Ignatieff et l'énigme du Québec

Ignatieff - le PLC et le Québec

IGNATIEFF ET L’ÉNIGME DU
QUÉBEC

Depuis son arrivée à la tête des libéraux fédéraux, Michael Ignatieff a réussi à
accroître les appuis au Parti libéral du Canada, mais cette amélioration demeure
insuffisante et fragile, écrit Jean-Herman Guay. Selon le politologue de l’Université
de Sherbrooke, la vraie cible est 38 p. 100 des votes : un score réalisé en 1997 et
qui avait permis à Jean Chrétien de former un gouvernement majoritaire. Mais
comment le nouveau chef libéral pourra-t-il gagner à sa cause plus de deux millions
d’électeurs ? L’auteur se penche sur cette question en portant une attention
particulière à la scène politique québécoise où les résultats de la dernière élection
laissent penser que des points supplémentaires pourraient y être obtenus.

Since acceding to the leadership of the Liberal Party, Michael Ignatieff has increased
support for the party, but the increase is insufficient and still tenuous, writes Jean-
Herman Guay. According to the Université de Sherbrooke political scientist, their
real target is 38 percent of the vote, a level that they achieved in 1997 and that
enabled Jean Chrétien to form a majority government. But how can the new Liberal
leader gain the support of more than two million extra voters? The author looks at
this question focusing on Quebec, where the results of the last election suggest
further gains could be made.
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Michael Ignatieff le savait lorsqu’il a pris la direction
des libéraux : il ne doit pas faire mieux que
Stéphane Dion, il doit faire beaucoup mieux. En
2008, les libéraux n’ont récolté que 26 p. 100 des votes, le
pire score de leur histoire, et seulement 77 sièges. En 2006,
avec Paul Martin à leur tête, ils avaient obtenu un résultat
moins déshonorant : 30 p. 100 des votes et 103 sièges.
Pour son avenir et peut-être même pour celui des libéraux,
Michael Ignatieff doit dépasser ses deux prédécesseurs. Le vrai
minimum est cependant 38 p. 100 des votes : le plus bas score
de Jean Chrétien, mais celui qui lui avait néanmoins permis en
1997 de former — bien que de justesse — un gouvernement
majoritaire. Passer de 26 p. 100 à 38 p. 100, ou gagner à sa
cause plus de deux millions d’électeurs canadiens, tel est le
devoir du nouveau chef libéral.
Si l’objectif ne fait pas de doute, la question qui persiste
est simple : comment y arriver ?
Il est évident que le contraste entre la personnalité politique
de Stéphane Dion et celle de Michael Ignatieff a joué en
faveur des libéraux dès les premières semaines de 2009. L’actuel
chef libéral dispose d’atouts communicationnels et charismatiques
supérieurs à ceux de son prédécesseur, mais personne
n’oserait voir en lui un Barack Obama, ni même un Nicolas
Sarkozy. La comparaison avec Pierre Elliott Trudeau est aussi
trompeuse : s’ils possèdent la même élégance, Michael Ignatieff
n’a rien du célibataire sportif, riche de surcroît, qui suscitait des
mouvements de foule lors de la campagne de juin 1968.
La personnalité du nouveau chef a permis un redressement
de la courbe des libéraux, mais elle ne suffit pas. Comment
donc atteindre la cible ? C’est par une addition de points de
clientèles électorales différentes qu’il y arrivera peu à peu.
Certains choix stratégiques se sont imposés dès la fin de
2008. Il fallait d’abord que le Parti libéral du Canada
revienne rapidement vers le centre politique : le Tournant vert
a été abandonné et Michael Ignatieff a reconnu que l’exploitation
des sables bitumineux de l’Ouest devait être réhabilitée.
Dans un discours prononcé à Régina, il a lancé cet aveu :
« Nous n’avons pas toujours fait ce qu’il fallait. Nous n’avons
pas toujours écouté avec respect. Nous n’avons pas toujours
compris ce qu’il aurait fallu faire. » M. Ignatieff a reconnu que
les déplacements de son parti dans les zones plus à gauche de
l’électorat n’ont pas été rentables électoralement : « Les
retombées politiques ont été plutôt difficiles pour nous. »
Bien plus, toute idée de coalition avec le NPD a été mise de
côté. Premier choix stratégique : les libéraux ont cessé de
courtiser les électeurs du NPD et ceux du Parti vert.
Les coups de sonde réalisés depuis quelques mois montrent
que ce déplacement libéral n’a pas profité aux néodémocrates,
bien au contraire : d’octobre 2008 à mars 2009, Jack
Layton aurait perdu le tiers de ses appuis.

