aboli rattaché au ministère des Affaires étrangères. Doté d'une enveloppe de 4,7 millions en 2007-2008 (on répète: moins de 5 millions), il aide les artistes et les compagnies canadiennes à présenter des activités hors frontières, le plus souvent à coup de petites enveloppes de quelques milliers de dollars distribuées à la pièce.
«La France comme gouvernement semble bien consciente de l'importance de son rayonnement à l'étranger par la culture, commente alors Pierre MacDuff. La France qui compte ouvrir sous peu une deuxième antenne du Centre Pompidou (consacré à l'art moderne, qui trouve probablement peu de grâce aux yeux de Stephen Harper) à Shanghai. La France qui se fait forte de payer le prix fort pour des tournées à l'étranger.»
Il parle d'expérience. Depuis des années, Les Deux Mondes croisent partout des troupes françaises en nombre et en qualité, y compris l'énorme Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine. «Lorsque nous avons tourné en Russie, nous nous étions fait dire, à Nijni-Novgorod, que les seuls spectacles étrangers qui y passaient provenaient de la France. Ce n'est pas étonnant puisque le gouvernement français payait tout, contrairement à la contribution canadienne, qui ne constitue qu'une partie relativement modeste du montage financier. Idem pour la Chine: les spectacles français étaient présents à répétition dans les festivals.»
La comparaison peut prendre des tournures gênantes. Pierre MacDuff raconte que le libéral Pierre Pettigrew, alors qu'il détenait le portefeuille des Affaires étrangères du Canada, lui avait confié que le gouvernement allemand dépensait plus d'argent au Canada pour y promouvoir la culture allemande que le Canada ne le faisait pour promouvoir la culture canadienne dans le monde...
Les compressions des conservateurs ne se résument donc pas aux tournées, mais les tournées, elles, réduisent au pur jus l'essentiel de la récente décision: injustifiable d'un point de vue économique ou politique, elle s'éclaire autrement d'un point de vue idéologique. Les conservateurs exposent ainsi très franchement leur option en sabrant dans un programme de diplomatie culturelle tandis qu'ils bonifient à coups de milliards les budgets militaires et les dépenses de sécurité. Ottawa favorise les relations coercitives plutôt que la diplomatie culturelle, le hard power plutôt que le soft power, pour parler comme le professeur Nye.
«Malgré l'insistance que l'on met sur les Affaires étrangères, à cause aussi de son poids symbolique, il ne faudrait pas que les conservateurs s'en tirent auprès de l'opinion publique simplement en remettant en place ce programme, conclut alors Pierre MacDuff. C'est aussi le personnel et les effectifs des ambassades qui doivent être ramenés, ou mieux, bonifiés, de même que les autres programmes.»


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