La stratégie a porté ses fruits :
moins à gauche, les libéraux ont pu
reconquérir des électeurs du centre, et
peut-être même du centre droit, qui ont
été heurtés en 2008 par les positions de
Stéphane Dion et déçus par celles de
Stephen Harper, trop à droite alors.
Ces premiers choix ont déjà
donné des résultats satisfaisants :
l’écart — qui était de 11 points à
l’avantage des conservateurs lors du
scrutin de 2008, et avait atteint 23
points en décembre lors de la crise parlementaire
menée maladroitement par
Stéphane Dion — ne cesse de se rétrécir
depuis l’arrivée de Michael
Ignatieff. Selon le sondage Ipsos-Reid
du 6 mars 2009, les conservateurs
n’avaient plus qu’une avance de quatre
points (37 contre 33).
Bien que les scores des libéraux et
des conservateurs se trouvent pratiquement
dans la marge d’erreur, il
manque encore à l’équipe d’Ignatieff
quelques points pour compter former
un gouvernement majoritaire. Cela est
d’autant plus nécessaire que la progression
libérale par rapport aux conservateurs
pourrait être conjoncturelle :
- Comme tous les gouvernements,
les conservateurs ont nécessairement
servi de paratonnerre aux
inquiétudes liées à la crise
économique et financière. Par
contre, si le Canada devait sortir
rapidement de la récession,
comme Stephen Harper l’envisage,
l’équipe conservatrice pourrait
retrouver des points perdus. Bien
plus, les conservateurs seraient en
mesure de prétendre qu’ils ont
vaincu la récession sans pour
autant dilapider les fonds publics
pour toute une génération à venir.
- Les conservateurs corrigent aussi le
tir. Au niveau international, malgré
les pressions de l’OTAN, ils semblent
bien résolus à ne pas porter le
difficile dossier du mandat militaire
canadien en Afghanistan au-delà
de 2011. Déchargés de ce lourd
fardeau, ils pourront plus efficacement
naviguer vers le centre. Lors
de la visite de Barack Obama à
Ottawa, la nouvelle stratégie était
évidente : faire oublier le binôme
Bush-Harper en vue d’en créer un
second, plus payant électoralement
: Obama-Harper.
- Sur le plan intérieur, les conservateurs
opèrent un réalignement
similaire : ils ont proposé un budget
modestement interventionniste,
mais néanmoins loin de leur
credo économique habituel.
Quant au bilan législatif général, il
est manifestement moins à droite
que par les années passées, sauf sur
les questions de sécurité et de
criminalité. En fait, ils ciblent des
clientèles électorales sans trop
heurter la majorité. En somme,
eux aussi se sont habilement
déplacés vers le centre.
Ces éléments combinés laissent
croire que les gains des libéraux aux
dépens des conservateurs ont peut-être
déjà été faits, et que quelques-uns
pourraient même être décaissés,
notamment si les signes d’une reprise
solide se multipliaient au cours de la
deuxième moitié de 2009.
Conscients que les points gagnés
jusqu’à présent étaient plus faciles à
accumuler que ceux qui doivent encore
être obtenus, les libéraux se demandent
sans aucun doute quoi faire de plus.
Quelle carte additionnelle faudra-t-il
jouer ? Inévitablement, les yeux des
stratèges libéraux se tournent alors vers
le Québec.
Les résultats de l’élection
de 2008 au Québec laissent
entendre que des
points supplémentaires
pourraient y être obtenus.
Contrairement à la tendance
canadienne, où la
saignée libérale s’est chiffrée
à presque un million de
votes, les libéraux ont gagné
de 2006 à 2008 quelques
100 000 votes au Québec, la
seule province où le bilan
n’a pas été négatif. Cette situation
est d’autant plus étonnante
que Stéphane Dion n’était applaudi ni
par l’électorat québécois, ni même par
ses militants.
Ces mouvements récents laissent
croire que le scandale des commandites
de 2004 est chose du passé et que
le Parti libéral pourrait retrouver une
position forte au Québec — pas celle
de Trudeau, qui, en 1980, avait raflé 74
des 75 sièges, mais peut-être celle de
Chrétien, qui, en 2000, avait obtenu
plus de votes que le Bloc québécois !
Deux duels doivent être distingués.
Le duel des libéraux contre les conservateurs
d’abord : jusqu’à présent,
l’essentiel des gains libéraux semble
avoir été fait aux dépens des conservateurs.
Les troupes de Stephen Harper
auraient perdu la moitié de leurs appuis
dans la province. La conséquence est
importante : les libéraux ont déclassé
les conservateurs comme force fédéraliste
au Québec. Les deux électorats
sont cependant très différents. Pour les
libéraux, la base se trouve dans la
région de Montréal, auprès de l’électorat
urbain, allophone et anglophone.
Les conservateurs récoltaient leurs
appuis auprès des francophones de la
région de Québec, dans une zone électorale
où l’ADQ avait fait des gains.
Les résultats de l’élection de 2008 au Québec laissent
entendre que des points supplémentaires pourraient y être
obtenus. Contrairement à la tendance canadienne, où la
saignée libérale s’est chiffrée à presque un million de votes,
les libéraux ont gagné de 2006 à 2008 quelques
100 000 votes au Québec, la seule province où le bilan n’a
pas été négatif. Cette situation est d’autant plus étonnante
que Stéphane Dion n’était applaudi ni par l’électorat
québécois, ni même par ses militants.

Ceux qui croient que ces sièges conservateurs
pourraient être rapidement
récupérés par les libéraux négligent des
différences fondamentales.
Le duel des libéraux contre les bloquistes
est plus complexe. Le sondage La
Presse canadienne-Harris/Décima, publié à
la fin de mars 2009, indique que le leadership
de Michael Ignatieff suscite presque
autant d’appuis que celui de Gilles
Duceppe (45 p. 100 contre 50 p. 100). Un
sondage mené par CROP est encore plus
révélateur des possibilités qu’offre le
Québec pour la nouvelle équipe libérale : à
la question « Qui ferait le meilleur premier
ministre ? », le nouveau chef libéral a
obtenu l’appui de 35 p. 100 des
Québécois, alors que Stéphane
Dion n’a récolté que 16 p. 100.
Toutes ces données indiquent que
les libéraux pourraient gagner de
cinq à dix sièges ici et là —
Jeanne-Le Ber, Brome-Missisquoi,
Gatineau, Outremont et Ahuntsic
— mais elles ne permettent pas
d’anticiper la fin de l’hégémonie
du Bloc québécois sur le vote francophone.
Depuis l’arrivée de Michael
Ignatieff, le Bloc n’a pas subi de
chute marquée. Son score est
évidemment bien loin de celui
de l’élection de 2004, mais les
sondages lui reconnaissent une
part assez constante, entre 35 et
40 p. 100 des appuis.
Les plus ambitieux des
stratèges libéraux se disent peut-être que
c’est précisément dans cette clientèle que
les derniers — et ultimes — gains sont à
faire en vue de former un gouvernement
majoritaire. Ces espoirs se fondent sur
deux constats :
- Les libéraux pourraient gruger le
vote bloquiste parce que celui-ci
est marqué par une instabilité
intermittente. Les partis fédéralistes
amorcent souvent les campagnes
électorales fédérales en
mettant en doute l’utilité du Bloc.
Lors des premières semaines de la
campagne de 2008, par exemple,
le parti de Gilles Duceppe a été
éprouvé par de nombreuses critiques
qui visaient sa raison d’être.
Ça a été aussi le cas en 2000 et en
2006. Chaque fois, cependant, le
Bloc est parvenu à rebondir, à faire
mentir les notices nécrologiques et
à reprendre le terrain perdu auprès
des francophones. Ces remises en
question ne sont cependant pas
artificielles : elles dénotent une
fêlure propre à tous les partis qui
ne peuvent prendre le pouvoir.
- Le deuxième élément est plus structurel
: depuis deux ans, la cause de la
souveraineté ne figure plus sur la
liste des priorités politiques ; les
intentions référendaires souverainistes
dépassent à peine les 40 p. 100
d’appuis, et personne, même au sein
des rangs souverainistes, n’envisage
la tenue d’un référendum à court
terme. La victoire majoritaire de
l’équipe de Jean Charest, en décembre
2008, écarte du reste cette possibilité
pour au moins quatre ans.
Michael Ignatieff touche donc une
corde sensible en disant que « la place
du Québec est au pouvoir ». Il n’est pas
farfelu d’envisager que la volonté du
Bloc d’incarner à nouveau une protestation
puisse être érodée par la position
du chef libéral : il est un leader
bien vu par beaucoup de Québécois ; il
s’apprête à devenir premier ministre ;
il se situe résolument au centre ; et il
n’aura pas à défendre le passé libéral
des années Chrétien.
Une dernière question s’impose :
comment, concrètement, gagner
l’électorat francophone ? Telle est
l’énigme. Bernard Descôteaux,
directeur du journal Le Devoir, a écrit :
« Le plus important reste à faire. Or, ce
que nous expose Michael Ignatieff
depuis qu’il est chef n’est que des
intentions, et non un programme concret.
» Et il a ajouté, en parlant des
Québécois : « Pour les ramener à lui,
Michael Ignatieff devra faire plus que
simplement leur tendre la main, il lui
faudra faire la paix avec eux. Il devra
pour cela changer le Parti libéral. »
Quand on examine le spectre des
possibilités, trois grandes hypothèses
s’imposent rapidement.
L’hypothèse A se fonde sur
la réouverture de la
Constitution. L’archétype de
cette proposition est la
promesse faite en 1984 par Brian
Mulroney, selon une formulation
de Lucien Bouchard. Elle
avait provoqué un raz de marée
d’enthousiasme au Québec.
Même René Lévesque s’était rallié
à la proposition du « beau
risque ».
Or, depuis les échecs de
Meech en 1990 et de
Charlottetown en 1992, tous
ceux qui osent ramener cette
hypothèse de travail se font
rabrouer énergiquement : 1) ne
veut amorcer des discussions
constitutionnelles ; 2) Chaque proposition
qui viserait le Québec amènerait
une kyrielle de demandes en provenance
des autres provinces et des
Autochtones ; 3) Un échec de ce
processus pourrait favoriser les souverainistes
québécois comme en 1990 ;
4) Le statu quo semble ne pas poser de
problème pratique évident à la gouvernance
de la fédération canadienne.

Il n’en reste pas moins que le
politicien qui parviendra avec succès
à défaire ce noeud gordien jouira
d’un statut particulier dans l’histoire
canadienne et québécoise. Michael
Ignatieff tentera-t-il de se réincarner
en Wilfrid Laurier et de jouer sur la
même patinoire que Pierre
Trudeau ? Brisera-t-il ce qui est en
train de devenir le tabou de la
politique canadienne ? Si cette
audace est exaltante, voire
enivrante, rien ne laisse croire que le
chef libéral ouvrira cette « boîte de
Pandore » comme il aime à le dire.

Lorsqu’on se remémore ce qu’il est
advenu du Parti conservateur en 1993
à la suite de deux échecs constitutionnels,
les périls associés à cette
hypothèse sont évidents. Passant de
169 sièges en 1988 à 2 en 1993, les
conservateurs ont vécu une descente
aux enfers comme aucun parti gouvernemental n’en avait connu dans
l’histoire canadienne. Il aura fallu plus
de 10 ans à la droite canadienne pour
sortir de ce bourbier et se reconstruire.

Michael Ignatieff à Laval le 22 mars dernier, lors de son discours clôturant le conseil général de l'aile québécoise du PLC, où il a notamment
affirmé que « les Québécois ne méritent pas d'être en permanence dans l'opposition, leur place est au pouvoir ».

Jean-Marc Carisse

Il n’en reste pas moins que le politicien
qui parviendra avec succès à défaire
ce noeud gordien jouira d’un statut particulier
dans l’histoire canadienne et
québécoise. Michael Ignatieff tentera-t-il
de se réincarner en Wilfrid Laurier et de
jouer sur la même patinoire que Pierre
Trudeau ? Brisera-t-il ce qui est en train
de devenir le tabou de la politique canadienne
? Si cette audace est exaltante,
voire enivrante, rien ne laisse croire que
le chef libéral ouvrira cette « boîte de
Pandore » comme il aime à le dire.
L’hypothèse A est donc exclue.
L’hypothèse B est celle des propositions
administratives. Le discours du
« fédéralisme d’ouverture » prononcé
par Stephen Harper en décembre 2005,
au coeur de la campagne électorale, en
constitue un bel exemple. Il n’y était
pas question de Constitution, mais
d’administration. Il s’agissait d’une
approche moins symbolique, plus pragmatique,
laquelle avait néanmoins
pour fondement une « réparation ».
L’objectif ultime ne faisait pas de
doute : séduire les nationalistes québécois
modérés en vue de défaire l’emprise
du Bloc québécois. « French kiss »
avait lancé avec justesse la journaliste
Chantal Hébert pour qualifier ce geste.
Cette approche a donné des résultats
intéressants dans le contexte de la
campagne de 2006, mais a produit des
effets très réduits, voire nuls, à moyen
ou à long terme. Dans l’immédiat, les
sondages ont montré des gains au
profit des conservateurs. Lors du
scrutin du 23 janvier 2006, le Parti
conservateur a doublé son score au
Québec et obtenu une dizaine de
sièges, une récolte inespérée deux mois
plus tôt. Pour un parti littéralement
absent, sans racine et sans militance, le
gain était considérable.
L’ensemble des mesures mises en
place par le gouvernement conservateur
de 2006 à 2008 n’a cependant pas eu
d’effets durables dans l’opinion
publique. Dans le discours des
opposants, la reconnaissance de la
nation a été rétrogradée à des « voeux
pieux sans conséquence », la participation
à l’UNESCO a été associée à un
« strapontin », et la diminution de la TPS
a été ridiculisée. Quant au déséquilibre
fiscal, il aurait fallu un règlement
« total » pour qu’il soit crédité aux conservateurs.
Conséquence : malgré tant
d’efforts en si peu de temps, les conservateurs
n’ont pas gagné un seul siège de
plus en 2008. En fait, une mesure impopulaire
en matière de culture, dont la
portée était pourtant mineure, a effacé
tous les efforts antérieurs. En somme, les
conservateurs n’ont rien gagné lors de
l’élection de 2008 ; ils ont même subi
une perte de quelque 100 000 votes.
La mésaventure des conservateurs,
qui ont misé sur la « réparation administrative
», pourrait amener l’équipe libérale de Michael Ignatieff à un constat
fort simple : « Ne jouons pas ce jeu,
d’autres s’y sont cassé les dents. » Bien
que moins casse-cou que la première
hypothèse, il y a donc peu de chances
que cette stratégie soit choisie par les
libéraux d’Ignatieff. Dans leur cas, la formulation
de promesses de décentralisation
pose du reste un problème
supplémentaire : elle heurte leur conviction
fondamentale qui postule que seul
un gouvernement fort à Ottawa peut
aider les citoyens et maintenir l’unité
nationale. Les tenants d’un tel plan au
sein de l’équipe libérale pourraient
cependant arguer qu’il a échoué non pas
à cause de son contenu mais bien parce
que les conservateurs défendaient en
parallèle des politiques trop à droite.
Le choix de cette troisième stratégie reposerait sur le pari
inverse, soit qu’une partie non négligeable des Québécois est
fatiguée de se définir sur la base d’une différence
communautaire. Plusieurs Québécois pourraient ignorer les
reproches que Gilles Duceppe a adressés à Michael Ignatieff,
et beaucoup pourraient apprécier un leader qui ne tente pas
le jeu de la « grande séduction », qui ne promet « rien pour le
Québec » et qui s’inscrit nettement dans un autre registre.

En dernier lieu, l’hypothèse C consiste
à ne proposer rien de spécifique
pour le Québec, ni au plan constitutionnel,
ni même au plan administratif.
Dans le discours libéral, il n’y
aurait ni fédéralisme d’ouverture, ni
réédition de Meech. Et s’il devait contenir
une forme quelconque de « réparation
», il y aurait un équivalent pour
chaque province, comme un aveu à
tous que les libéraux veulent tourner la
page sur une certaine arrogance qui a
marqué l’époque Chrétien, à laquelle
leur nouveau chef ne doit rien.
Cette approche serait symétrique,
sans spécificité pour le Québec. Le discours
serait complètement orienté sur les
valeurs canadiennes, générales, universelles,
par opposition aux valeurs
communautaires, propres à des régions
spécifiques. La reconnaissance de la
nation québécoise, formulée par Michael
Ignatieff, lui donnerait ses lettres de
noblesse en matière de québécitude, mais
la formulation n’irait pas plus loin. Pour
reprendre l’expression de Bernard
Descôteaux, M. Ignatieff « tendrait la
main » au Québec, en rappelant inlassablement
le geste déjà fait, mais sans
rien ajouter de concret ou de spécifique.
En somme, le chef ne changerait pas le
Parti libéral, bien au contraire. Et fort du
contrecoup des échecs des conservateurs,
qui eux n’oseraient plus jouer dans ces
eaux, il réaffirmerait les principes fondamentaux
de la symétrie canadienne.
Le postulat de cette dernière
hypothèse est le suivant : au Québec,
toute asymétrie déclenche une spirale de
requêtes « nationalitaires », chaque reconnaissance
justifiant une requête supplémentaire,
et chaque acquiescement
provoquant à moyen ou à long terme un
désenchantement, puisqu’il semble évalué
à l’aune d’un projet ultime, placé dans
un imaginaire collectif — la souveraineté.
Bref, ce n’est « jamais assez ».
Plusieurs indices nous laissent croire
que l’hypothèse C est la plus probable.
Le discours que Michael Ignatieff
a prononcé à Laval en mars dernier
pourrait constituer la matrice communicationnelle
de la prochaine campagne
libérale. À l’instar des discours d’Obama,
dans lesquels les communautés sont
nommées pour être aussitôt incluses
dans une dimension commune, le chef
libéral pourrait déployer sa rhétorique
autour d’expressions rassembleuses et
inclusives qui nomment la diversité
pour la transcender ensuite. « Vous pouvez
être fiers d’être Québécois et
Canadiens en même temps, dans l’ordre
que vous voulez. » Telle était la clé du
discours de mars 2009.
Cette troisième stratégie semble
plus facile à mettre en place, mais elle
présente elle aussi un risque important
: comment endiguer l’accusation
d’« ignorer le Québec », comment faire
cinq semaines de campagne avec cette
seule idée ? L’hégémonie du Bloc pourrait
donc rester intacte tellement l’électorat
québécois francophone est
habitué à ce qu’on le séduise distinctement,
et ce depuis 1984, soit 25 ans ou
8 élections générales.
Le choix de cette
troisième stratégie reposerait
sur le pari inverse, soit
qu’une partie non négligeable
des Québécois est
fatiguée de se définir sur la
base d’une différence communautaire.
Plusieurs Québécois
pourraient ignorer les
reproches que Gilles Duceppe
a adressés à Michael Ignatieff,
et beaucoup pourraient apprécier un
leader qui ne tente pas le jeu de la
« grande séduction », qui ne promet
« rien pour le Québec » et qui s’inscrit
nettement dans un autre registre.
Ce difficile pari peut aussi reposer
sur la présomption que si ce discours
rate sa cible — l’électorat francophone
du Québec —, il permettrait néanmoins
de faire des gains additionnels
au Canada anglais. Il donnerait alors à
Michael Ignatieff la stature d’un chef
fort, qui ne cède pas aux pressions des
souverainistes québécois « jamais contents
», superposant à sa personnalité
l’image de Trudeau. Et cette rupture
discursive pourrait raviver ici et là une
énergie que la culture politique canadienne
n’a plus depuis longtemps. Fort
de celle-ci, le chef libéral pourrait
même aller chercher les milliers de
votes qui lui manquent — notamment
les votes de ceux et celles qui ont
décroché en 2008 — pour former un
gouvernement majoritaire.
Pour atteindre les 38 p. 100, voire
même frôler la barre des 40 p. 100, ce
sont peut-être les risques de cette
dernière hypothèse que l’équipe
d’Ignatieff osera assumer !
***
Jean-Herman Guay est professeur de
sciences politiques et directeur de l’École
de politique appliquée à l’Université de
Sherbrooke.


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